Par Philippe Pulice
Est-ce que la première grande démocratie du monde moderne résistera à la guerre culturelle qui oppose les démocrates aux républicains ? Les États-Unis sont en effet le théâtre de conflits idéologiques d’une intensité incroyable. Le pays est fracturé, avec deux blocs qui ont adopté une logique clanique, où leur seul point commun semble être la détestation de l’autre. Le dialogue est tout simplement devenu impossible. Que ce soit au sujet de l’avortement, des armes à feu, de l’immigration illégale ou de l’environnement, les désaccords sont nombreux. Mais parmi les sujets de discorde, l’un d’entre eux s’est révélé particulièrement polarisant : le wokisme. Ce mouvement cristallise les divisions et exacerbe les tensions, menaçant le vivre-ensemble, au point de mettre en péril l’unité nationale et de rendre plausible un scénario de sécession.
Qui sont ces deux blocs qui se détestent et s’affrontent ? Il s’agit de deux Amériques qui s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre. D’un côté, les États bleus, gouvernés par les démocrates, situés principalement sur les côtes Est et Ouest. De l’autre, les États rouges, sous contrôle républicain, présents dans le Sud, le Midwest et les Rocheuses. À cela s’ajoute une division interne dans chaque État, opposant les grandes villes, majoritairement démocrates, aux zones rurales et petites villes. Schématiquement, les démocrates sont perçus comme progressistes, tandis que les républicains comme conservateurs. Les démocrates et les républicains sont entrés dans un processus de rupture, un cercle vicieux où la raison semble avoir disparu au profit de l’hystérie, de l’irrationnel et même de la paranoïa. Chaque bloc a le sentiment de faire face à une véritable menace existentielle.
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Quand on vous apprend que vous êtes forcément raciste…
Dans un pays marqué aussi fortement par l’esclavage, la théorie critique de la race (TCR) trouve un écho qui n’est pas de nature à refermer les plaies, alors même que l’intention affichée consiste à lutter contre le racisme. La TCR essentialise les individus, en les enfermant dans leur identité ethnique et en les rendant prisonniers de leur couleur de peau. La sociologue américaine Robin DiAngelo ne fait pas dans la nuance en affirmant que l’identité blanche est intrinsèquement raciste. Pour cette figure du wokisme, l’identité blanche positive est un objectif impossible à atteindre, et si une personne blanche se défend d’être raciste, c’est qu’elle l’est forcément. Cette rhétorique accusatrice place l’Homme blanc dans une position coercitive où seule la repentance semble être l’issue. On voit ainsi, par exemple, des personnes blanches avouer publiquement leur racisme, et demander pardon aux personnes de couleur (les racisés) pour les actes qu’elles ont commis ou non, ainsi que pour ceux de leurs ancêtres. Des initiatives sont lancées afin d’aider les personnes blanches à prendre conscience du racisme ancré en elles, bien souvent de manière inconsciente. Ces initiatives portent différents noms : ateliers de sensibilisation au racisme, éducation antiraciste, groupes de discussion sur la race, etc. Les groupes de travail sont animés par des personnes racisées qui apportent leur expertise pour faciliter la déconstruction des comportements et des préjugés racistes.
L’enseignement de la TCR polarise le sujet du racisme. Mais cette théorie n’est pas le seul pilier idéologique du wokisme. Il y a également la théorie du genre qui, entre autres, part du postulat que le sexe biologique attribué à la naissance n’a pas de rapport avec le genre masculin ou féminin, et que la norme hétérosexuelle n’a pas de fondement dans la nature. Et cette théorie est enseignée elle aussi, parfois même dans les écoles primaires.
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Voilà venu le monde des bisounours…
La censure fait rage et rappelle les années sombres du maccarthysme en ce sens qu’elle soulève des préoccupations similaires quant à la liberté d’expression et à la répression des idées. Les progressistes font la chasse à tout ce qui est accusé de véhiculer des préjugés racistes, xénophobes, sexistes, homophobes ou transphobes. Les enseignants doivent gérer ce qui est appelé le présentisme qui se caractérise par l’intérêt décroissant des élèves pour les sujets antérieurs au 20ème siècle, et surtout la redoutable tendance à regarder le passé à travers le prisme du présent, c’est-à-dire avec la morale présente. Les élèves ont développé une hyper sensibilité, les rendant incapables de supporter la moindre contrariété. C’est pourquoi de nombreux établissements universitaires utilisent des trigger warnings (avertissements) pour avertir les étudiants que le cours peut contenir des éléments perturbants. Si un étudiant ne souhaite pas être confronté à des contenus susceptibles de l’affecter, de le contrarier, de l’ébranler, ou de raviver des traumatismes enfouis, il peut alors choisir de s’absenter. Ces trigger warnings ont tout d’abord été utilisés pour les cours traitant de sujets tels que l’esclavage, le racisme, le colonialisme et les génocides. Puis la liste des sujets sensibles s’est allongée considérablement afin de protéger les étudiants de tout ce qui peut les mettre dans une situation inconfortable : drogue, suicide, mort, maltraitance animale, désordres psychiques, désordres alimentaires, inceste, persécutions en tout genre, etc.
Ce souci d’éviter toute surcharge émotionnelle dans le monde étudiant suscite des interrogations légitimes quant à sa compatibilité avec le développement de l’esprit critique et du libre arbitre. Toujours dans le registre de l’hyper sensibilité, le site américain DoestheDogDie.com permet aux utilisateurs de vérifier si une œuvre, qu’il s’agisse d’un film, d’un livre ou d’une série, contient des scènes potentiellement troublantes. À l’origine, ce site était conçu pour recenser les œuvres où des violences sont exercées sur les chiens, comme son nom l’indique. Cependant, avec le temps, et à l’instar des trigger warnings, la liste des sujets sensibles a fait l’objet d’une extension substantielle. Certaines requêtes des utilisateurs montrent parfois que la frontière entre hypersensibilité, ignorance et inversion des valeurs est subtile, comme celle par exemple qui demande si dans le film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler, des animaux sont maltraités…
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Le cercle vicieux de la provocation…
En réaction à cette censure opérée par les progressistes, les conservateurs réagissent eux-aussi par des actes du même type. Un représentant républicain du Texas a dressé une liste de 850 titres traitant du racisme ou de la sexualité qui pourraient mettre mal à l’aise, et a demandé leur retrait des bibliothèques scolaires de cet état. En Floride, sous l’impulsion du gouverneur Ron DeSantis, une loi sur l’éducation parentale appelée Parental Rights in Education (baptisée Don’t say gay par ses détracteurs), a été adoptée en 2022. Cette loi vise à limiter l’enseignement des sujets relatifs au genre et à la sexualité dans les écoles et à donner aux parents un contrôle plus direct sur ce que leurs enfants apprennent. La question des personnes transgenres est aussi extrêmement clivante. Une vingtaine d’États ont mis en place des lois interdisant la participation des athlètes transgenres dans certaines compétitions sportives et limitant l’accès des mineurs aux traitements médicaux pour la transition de genre. Le progressisme est la marque des démocrates et certaines mesures prises par l’administration Biden sont sans équivoque. C’est une manière également d’attaquer et de provoquer le clan adverse. Dès son arrivée à la Maison Blanche, Joe Biden a autorisé toutes les personnes transgenres à servir dans l’armée, en annulant la politique beaucoup plus restrictive instaurée sous l’administration Trump. En 2021, Joe Biden, nomme une femme transgenre, Rachel Levine, secrétaire adjointe à la Santé.
Les États-Désunis d’Amérique…
La guerre culturelle qui sévit aux États-Unis remet en cause l’unité législative du pays. Les États adoptent de plus en plus de lois divergentes sur des sujets controversés. La défiance envers le gouvernement central est grandissante. Selon l’État, les règles en vigueur sur un même sujet peuvent être radicalement différentes. On assiste ainsi à une érosion des règles communes, remettant en cause le principe de l’égalité des citoyens devant la loi. Par ailleurs, un nombre croissant de citoyens se rebellent contre leurs législateurs. C’est le cas des Américains vivant dans les grandes agglomérations des États républicains, souvent à majorité démocrate. À l’inverse, dans les comtés ruraux des États démocrates, de nombreux citoyens réclament leur rattachement à un État républicain voisin. Beaucoup d’Américains refusent qu’on leur impose des lois contraires à leurs convictions, valeurs morales ou mode de vie. Des mouvements de population significatifs se produisent, avec des citoyens quittant les États où ils se sentent en quelque sorte étrangers. Les démocrates fuient les États rouges pour rejoindre les États bleus, tandis que les républicains font le chemin inverse.
D’un côté, un état totalitaire déguisé en démocratie et de l’autre, un état théocratique dirigé par des fous de Dieu…
Force est de constater que les divisions aux États-Unis sont profondes, avec deux blocs idéologiques qui s’affrontent avec acharnement sur le même territoire. L’hypothèse d’une sécession est reprise par l’écrivain américain Douglas Kennedy dans son roman d’anticipation Et c’est ainsi que nous vivrons, publié en 2023. Ses livres ont été traduits dans une vingtaine de langues et parmi ses plus grands succès, on peut citer L’homme qui voulait vivre sa vie, Les charmes discrets de la vie conjugale et La poursuite du bonheur. Dans Et c’est ainsi que nous vivrons, l’auteur nous plonge dans une dystopie glaçante. L’action se déroule en 2045. Les Etats-Unis sont divisés en deux, une deuxième sécession a eu lieu entre les états à majorité républicaine et les démocrates. À l’Est et à l’Ouest du pays, une République offre une liberté totale en matière de mœurs, mais impose une surveillance constante à l’aide de moyens technologiques avancés, tels que les puces électroniques insérées sous la peau. Les habitants vivent comme des robots et ont un stress permanent. Une République où les relations sexuelles sont considérées comme un bien de consommation parmi d’autres, sans lien particulier avec une relation amoureuse. Dans les États du centre, une Confédération où les valeurs Chrétiennes font Loi. Les interdictions y sont nombreuses, notamment concernant l’avortement, le divorce et le changement de genre. Et c’est ainsi que nous vivrons, nous plonge dans l’univers des services secrets. Un agent de la République, Samantha Stengel, reçoit la mission d’infiltrer la Confédération afin d’aller éliminer physiquement l’un de ses plus redoutables agents, qui n’est autre que sa demi-sœur…
Douglas Kennedy est considéré, selon certains, comme l’un des observateurs les plus perspicaces de la société américaine, ce qui donne à son livre une résonance toute particulière. Résolument démocrate, il n’a pas pour habitude de ménager Donald Trump. Douglas Kennedy analyse les grandes tendances de la société américaine et, à partir de ses observations et de sa sensibilité, imagine ce que pourrait être la situation des États-Unis dans environ deux décennies. Chaque événement a ses causes mais aussi ses conséquences. Douglas Kennedy met en exergue des thématiques percutantes, car elles font écho à ce qui est en train de se produire aux États-Unis.
Les sujets sociétaux atomisent le vivre-ensemble…
Premièrement, l’auteur oppose une Amérique où la liberté des mœurs est totale à une autre où les valeurs chrétiennes font loi. En décrivant ainsi le futur visage potentiel des États-Unis, Douglas Kennedy met en évidence la ligne de fracture idéologique qui découle du wokisme soutenu par les progressistes sur les enjeux sociétaux. Les questions liées au changement de genre, à la fluidité des orientations sexuelles, à la parentalité, à la procréation, et aux nouveaux modèles de couple et de famille divisent profondément. Le wokisme est indubitablement la thématique qui a accéléré la rupture entre les progressistes et les conservateurs. D’autant plus qu’au sein des conservateurs, nul ne peut ignorer la montée en puissance et l’influence des Chrétiens évangéliques, qui constituent l’un des groupes religieux à la croissance la plus rapide dans le monde. On estime à environ 95 millions le nombre de chrétiens évangéliques aux États-Unis, dont 80 % voteraient pour les Républicains.
Quand l’évocation des tendances totalitaires n’est plus le domaine réservé de l’extrême droite et des complotistes…
Deuxièmement, l’auteur pointe le système totalitaire qui s’est mis en place dans les deux camps. Un totalitarisme sous couvert de la défense de la démocratie pour la République, et un totalitarisme sous couvert de la défense de valeurs morales pour la Confédération. Venant d’un auteur démocrate, cette description est assez iconoclaste, car la tendance autoritaire souvent dénoncée en Occident est généralement associée à l’extrême droite et aux milieux complotistes. Beaucoup s’interrogent sur la menace qui pèse sur la liberté d’expression et les libertés individuelles. La cancel culture est l’un des aspects de cette menace, mais ce n’est pas le seul. Le mode de gouvernance joue aussi un rôle essentiel. En effet, lorsqu’il est centralisé, il tend à revêtir une forme implicite d’autoritarisme, en imposant lois, directives et normes de manière verticale, du haut vers le bas, et laissant ainsi peu de place aux diverses initiatives. De même, les États-Unis et, plus généralement, les pays occidentaux, bien que démocratiques, semblent tolérer de moins en moins les opinions critiques à l’égard d’une pensée dominante, laquelle tend à s’imposer comme la pensée unique et officielle. Cette évolution représente un défi pour la démocratie, dont la liberté d’expression et le pluralisme des idées sont des fondements majeurs. Enfin, dans un monde où les tensions deviendraient de plus en plus fortes et incontrôlables, un régime autoritaire pourrait mécaniquement se poser en rempart contre le chaos, l’anarchie et la violence généralisée. Ce régime deviendrait alors légitime et serait même plébiscité. Un point important du livre ne doit pas être omis : la violence a précédé la sécession et l’instauration des deux régimes totalitaires.
La question est désormais de savoir quel sera le catalyseur de ce processus de sécession…
Dans un climat marqué par la méfiance, l’incompréhension, les tensions et la haine, un scénario de rupture devient de plus en plus probable aux États-Unis. Les idées progressistes sur les questions sociétales, portées par le mouvement wokiste, agissent comme un catalyseur, exacerbant les divisions existantes. Si ces tendances se poursuivent, un seul événement pourrait déclencher un processus menant à des conflits, puis à une éventuelle sécession. Cela pourrait être, par exemple, la mesure sociétale de « trop », une loi sur l’immigration, ou encore le résultat d’une élection présidentielle. Mettre fin à cette dynamique conflictuelle apparaît malheureusement comme une véritable gageure, car la recherche du compromis n’est pas à l’ordre du jour. Au contraire, l’heure est à la radicalisation, tant aux États-Unis que dans les autres pays occidentaux. Cette radicalisation donne lieu à une guerre culturelle dont les conséquences restent incertaines. Le rejet de l’autre et le refus croissant du pluralisme des idées sont particulièrement inquiétants et incroyablement paradoxaux : les sociétés occidentales ne se targuent-elles pas de promouvoir l’inclusivité et la
diversité ?
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