Par Pierre-Emmanuel Thomann, Docteur en géopolitique
Note d’actualité du Cf2R N°660 / Novembre 2024
Depuis septembre 2024, la brigade de l’armée ukrainienne (2 300 soldats) formée par l’armée française dans le cadre du soutien militaire de à Kiev a été nommée « Brigade Anne de Kyiv ». « Kyiv » est la nouvelle orthographe du nom de la ville de Kiev officialisée en 1995 et exigée par les Ukrainiens depuis leur indépendance. Elle provient de la translitération de la nouvelle dénomination de la ville de Kiev en ukrainien que l’on ne trouvera nulle part sur une carte dans l’histoire ancienne. Cette dénomination « Anne de Kyiv » a évidemment pour objectif de faire de la princesse Anne, qui vivait au XIe siècle, une princesse ukrainienne, alors que l’Ukraine n’existait pas à l’époque. Le mot Ukraine évoque un territoire frontalier en russe et n’apparaitra qu’à partir du XVIe siècle. Les historiens parlent de « Russie kiévienne » ou « Rus de Kiev » pour décrire la période de la princesse Anne. Le terme « Anne de Russie » est donc plus approprié, car il marque la filiation historique entre Kiev, berceau de la Russie, et la Russie actuelle.
La dénomination « brigade Anne de Kyiv » est donc une falsification et une réécriture de l’histoire afin de justifier la co-belligérance croissante de Paris contre la Russie. Elle aide ainsi, par le bais de la communication, à escamoter la vassalisation de la France aux intérêts géopolitiques de Kiev et de son parrain, Washington.
Revenons à l’histoire. Le 19 mai 1051 à Reims, la princesse Anne de Russie, fille du prince Iaroslav le sage, de la dynastie des Riourikides (période de la Russie kiévienne), a épousé Henri 1er, roi des Francs. Devenue reine de France et mère du roi Philippe 1er, elle est donc l’une des ancêtres des rois de France jusqu’à Louis-Philippe. L’union entre Anne de Russie et Henri 1er, fait aussi référence à l’entente entre des figures historiques qui ont posé la première pierre des relations franco-russes. Anne de Russie, reine de France, nous rappelle que les relations franco-russes, qui se sont enrichies par la suite, ont été déterminantes dans l’histoire des deux pays et constituent toujours un élément central de l’équilibre géopolitique européen, hier comme aujourd’hui. Pourtant, dans le contexte de l’aggravation de la crise ukrainienne depuis 2014, l’expression « Anne de Russie » est critiquée par des Ukrainiens révisionnistes qui cherchent à s‘approprier son héritage historique en la renommant exclusivement « Anne de Kiyv ou de Kiev », voire la qualifient de « princesse ukrainienne » alors que la dénomination « Ukraine » n’existait pas encore tandis que la « Rus » de Kiev est à l’origine de la dénomination Russie.
Du point de vue de la géohistoire, La dénomination « Anne de Russie » fait pourtant sens si l’on se penche sur l’histoire longue de la Russie.
L’expression « Anne de Russie » est une représentation historique mais aussi géopolitique qui souligne la filiation entre la Rus de Kiev, premier État constitué des slaves de l’est et la Russie actuelle qui se considère comme un État-civilisation. Or, il faut le rappeler, selon l’historien Fernand Braudel, toute civilisation est issue principalement de son héritage religieux. C’est à partir de la conversion à la chrétienté des habitants de Kiev en 988, sous le règne du prince Vladimir, que la Russie est devenue chrétienne et développé sa propre civilisation. L’héritage kiévien a transmis à la Russie non seulement sa religion, mais aussi sa langue, sa culture commune et l’homogénéité de sa civilisation qui reste vive dans la mémoire russe, même si elle a évolué depuis, d’où l’expression en Russie : « Kiev, mère de toutes les villes russes ».
L’historien Nicolas V. Riasanovsky – pour qui l’histoire ne devient intelligible que dans la continuité -, dans son Histoire de la Russie, des origines à nos jours (1987), parle ainsi de « Russie kiévienne » dans son chapitre consacré à cette période historique. Ainsi, de la même manière que du point de vue de l’histoire longue, le baptême de Clovis, premier roi des Francs, est une étape fondamentale pour la formation de l’assise civilisationnelle de la France, la conversion du prince Vladimir au christianisme, qui donnera sa particularité civilisationnelle à la Russie, est une étape cruciale de son développement.
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La géohistoire, c’est-à-dire l’évolution et la construction des territoires au cours de l’histoire, ne peut s’appréhender que sur le temps long. Selon cette perspective, la Russie actuelle, comme État-civilisation, doit beaucoup à la Rus de Kiev et en est donc l’héritière, car c’est la Russie qui constitue, hier comme aujourd’hui, le cœur et l’ossature géopolitique, et donc territoriale, du monde russe qui comprend, au sens restreint, la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. En effet après l’invasion mongole et la destruction de Kiev en 1240, un transfert géographique de la civilisation russe, qui s’est d’abord épanouie dans la « Russie Kiévienne », va s’effectuer vers l’État moscovite qui va reprendre cet héritage en rassemblant progressivement toutes les terres russes au cours de siècles suivants, y compris les territoires de la Russ de Kiev. La dynastie des Riourik dont Anne est issue, qui a créé la Rus de Kiev, va d’ailleurs régner à Moscou, capitale de la Russie tsariste, avant de s’éteindre et laisser la place à la nouvelle dynastie des Romanov à partir de 1613. La Russie tsariste est donc bien l’héritière directe et légitime de l’héritage de la Russie kiévienne, héritage qui va se transmettre au cours de siècles suivants à travers différents régimes jusqu’à aujourd’hui.
Le territoire de l’Ukraine est constitué d’ajouts territoriaux successifs grâce à la Russie tsariste et l’URSS. Le rattachement à la Russie tsariste des territoires ukrainiens de la rive gauche du Dniepr – occupés par la Pologne-Lituanie après le reflux des Tatars – a eu lieu en 1654, à la demande des cosaques zaporogues qui cherchaient à se débarrasser de la tutelle polonaise. La Novorussia (Donbass, Crimée et tout le littoral de la mer Noire jusqu’à Odessa) a été conquise et créée par Catherine II, tandis que le territoire autour de Lvov (Galicie orientale) a été ajouté par Staline en 1945. Ce territoire faisait d’abord partie de la Russie kiévienne ; il a ensuite été occupé par les tartaro-mongols, incorporé à la Pologne-Lituanie après le retrait des tatars, puis à l’Autriche, à l’éphémère République nationale d’Ukraine occidentale en 1918 et de nouveau la Pologne en 1923 ; il est rattaché à l’Union soviétique en 1939 puis occupée par les troupes allemandes de 1941 à 1945. Enfin Khrouchtchev a transféré la Crimée à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1954.
Autrement dit, le territoire de l’Ukraine a été surtout configuré dans le cadre de la formation territoriale de la Russie et de l’URSS. C’est grâce à la Russie que l’Ukraine a évité l’aliénation géopolitique définitive et existe en tant que territoire du monde russe, car après sa destruction lors l’invasion tatare, Kiev et les territoires qui l’entourent ont pu s’épanouir à nouveau au sein la Russie tsariste – qui l’a sauvée d’une annexion définitive à la Pologne-Lituanie – et ensuite de l’URSS, qui lui a évitée d’être annexée au IIIe Reich et lui a donné une structure étatique. Les périodes d’indépendance de l’Ukraine, très récentes au regard de l’histoire (1918- 192) et depuis 1991, à la suite de la disparition de l’URSS, n’ont pas permis de résoudre la question ukrainienne de manière définitive. Cela souligne sa précarité géopolitique car Kiev est sans assise géohistorique indépendante de la Russie. C’est donc une entité territoriale contestée de l’intérieur et de l’extérieur. Depuis le coup d’État d’Euromaïdan à Kiev en 2014 – perçu comme illégitime pour de nombreux Ukrainiens, surtout au sud-est -, un nouveau processus de réunification russe a été déclenché avec le rattachement de la Crimée en 2014, et celui du Donbass et des régions de Kherson et de Zaporijia en 2022, suite à l’intervention militaire de Moscou à partir de février 2022.
La perspective d’un élargissement de l’Ukraine à l’OTAN, s’inscrivant dans le processus d’encerclement géopolitique de la Russie par les Etats-Unis – d’où le refus de Washington de négocier une nouvelle architecture de sécurité proposée en 2021 par la Russie -, la non-mise en œuvre des accords de Minsk par Kiev, Paris et Berlin, et la menace permanente et croissante de l’armée ukrainienne pour les habitants du Donbass sous bombardements depuis 2014, ont été les principaux facteurs à l’origine de cette intervention.
En définitive, selon l’angle géopolitique et géohistorique, la dénomination « Anne de Russie », constitue une représentation géopolitique pertinente, et plus appropriée que l’expression, « Anne de Kiev », qui est trop restrictive et escamote la dimension géohistorique de l’histoire du monde russe… sans parler d’« Anne de Kiyv », qui est carrément une falsification de l’histoire ! « Anne de Kiev/Kyiv » est aujourd’hui une représentation historique mise en avant pour séparer la Russie kiévienne du patrimoine géohistorique de la Russie[1]. Il s’agit plus fondamentalement d’une relecture de l’histoire avec pour objectif géopolitique de détacher l’Ukraine de l’héritage historique du monde russe afin de l’arrimer dans un « grand Occident » dominé par les Etats-Unis par le bais de l’adhésion à l’OTAN et l’UE.
La tentative imposée par le régime de Kiev d’une nouvelle natio-genèse ukrainienne basée sur un processus d’occidentalisation (et donc d’américanisation) et d’opposition à la Russie est une nouvelle aliénation géopolitique, mais elle échouera. Le choix du régime de Kiev de positionner l’Ukraine comme théâtre de confrontation entre la Russie et les États-Unis, en dépit de son tropisme géohistorique, est funeste. Cette erreur stratégique aura pour conséquence que le territoire ukrainien, variable des manœuvres géopolitiques entre grandes puissances, sera finalement reconfiguré à l’issue du conflit actuel selon les impératifs géopolitiques de la Russie dans sa confrontation avec les États de l’OTAN. L’évolution de la question ukrainienne sera donc essentiellement déterminée par la Russie, en fonction de ses déterminants géohistoriques et géopolitiques
[1] La statue d’Anne de Kiev du lycée Saint-Vincent (Anne de Russie a fondé l’abbaye St Vincent) qui portait l’inscription « Anne de Russie ». Le socle portant cette inscription a été modifié en 2004 pour y inscrire « Anne de Kiev » à la suite des pressions de l’ambassade d’Ukraine en France, illustrant la falsification de l’histoire et donc la dégradation de notre patrimoine historique.
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