L’Édito de Roland Lombardi
La Syrie reste aujourd’hui, comme depuis plus d’une décennie, un point de convergence stratégique où les ambitions des grandes puissances et des acteurs régionaux s’entrechoquent. Ce pays, jadis pilier du monde arabe, n’est désormais qu’un champ de bataille morcelé où se joue une partie d’échecs globale. Les récents événements, marqués par l’offensive fulgurante de groupes islamistes et la chute ce matin du régime de Bachar al-Assad, annoncée et expliquée dès hier dans nos colonnes par notre analyste Alexandre Aoun, révèlent à quel point les dynamiques géopolitiques en Syrie sont loin d’être figées. Mais il serait prématuré, et surtout naïf, de célébrer la fin de la dynastie Assad sans mesurer les conséquences à court et long terme.
Offensive coordonnée des islamistes : une nouvelle étape dans le conflit
Il y a à peine une semaine, une alliance de groupes jihadistes menée par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), anciennement Jabhat al-Nosra (ceux qui faisaient « du bon boulot »pour Laurent Fabius !), a lancé une offensive de grande ampleur depuis son bastion d’Idlib. En moins de quelques jours, cette coalition a pris le contrôle de grandes villes comme Alep, Hama, Homs et cette nuit la capitale, Damas ! Dans le sud du pays, le régime avait également perdu rapidement des positions stratégiques, notamment à Deraa et à la frontière jordanienne. Ce coup de force spectaculaire et fulgurant révèle non seulement la résilience des groupes islamistes, mais aussi leur capacité à frapper là où le régime syrien était le plus vulnérable.
Cependant, il serait naïf de penser que ces mouvements aient agi seuls. L’histoire récente de la région nous enseigne que de telles opérations nécessitent un soutien logistique, financier et militaire extérieur. Le Frère musulman, Recep Tayyip Erdogan, est une pièce maîtresse dans ce jeu. Depuis le début du conflit, la Turquie (comme le Qatar, ne l’oublions jamais) a soutenu les factions islamistes, tout en jouant sur plusieurs tableaux. Les liens entre la Turquie et ces groupes sont de notoriété publique et bien documentés, tout comme son rôle dans la logistique et le financement des opérations. Mais les Turcs n’auraient eux aussi pas donner un blanc-seing à leurs supplétifs jihadistes sans l’aval tacite de Washington, qui semble une fois de plus utiliser le chaos syrien comme levier stratégique.
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Les intérêts américains et turcs convergent
L’administration Biden, tout comme ses prédécesseurs, voit dans la Syrie une opportunité pour affaiblir ses principaux adversaires : Moscou, Téhéran et Damas. Laisser Erdogan orchestrer cette offensive sert un double objectif. D’un côté, cela affaiblissait un régime syrien déjà isolé par des sanctions économiques écrasantes. De l’autre, cela ouvre un nouveau front pour la Russie, détournant ses ressources de son théâtre principal, l’Ukraine.
Pour Erdogan, le timing est parfait. Cette opération lui permet de revenir au centre du jeu diplomatique syrien, de négocier avec Washington pour la levée des sanctions qui pèsent sur son pays, et même d’envisager un retour dans le programme du F-35. Une telle manœuvre rappelle une fois de plus que la Turquie, membre de l’OTAN (dont le rôle ancien est de fixer la Russie sur son flanc sud) mais alliée occasionnelle de Moscou, excelle dans l’art du double jeu.
La chute d’Assad
Le pouvoir de Bachar al-Assad s’est donc effondré ! On l’a dit, il était déjà très affaibli par les sanctions occidentales et la lassitude de ses soutiens. Il faisait ainsi face à une crise existentielle. La Russie, son allié le plus influent, est fort occupée dans une guerre en Ukraine qui consomme l’essentiel de ses ressources militaires et économiques. L’Iran et le Hezbollah, quant à eux, ont subi depuis des années et surtout depuis le 7 octobre 2023, des frappes israéliennes massives et régulières qui ont finalement limité leur capacité d’action en Syrie.
C’est un terrible coup dur pour la Russie de Poutine qui risque de perdre ses bases navale et aérienne en Méditerranée orientale que sont Tartous et Hmeimim, sauf si un réduit alaouite autour de Lattaquié a été négocié en secret entre Moscou et Ankara. De même, sa réputation et sa crédibilité jusqu’ici indéniables en tant qu’allié puissant et fidèle, risquent de fait d’en prendre un sacré coup…
Pour l’Iran et ses proxys comme le Hezbollah, déjà fortement humiliés depuis ces derniers mois par l’État hébreu, cette défaite du régime d’Assad est catastrophique. C’est « l’arc chiite » qui est brisé et Téhéran perd un nouvel allié, après le Hamas (quasiment anéanti et finalement sacrifié), ainsi que sa principale voie d’accès au Liban et à la Méditerranée. « Laisser faire » (ou commanditer ?) le Hamas perpétrer les massacres du 7 octobre 2023 pour mettre à bas les Accords d’Abraham et annihiler les normalisations qui était en cours entre Israël et les pays arabes sunnites, et n’ayant pas mesurer les conséquences et les contrecoups dévastateurs, se sera avéré au final, au regard des résultats, comme une pitoyable erreur stratégique !
Du côté de certains acteurs régionaux, comme l’Égypte de Sissi, l’Irak, la Jordanie, le Liban ou encore les Émirats arabes unis, qui ne souhaitent pas voir la Syrie sombrer dans un chaos total, c’est problématique. Même l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane, autrefois ardente opposante au régime (avant 2015), avait depuis réintégré la Syrie dans la Ligue arabe et semble aujourd’hui, dans son approche plus pragmatique, très inquiète de la fin de la dynastie alaouite…
En tout cas, quelle belle victoire, certes tardives après leurs premières tentatives il y a de cela treize ans, pour la Turquie et le Qatar !
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Les illusions occidentales sur les « islamistes modérés »
Ce qui est particulièrement frappant dans ce contexte, c’est le retour de la petite musique maintes fois entendue depuis 2011 et les « printemps arabes », avec un discours occidental angélique, voire irresponsable, sur les « islamistes modérés ». Hayat Tahrir al-Sham, sous la direction d’Abu Mohammad al-Joulani, est présenté dans certains médias comme un groupe ayant évolué vers une gouvernance responsable et inclusive. Rien n’est plus éloigné de la réalité. Ce groupe, héritier direct d’Al-Qaïda, utilise la Taqîya – la dissimulation stratégique – pour apaiser et « enfumer » ses interlocuteurs occidentaux tout en poursuivant son objectif de mise en place d’un État islamique strict.
L’histoire récente a montré que de tels paris sur les groupes islamistes finissent toujours par se retourner contre leurs initiateurs. Assad supprimé de l’équation, il n’y aura pas en Syrie une belle démocratie à la scandinave comme le croit encore certains. Le pays risque au contraire de se fragmenter davantage, avec au mieux une république islamique (les Frères musulmans qui attendaient leur heure et les islamistes, mieux organisés, auront toujours le dessus sur une opposition démocratique faible et divisée) et au pire, comme le rappelait récemment mon ami et spécialiste du Levan Fabrice Balanche, une guerre civile interminable comme en Libye. Cette perspective devrait alarmer les Européens, qui ne manqueront pas de subir les conséquences directes avec une nouvelle vague migratoire et la réémergence d’un foyer jihadiste sur les rives de la Méditerranée qui pourrait lancer de nouveaux attentats de masse sur le sol européen…
En attendant, la France vient de « saluer la chute d’Assad »… Hallucinant !
Israël et le dilemme syrien
Israël, pour sa part, suit la situation avec une vigilance accrue. Bien qu’il ait longtemps profité du chaos syrien pour affaiblir ses ennemis, notamment le Hezbollah et l’Iran, la chute d’Assad lui pose de nouveaux défis.
Les stratèges hébreux, pragmatiques, savent qu’un régime islamiste ou un vide politique à leur frontière nord-est constituerait une nouvelle menace directe pour leur sécurité.
Depuis des années, Israël frappe sélectivement en Syrie, visant principalement les infrastructures iraniennes et les milices chiites. Ces opérations, souvent menées avec l’assentiment tacite de Moscou, visaient à limiter simplement l’influence de l’Iran sans pour autant déstabiliser totalement Damas.
Certes, les Israéliens ne doivent pas bouder leur plaisir de voir le Hezbollah et les Gardiens de la révolution iranien enfin hors-jeu avec la fin de leur présence en Syrie. Mais ils ne réjouissent absolument pas d’un départ des Russes de Syrie (cf. mon livre Poutine d’Arabie, VA Éditions, 2020) voire même du départ d’Assad.
Pour les Israéliens, « il vaut mieux un diable que l’on connaît qu’un diable que l’on ne connaît pas ».
Les généraux de Tsahal sont des réalistes et des opportunistes. Ils n’ont aucun scrupule et peuvent se révéler impitoyables (question de survie dans cette région !). Or ils ne sont pas stupides ! Beaucoup de bêtises ont été écrites sur la stratégie israélienne en Syrie.
Bien sûr les Israéliens ont soigné des rebelles pendant la guerre civile… Mais quoi de mieux pour renouveler « leurs stocks » d’agents pour leur renseignement humain si précieux et si efficace ?
Rappelons surtout, on l’a dit, que leurs frappes en Syrie visaient principalement la milice chiite libanaise et les troupes et officiers des Pasdarans iraniens. Ils ne s’attaquaient que très rarement au régime et à l’armée de Damas, et lorsqu’ils le faisaient ce n’était qu’à des fins de rappels d’accords tacites passés dans les coulisses et d’avertissements sporadiques pour le pouvoir syrien afin qu’il ne pas se mêle pas de leur conflit avec le Hezbollah ou le Hamas et pour forcer Assad à s’écarter de l’Iran. Comme dernièrement, lorsque la chasse israélienne a détruit la villa (vide !) de Maher al-Assad, le frère cadet du président et jusqu’ici l’homme fort du pays. S’ils avaient vraiment voulu l’éliminer, Maher al-Assad ne serait déjà plus de ce monde !
Aujourd’hui, cette nouvelle donne géopolitique et un éventuel califat syrien à leur porte, est à terme un nouveau souci – et de taille ! – pour l’Etat hébreu…
Le chaos comme stratégie : un jeu dangereux
Au final, les récents événements en Syrie montrent que le chaos reste un outil stratégique pour de nombreux acteurs. Les États-Unis, la Turquie et d’autres parient sur la fragmentation de la Syrie pour atteindre leurs objectifs et affaiblir la Russie. Certes, pour l’heure c’est une réussite. Mais cette stratégie comporte des risques énormes, non seulement pour la région, mais aussi pour l’Europe, pour Israël et surtout les Syriens !
Ne nous berçons pas d’illusions. La chute d’Assad ne sera pas une victoire pour la démocratie ou la paix. Elle va au contraire ouvrir une nouvelle ère d’instabilité, avec des conséquences imprévisibles pour le Moyen-Orient et au-delà. Malheureusement, les responsables politiques et stratégiques occidentaux ne semblent toujours pas tirer les leçons de leurs erreurs passées…
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Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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