Pierre Lellouche est une figure majeure de la politique étrangère française.
Co-fondateur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), il a été conseiller diplomatique auprès de Jacques Chirac, député, et secrétaire d’État aux Affaires européennes, puis au Commerce extérieur sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
Ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, il est reconnu pour son expertise sur les questions internationales, ayant également exercé en tant que représentant spécial pour la France en Afghanistan et au Pakistan.
Dans son dernier ouvrage, Engrenages, Pierre Lellouche explore la guerre en Ukraine et ses conséquences pour la stabilité du monde. Selon lui, ce conflit révèle la montée en puissance d’un bloc eurasiatique (Russie, Chine, Iran, et Corée du Nord) qui cherche à contester l’hégémonie occidentale, tout en mettant l’OTAN, l’Union européenne, et les valeurs de l’après-guerre à rude épreuve. L’Europe, confrontée à des prédateurs géopolitiques et à ses propres fragilités, se retrouve dans une situation incertaine.
Cet entretien pour Le Diplomate vise à comprendre les réflexions de Pierre Lellouche sur ce bouleversement mondial et la position de la France dans cette nouvelle réalité.
Propos recueillis par Mathilde Georges
Le Diplomate : Dans Engrenages, vous décrivez la guerre en Ukraine comme un conflit entouré d’un « brouillard » d’informations et de propagande. Selon vous, pourquoi ce conflit est-il particulièrement difficile à comprendre pour le public, et comment avez-vous procédé pour essayer de « percer ce brouillard » ?
Pierre Lellouche : Comme tous les conflits, la guerre en Ukraine est naturellement entourée de déclarations, de manipulation, ou de propagande en tout genre. D’ailleurs, pas tous n’utilisent ce terme, certains parleront de “communication de tous les côtés”. Dans le fond du sujet, cette guerre a été dominée par l’émotion du côté occidental. L’émotion des images de mort, par la prise de conscience soudaine que la guerre était de retour en Europe ou encore les exactions de l’armée russe à Bakhmout qui ont profondément choqué l’opinion publique. La presse s’est fortement mobilisée des deux côtés de l’Atlantique, aux États-Unis mais surtout en Europe. Une presse qui était déjà férocement hostile à la Russie de Poutine.
Ainsi, la guerre était très largement dominée par l’émotion. C’est d’ailleurs la principale critique que j’essaie de faire dans le livre. Parce que depuis le début, je pense que cette guerre aurait dû être évitée et stoppée beaucoup plus tôt, mais elle a été l’otage d’une sorte de frénésie
émotionnelle qui a complètement estompé tout autre réflexion stratégique. Jusqu’à ce jour, on ne connaît toujours pas les buts de guerre du côté occidental. Ils sont pourtant assez clairs du côté russe. Depuis 30 ans qu’existe l’Ukraine indépendante, les Russes refusent que l’Ukraine aille à l’Ouest. Ils insistaient pour un statut de neutralité de l’Ukraine afin qu’elle reste dans l’orbite russe. Des liens d’Occident oui, mais pas de passage à l’Occident.
Du côté occidental, on n’a jamais voulu ou su répondre à cette guerre avec une stratégie cohérente. Pourquoi ? Par un mélange d’ignorance de qu’était l’Ukraine. “On soutiendra l’Ukraine “as long as it takes” est devenue la phrase magique. Que veut dire cette expression ? Le retour aux frontières de 91 avec ou sans la Crimée ? Ou le renversement de Poutine ? Personne ne sait. Au moment où les Américains menacent de se retirer, les Européens se retrouvent dans une situation extrêmement compliquée, obligés de se demander ce qu’ils veulent vraiment de cette guerre. L’Europe a annoncé un certain nombre de choses comme l’accueil de l’Ukraine dans l’Union Européenne. Mais dans quelles conditions ? Avec quel argent ? Quand ? Ce genre de questions sont sur la table, mais que personne ne veut y répondre. Et l’élection de Trump a créé un sentiment de panique. Tout d’un coup, l’urgence arrive. Or, comme je le décris dans le livre, cette situation n’a rien de nouveau. Cela fait des années que la question ukrainienne est posée et que très soigneusement, on évite de la regarder en face. Jusqu’au bout, la guerre explose. D’abord en Crimée en 2014, puis à nouveau en 2022. Et ça, c’est la maladie principale de nos démocraties face à la Russie qui a des idées assez précises sur la sortie de crise. La preuve, c’est qu’il a déjà annexé une partie du territoire ukrainien.
LD : Vous évoquez un « engrenage funeste » qui pourrait conduire à un conflit élargi. Quels sont, selon vous, les mécanismes géopolitiques qui rendent cette guerre en Ukraine potentiellement explosive à l’échelle mondiale ?
PL : La guerre a provoqué une accélération des mouvements de fonds qui était déjà perceptible dans les rapports de force entre les nations et qui cette fois remonte à la surface de façon très visible. L’alliance entre la Chine et la Russie par exemple, à laquelle se sont joints des pays qui aussi toxiques que l’Iran et la Corée du Nord, est une conséquence directe de la guerre. Dans le livre, je les appelle “les 4 cavaliers de l’Apocalypse”.
La guerre a métastasé dans d’autres régions. Au Proche-Orient, on retrouve les mêmes acteurs que sont l’Iran, la Chine, la Russie et les États-Unis. La guerre en Ukraine qui était au départ une affaire extrêmement localisée (l’avenir de la Crimée, du Donbass) est devenue progressivement une guerre mondiale par ses effets économiques sur le prix de l’énergie, ou des céréales, mais aussi par des conséquences géopolitiques dans d’autres régions (Moyen-Orient, Asie). Des conséquences beaucoup plus sérieuses encore avec les risques de prolifération nucléaire qui vont résulter de cette guerre. Les garanties, inscrites dans le protocole de Budapest de 1994 dans lequel l’Ukraine avait renoncé à ses armes nucléaires héritées de l’Union soviétique, ont désormais perdu toute crédibilité. Tous les pays qui ont aujourd’hui un problème de sécurité ou une ambition régionale vont évidemment choisir l’option nucléaire. Je démontre que cette guerre a un impact majeur dans l’accélération de la course à la bombe dans plusieurs régions du monde.
Elle marque donc un tournant dans l’histoire des relations internationales. Il y a 33 ans, au moment de la dislocation de l’Union soviétique en décembre 1991, le monde pensait être entré dans une décennie de paix et de réconciliation. C’était l’époque de la mondialisation heureuse et de « La Fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Et, la Guerre froide est terminée, on a commencé à désarmer massivement du côté occidental en espérant entrer dans un monde de paix. Alors que 30 ans après, chacun a compris que ce n’est pas le cas. La guerre d’Ukraine inaugure une période où la violence militaire est de retour de façon décomplexée, où les guerres se multiplient un peu partout en Afrique, Moyen-Orient, en Asie. Où la guerre d’Ukraine elle-même, par le jeu des alliances, est en train de métastaser un peu partout. On en voit les conséquences en Afrique avec l’expulsion de la France et des États-Unis, ou encore en Asie du Sud-Est. Et l’arrivée des Nord-Coréens pour faire la guerre enEurope est quelque chose d’extraordinairement important. Qui aurait pu imaginer les Nord-Coréens faire la guerre en Europe ? Or, on est entré dans cette histoire-là. C’est une des transformations systémiques actuelles qui annonce un monde de plus en plus post-occidental.
LD : Dans votre livre, vous décrivez l’émergence d’un bloc eurasiatique de plus en plus soudé, dirigé par la Russie et la Chine, avec le soutien de l’Iran et de la Corée du Nord. Quels sont, selon vous, les objectifs communs de ce bloc, et en quoi menacent-ils directement les intérêts de l’Occident ?
PL : Actuellement, la Chine et la Russie tentent de rassembler ce qu’ils appellent le “Sud global” pour créer un système alternatif à celui établi en 1945 par les États-Unis et l’Europe. Bien que ces pays soient hétérogènes, ils sont réunis par un souci commun : se débarrasser de la domination occidentale et notamment de la domination du dollar et des sanctions américaines. Ça, c’est le premier point.
Deuxième chose, ils en ont assez d’avoir des leçons de morale occidentale sur les thèmes de droit international. Quel droit est à géométrie variable suivant les régions et qui l’applique ? Il y a une double contestation qui est à la fois stratégique et économique mais aussi morale. L’action de l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice vise à délégitimer un État considéré comme génocidaire et colonial. C’est le porte avion avancé du monde américain qui est contesté. Une revendication morale d’abord et puis une revendication anti-sanction avec un système de contournement des sanctions très efficace. Comme je démontre dans le livre, il a permis à la Russie de contourner les sanctions, l’Iran aussi (pourtant sous sanction depuis 40 ans), de la Chine, de la Turquie qui a 2 zones de transit. Tous ces pays coopèrent pour contourner les sanctions américaines et les rendre inopérantes. Elles se sont dotées d’une banque de développement à Shanghai, dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil.
Ils essaient de construire un système alternatif à Swift, le système de transfert bancaire. Il se passe de plus en plus du dollar pour éviter de risquer des sanctions américaines. Tout ça est en cours. Les Russes ont avancé lors de la dernière réunion à Kazan, l’idée de créer un nouveau système monétaire mondial, avec un panier de monnaie en partie fondé sur l’or et sur un panier de différentes monnaies de ces pays-là. Il ne va pas remplacer le système précédent, mais va créer un contre modèle. Il est notable de ce point de vue que le secrétaire général de l’ONU soit allé à Kazan, pour reconnaître ce système alternatif dirigé par Poutine, lui-même poursuivi par la Cour pénale internationale.
LD : Donald Trump est de retour au pouvoir. Quel impact peut-on attendre sur la guerre en Ukraine ?
PL : C’est encore trop tôt pour le dire. Il veut naturellement mettre fin à cette guerre le plus vite possible. Car en dehors de préserver la sécurité d’Israël, la Chine est sa préoccupation principale. Il n’a aucune intention de se maintenir dans une guerre sans fin en Europe qui a déjà coûté une centaine de milliards de dollars depuis 3 ans au contribuable américain. Ce financement suppose les votes du congrès et il est douteux que Trump souhaite continuer. Donald Trump va souhaiter trouver un deal avec Poutine, qui risque de se faire au-dessus de la tête des Ukrainiens eux-mêmes et des Européens. Le premier point, qui correspond à une exigence russe depuis l’indépendance de l’Ukraine il y a 33 ans, est le statut de neutralité pour l’Ukraine qui exclut par conséquence toute entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Triste ironie de cette histoire, alors que cette adhésion était présentée comme un droit absolu pour l’Ukraine, soutenu par les Etats-Unis, et que cette insistance est probablement l’une des causes principales de la guerre, cette adhésion n’est désormais plus soutenue par les Etats-Unis, aussi bien part Biden, le sortant, que Trump. Le statut de neutralité de l’Ukraine parait donc acquis par les deux grands. Mais il restera à convaincre Zelensky qui fait de la garantie du fameux article V de l’OTAN, un préalable. À noter que plusieurs pays d’Europe central, derrière la Pologne souhaitent également voir arriver l’Ukraine dans l’OTAN. Ce qui n’est pas la position Allemande, la France restant ambiguë.
Le second point clé est l’échange paix contre territoires, que Zelenski accepte désormais, suivit et c’est nouveau, par une majorité de l’opinion ukrainienne. Bien entendu, cette frontière, tout comme les territoires annexés par les Russes, ne seront pas juridiquement reconnu par les capitales alliées. Reste que la ligne de démarcation reflètera, comme en Corée ou à Chypre, la réalité militaire sur le terrain. Quant aux Européens, Trump leur demandera probablement de déployer des forces militaires, sur la zone démilitarisée et de prendre en charge la reconstruction comme la sécurité de l’Ukraine. Il y aura là, par conséquent, toute sorte de défis qui sont absolument majeurs, auxquels nous ne sommes pas du tout préparés. Mon livre est donc un vrai signal d’alarme : ce problème, on l’a ignoré pendant des années, et maintenant, on se retrouve au pied du mur.
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Mathilde Georges est étudiante en 3 ème année à l’Ecole de Journalisme de Cannes, reconnue par la Commission nationale de l’emploi des journalistes. Passionnée par la géopolitique de l’Afrique du Sud et du Moyen-Orient, elle souhaite se spécialiser sur une région : la Tunisie. Polyvalente et ambitieuse, cette marseillaise a rejoint l’équipe du Diplomate en juillet 2024, en tant que journaliste web. Elle est chargée des publications sur les réseaux sociaux, et de réaliser des interviews.