Par Alexandre Aoun
Armée démoralisée, alliance fragilisée, économie exsangue, pays morcelé et ennemis aguerris, Bachar el-Assad semble être sur un siège éjectable après l’offensive fulgurante menée par le groupe islamiste Hayat Tahrir el-Sham (HTS). L’avenir de la Syrie baathiste ne se joue pas à Damas mais bel et bien à Téhéran et Moscou.
Ce qui devait arriver arriva. Après plusieurs années de guerre larvée dans le nord-ouest syrien entre escarmouches, tirs de roquettes et raids aériens, les combattants de Hayat Tahrir el-Sham, réunissant une coalition de groupuscules anti-Assad, se sont emparés le 29 novembre d’Alep à environ une cinquantaine de kilomètres de la ville d’Idlib, dernier bastion actif de la rébellion syrienne. Auréolé de sa victoire, le chef de l’organisation Abou Mohammed al-Joulani a pu fouler le sol de la citadelle historique de la deuxième ville de Syrie. L’ancien drapeau de la République syrienne de 1936 à 1958 est de nouveau hissé sur les toits de la ville remplaçant l’étendard à deux étoiles. Tour à tour, Hama, Deraa, Suwayda, Deir ez-Zor et Palmyre ont été prise facilement par les différents groupes djihadistes, laissant le régime dans son réduit côtier alaouite et sur l’axe Homs-Damas.
Alors que les observateurs évoquaient la victoire du clan Assad en raison du contrôle des deux tiers de la Syrie, les factions islamistes sont déjà dans certains quartiers de Homs, dernier verrou avant la capitale et les factions rebelles druzes sont dans la périphérie de Damas. Comment quelques dizaines de milliers de combattants aguerris ont-ils réussi à renverser l’ordre préexistant ?
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Une main de fer dans un gant de velours ?
En dépit du statu quo d’Astana de 2017, non signé par Damas et l’opposition, qui prévoyait des zones démilitarisées, les puissances étrangères Iran, Russie et Turquie n’ont pas réussi à le maintenir. Bachar el-Assad réélu, sans réelle opposition, en 2021, pour un quatrième mandat, a laissé pourrir la situation en interne. Sur le plan international, le raïs syrien a fait son retour en grande pompe sur l’échiquier régional. Les pays arabes reprenaient la route de Damas un à un en faisant fi des désaccords passés. La Syrie a même retrouvé son siège au sein de la Ligue arabe en mai 2023. Or, si sur le papier les choses paraissaient positives, sur le terrain la situation s’empirait.
L’économie syrienne est littéralement exsangue, avec près de 90% de la population vivant sous le seuil de pauvreté et une inflation galopante. Avant la guerre, un dollar valait 50 livre syrienne, aujourd’hui le billet vert vaut près de 13 000 livre syrienne. Les habitants se nourrissent en majorité de pain et d’oignon et peinent à se procurer du gaz pour passer l’hiver. Le pourrissement de la situation rend de plus en plus impopulaire Bachar el-Assad. Lors de la prise d’Alep, une grande partie de la population n’a pas déserté, 50 000 habitants, majoritairement kurdes, ont fui, certains habitants ont même acclamé les islamistes de Hayat Tahrir el-Sham. Le parti, dont le leader était l’ancien bras droit d’Abou Bakr el-Baghdadi pour le compte de Daesh en Syrie et qui avait des accointances idéologiques récentes avec Al-Qaeda, entend se refaire une virginité et enlever l’étiquette de « terroriste » qui lui colle à la peau. D’ailleurs, les premiers communiqués de l’organisation après la prise d’Alep étaient destinés aux minorités kurdes, chrétiennes, alaouites et ismaéliennes leur disant de ne pas fuir et de rester dans la ville car ils faisaient partie intégrante de la population syrienne. Posture qui n’empêche pas certains habitants des villages chrétiens d’Al-Suqaylabiyya et de Mhardeh d’avoir fui devant l’avancée de HTS. Le village chiite de Salamiyeh a été conquis sans le moindre coup de feu. L’entente a été rendue possible grâce à la médiation du prince Karim Aga Khan IV, chef spirituel des ismaéliens nazârites.
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Bachar augmente la solde des soldats
La crise économique n’est pas du seul ressort du président syrien. La “Loi César” (ou “Caesar Syria Civilian Protection Act”) est une législation américaine, adoptée en décembre 2019 et entrée en vigueur en juin 2020, vise à empêcher la Syrie de commercer avec l’extérieur. Cette loi coercitive a notamment sanctionné les institutions et les individus liés au régime de Bachar al-Assad, notamment ceux qui fournissent un soutien militaire, économique ou politique. Cette mesure interdit toute assistance ou coopération internationale avec des projets de reconstruction en Syrie, sauf si ces projets bénéficient directement au peuple syrien et non au régime, d’où l’absence notable des pays arabes malgré la normalisation des relations. En raison de l’extraterritorialité du droit américain, les Etats étrangers ne se risquent pas de braver cet interdit, qui plus est si les transactions sont dollarisées.
Outre la faillite économique, l’armée de Bachar el-Assad est totalement démoralisée. La décennie de guerre sur plusieurs fronts, une solde dérisoire, des conscrits de plus en plus rares en raison de la durée indéterminée du service, les pratiques mafieuses de certains soldats, la troupe syrienne est en état de déliquescence. Faute de carburants, des blindés et des véhicules militaires ont été laissés à l’abandon pendant la fuite de l’armée syrienne. Juste après la chute d’Alep, pour tenter de recruter de nouvelles recrues, le président syrien a augmenté de 50% le salaire du militaire.
De surcroît, la Turquie a joué un rôle prépondérant dans l’offensive de Hayat Tahrir el-Sham. Ankara gère la poche d’Idlib, la livre turque a remplacé la livre syrienne et plus de 15 000 soldats turcs étaient stationnés dans la province. Pourtant, le gouvernement d’Erdogan considère bien le groupe islamiste-djihadiste comme une organisation terroriste, mais s’en sert au gré de la conjoncture. En effet, cette attaque soudaine a laissé le champ livre à l’armée nationale syrienne (groupement de milices pro-turques) pour cibler des positions des kurdes du YPG (Unités de protection du people) et avancer sur le terrain. La prise d’Alep est la résultante de plusieurs facteurs mais notamment d’un blanc-seing turc. Le sultan d’Ankara avait tendu la main au raïs syrien, mais ce dernier exigeait des conditions humiliantes pour la Turquie comme le retrait de ses forces du pays. Aujourd’hui, Erdogan se servira assurément des avancées de HTS comme carte maitresse dans les futures négociations et surtout pour pousser des centaines de milliers de Syriens présents en Turquie à retourner chez eux. Reste à savoir maintenant si la Turquie arrivera à dompter les rêves de grandeur de Joulani. Le leader de HTS entend renverser Assad.
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L’Iran aussi joue la survie de ses ambitions régionales
Dès à présent, tous les regards se tournent vers Téhéran et Moscou. L’aviation russe a commencé à pilonner des positions de Hayat Tahrir el-Sham à Idlib, mais sans troupe au sol les territoires perdus ne pourront être reconquis. La Russie ne dispose plus de soldats sur place capables de mener des opérations de grande envergure pour récupérer des pans entiers des provinces syriennes. Vladimir Poutine ne lâchera pas son allié car la Syrie représente sa porte d’entrée au Moyen-Orient et Moscou souhaite obtenir des dividendes après un investissement militaire conséquent à partir de septembre 2015. La Russie ne laissera pas non plus la base navale de Tartous et la base aérienne de Hmeimim à la merci de l’opposition syrienne. Compte tenu de l’avancée fulgurante des islamistes et de la faiblesse de l’armée d’Assad, Moscou pourrait revoir sa copie et appeler à un dialogue.
Pour ce qui est de l’Iran, la Syrie est encore plus vitale. Depuis plusieurs années, Téhéran investit massivement dans son projet de corridor terrestre allant du territoire iranien jusqu’à la méditerranée pour faire le lien avec le Hezbollah libanais. Or, l’affaiblissement de « l’axe de la résistance » consubstantielle à la guerre face à Israël a rabattu les cartes. Les nombreux raids israéliens en Syrie sur les convois iraniens, sur les entrepôts d’armes ou sur les casernes des milices iraniennes ont joué un rôle central dans le lancement de l’offensive de HTS. La deuxième ville du pays était d’ailleurs sous le contrôle de Téhéran et de ses alliés. Aujourd’hui, le bloc iranien est sur le qui-vive, les Hachd el-Chaabi (groupement de milices plus ou moins inféodées à Téhéran) s’activent et se disent prêts à passer la frontière irakienne pour épauler l’armée de Bachar el-Assad. Les forces Al-Qods ont fait savoir que l’envoi de conseillers iraniens sur le terrain était une obligation. Mais les milices iraniennes doivent également faire face aux frappes américaines dans l’est du pays et aux affrontements avec les FDS kurdes soutenues par Washington. Les Etats-Unis entendent bloquer l’axe routier qui passe par Abou Kamal à la frontière syro-irakienne.
Si la Syrie d’Assad tombe, l’Iran n’a plus de porte vers la méditerranée et plus de lien terrestre direct avec le Hezbollah. A ce propos, la milice chiite bien qu’affaiblie en raison de sa guerre contre Israël reste sur le pied de guerre. L’armée israélienne a ciblé l’un de ses dirigeants, Salman Nimr Jumah, envoyé du parti chiite auprès de l’armée syrienne. Selon plusieurs sources, des centaines de combattants de la milice chiite libanaise seraient arrivés à Homs pour défendre cette province. La Syrie permet à l’organisation pro-iranienne de gagner en profondeur stratégique et de passer sous les radars des pressions internationales exercées sur le Liban.
Cette situation ressemble à celle de 2011 mais en pire pour le pouvoir syrien. Son armée est à bout de souffle, son économie ne tient plus, ses alliés sont occupés ou affaiblis et ses ennemis sont plus que jamais aguerris. C’est un véritable raz de marée islamiste sur la Syrie. Après plus de 53 ans de règne sans partage sur la Syrie, le clan Assad est bel et bien sur le point de perdre le pouvoir…
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