TRIBUNE – La bonne, la brute et le truand 

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L'Europe face à la menace russe
RéalisationLe Lab Le Diplo

Par Julien Aubert

C’est une réplique de western célèbre qui m’a éclairé sur le titre à donner à cette chronique. “Tu vois ? Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé, et ceux qui creusent. Toi, tu creuses”

Trump et Poutine ont un pistolet chargé. L’Europe, elle, commence à consulter le prix des pelles. 

Il faut dire que le vieux continent s’est réveillé brutalement d’un long coma géopolitique pour découvrir que le monde a changé. Comme le lièvre de la fable, la voilà qui hâte le pas pour rattraper l’Histoire. 

L’Europe n’a dans cette affaire aucune excuse. Depuis des années la personnalité versatile et égocentrique de Trump est connue. On sait sa propension à vouloir « dealer » avec les plus grands dictateurs de la planète en jetant aux orties des décennies de politique américaine. 

On savait aussi que Trump élu ne rêvait que de conclure un accord avec Poutine pour mettre fin à la guerre en Ukraine. Il l’avait dit et promis. Rappelez-vous, j’en avais parlé ici il y a un an : le plan de paix imaginé par Donald Trump en Ukraine avait fuité et provoqué un tollé. Le candidat républicain aurait envisagé de laisser le Donbass et la Crimée à Poutine. J’avais alors écrit : « Sauf à croire que l’Occident va doter l’Ukraine des moyens de vaincre la Russie, le meilleur résultat possible que l’Ukraine pourra obtenir est d’avoir le droit de survivre, amputée de territoires pris par la force. »

Nous y sommes, mais l’Europe n’a rien fait de tout ce temps pour conjurer cet avenir bien sombre. Ce n’est qu’au lendemain de l’humiliation publique de Zelensky à Washington que l’Europe, affolée, s’emploie à adapter sa doctrine stratégique au nouveau monde. 

Elle le fait de manière particulièrement désordonnée, confondant le fond et la forme, les symboles et la réalité. 

On aura beau jeu de souligner l’impolitesse de la brute Trump (quoique sur le look vestimentaire de Zelensky je suis de son avis) mais ce manque élémentaire de savoir-vivre ne doit pas faire oublier le fond : un changement de pied géopolitique majeur de Washington, qui entre Moscou et Pékin, a choisi son vrai challenger. 

Aussi, lorsque le roi Charles ou l’ensemble des dirigeants européens entourent Zelensky de leur sollicitude, ils atténuent l’humiliation, c’est à dire la forme, mais semblent passer à côté du tableau général. C’est très beau pour la photo officielle mais ça ne change pas d’un iota la situation sur le terrain. La plupart des pays européens n’ont aucune armée à envoyer en Ukraine et les opinions publiques aucun désir de mettre un doigt dans l’engrenage de la guerre. La Commission européenne – dont ce n’est pas le rôle – s’agite frénétiquement en annonçant des centaines de milliards pour la défense européenne mais on a déjà vécu de telles annonces sur d’autres sujets comme le Réchauffement climatique ou la santé. Si l’industrie et l’opérationnel ne suivent pas, la vérité est que la force de frappe de la finance reste théorique. 

On peut surtout craindre par contre que cette débauche de moyens ne soit une tentative de fédéraliser par la dette l’Europe… ou de ruiner d’autres politiques qui sont, elles, de la compétence de la Commission puisqu’elle entend puiser dans les fonds structurels. 

Mais revenons au fond. 

À partir du moment où Trump choisit de s’accorder avec Poutine pour arracher la Russie à l’orbite chinoise, l’Europe et l’Ukraine feraient mieux de se poser certaines questions existentielles, et de réfléchir à cette citation de Belmondo : « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent.” (100 000 dollars au soleil, 1964).

La première question existentielle : qui menace aujourd’hui l’Europe ? 

Instinctivement, l’ensemble des dirigeants européens répond que c’est Poutine, le truand européen. Certes, la Russie a envahi la Crimée et l’Ukraine mais prétendre que demain elle visera la Pologne ou la Roumanie est stupide. De plus, pour qui connaît un peu le temps long, il est assez clair que la politique d’agression russe s’est justement bâtie en réponse à la consolidation de l’OTAN à ses frontières et aux coups tordus de l’oncle Sam dans une zone qu’elle estime (à tort ou à raison) relever de sa suzeraineté. Je veux parler de l’indépendance du Kosovo, juridiquement contestable, ou bien de l’extension de l’OTAN à des pays de l’ex-URSS ou encore du bouclier anti-missiles américain. 

À partir du moment où Trump lui-même remet en cause cette politique antirusse, sommes-nous fondés à la conserver ? Après tout, Washington parle ouvertement de nous faire mal commercialement ou d’annexer une partie d’un pays de l’UE. 

La vérité est que l’Europe n’a pas d’amis, qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie ou maintenant des Etats-Unis. Néanmoins, la dernière des erreurs serait de s’embrigader dans un conflit armé avec Moscou. 

À lire aussi : IIIème Guerre mondiale ou démonstrations de force avant les pourparlers ?

Nous arrivons donc à la seconde question existentielle : Quel est l’intérêt dans cette affaire de la France ? 

Henri Guaino a eu une phrase très juste : l’Ukraine est notre cause, pas notre guerre. 

Notre intérêt est de ne pas nous faire satelliser par Washington et Moscou. La fin de l’OTAN est donc en soi une opportunité pour prendre la direction d’une Europe de la Défense dont le premier intérêt serait de servir de débouché à notre industrie d’armement. 

Dans ces conditions devenir le « parrain nucléaire »de l’Europe a du sens à condition que ce parapluie soit organisé de manière à parer les menaces « tous azimuts » – et pas seulement une assurance contre la Russie ; que les pays européens payent pour cette assurance nucléaire ; et enfin que nous définissions très précisément les limites de notre garantie. Notre intérêt fondamental est que des pays comme l’Allemagne, la Pologne, l’Italie ou même la Grèce restent indépendants. Leur assurer notre protection c’est aussi travailler pour la nôtre. En revanche, je ne suis pas certain que la Géorgie, l’Ukraine ou même les états baltes présentent le même degré d’urgence géostratégique. 

Cette protection, de surcroît, ne saurait se confondre avec la dilution opérationnelle : l’arme atomique doit rester une arme française. Je me rappelle les propos ambigus d’Emmanuel Macron que j’avais souligné en mai 2024 dans les colonnes du Diplomate sur l’avenir de la dissuasion : « La seconde rupture est que la France entend désormais contrer l’Allemagne avec un projet de défense européenne, souveraine, reposant sur des équipements européens… qui soit sous chapeau de l’OTAN.  En d’autres termes, non seulement l’arme nucléaire est mise au même rang que les missiles américains déployés chez nos voisins (ce qui est une injure technologique), mais en plus nous nous proposons de la partager. Et à côté de cela, nous articuler avec Washington. En réalité, Macron fait comme ses prédécesseurs sur l’euro : il ouvre les portes de la forteresse nationale aux teutons de peur qu’ils ne s’émancipent. « 

Nous arrivons enfin à la troisième question existentielle : Que faire en Ukraine ? 

Le conflit a été encombré d’une sorte de mythologie faisant de Kiev le bastion avancé du monde libre, disputant cet honneur à Israël. Il faut se débarrasser de cette communication pour revenir au fond du conflit. 

D’un point de vue historique, les relations entre Russie et Ukraine sont plus complexes qu’il n’y paraît. 

D’un point de vue juridique, Zelensky a totalement raison. Mais lorsque les 3/5ème des membres permanents du conseil de sécurité sont prêts à le remettre en cause, l’ONU n’est plus en mesure de dicter quoique ce soit. Lorsque les dirigeants européens parlent de déployer des forces de maintien de la paix, j’ai envie de leur demander : sur quelle base juridique ? 

Sans accord russo-américain, il n’y aura aucune base ONU valable pour un déploiement de troupes qui seraient donc assimilables à un secours militaire et seraient susceptibles d’être pris à partie par la Russie. 

D’un point de vue politique, Zelensky a tort. Netanyahou a subi la même pression de son allié américain sous la présidence Biden, même si les mots aigres n’ont jamais passé les portes capitonnées des réunions internes. Le Premier ministre israélien a serré les dents, et attendu. 

La lucidité oblige à reconnaître que l’Ukraine ne gagnera pas cette guerre, et encore moins avec Trump contre elle. L’Europe doit donc se débrouiller pour que la paix négociée aille dans le sens de ses intérêts. Nous avons besoin de calmer le jeu avec la Russie, de sauver la viabilité de l’Ukraine et de nous assurer que ce sera la paix, et pas, pour plagier Clemenceau, « un armistice pour 20 ans ». 

Voilà pourquoi nous devrions accepter le principe d’annexion des terres ukrainiennes occupées, moyennant un référendum des peuples concernés dont l’Europe pourrait se porter garante. L’Ukraine devrait adopter un statut de neutralité armée, sur le modèle suisse, et des troupes européennes devraient être déployées aux frontières pour 10 ans. Comme disait cruellement Kagan : « Les Américains font la cuisine, les Européens font la vaisselle ». Dans cette affaire, nous ne sommes pas le bon mais bien la bonne, entre la brute et le truand. 

En conclusion, Il faut que la sérénité revienne. Ensuite, la France aura une carte à jouer à condition de mettre de l’ordre dans ses finances et de concevoir l’Europe comme un moyen et non comme une fin.

À lire aussi : Chronique d’une guerre russo-occidentale annoncée : genèse, motivations et enjeux de la guerre en Ukraine [ 2 – 3 ]


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