Le Grand Entretien du Diplomate avec François Costantini – Jean-Marie Le Pen : De la guerre d’Indochine à la guerre en Ukraine, itinéraire d’une vision géopolitique  

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Jean-Marie Le Pen biographie
Ronald Reagan et Jean-Marie Le Pen à Washington en février 1987

Jean-Marie Le Pen (1928-2025) s’est éteint à l’âge de 96 ans le 7 janvier dernier.

Véritable diable pour certains, visionnaire pour d’autres, il restera toutefois comme une figure majeure, certes sulfureuse mais non moins incontournable de la droite française et de la Ve République.

Le parcours personnel du fondateur et de l’ancien président du Front National (Ex-RN), allant de son engagement militaire dans les paras de la Légion en Indochine et en Algérie jusqu’à plusieurs décennies de militantisme et de mandats politiques, a façonné une vision du monde singulière. Entre défense d’une France souveraine, critique de l’influence américaine et méfiance vis-à-vis des grandes puissances, son appréhension des relations internationales s’est nourrie des bouleversements majeurs du XXᵉ siècle (décolonisation, Guerre froide) et s’est prolongée jusqu’aux débats géopolitiques contemporains (11 septembre, guerres du Golfe, élargissement de l’Union européenne, crises migratoires, terrorisme islamiste, montée en puissance de la Chine, guerre en Ukraine, etc.).

Dans cet entretien avec François Costantini, expert reconnu du Moyen-Orient et des relations internationales, qui a été à plusieurs reprises sollicité par Jean-Marie Le Pen pour évoquer les affaires du monde, Le Diplomate a cherché à analyser la cohérence et l’évolution de cette pensée géopolitique, ainsi que ses implications pour la compréhension de l’histoire politique française et les débats internationaux actuels.

Propos recueillis par Roland Lombardi

Le Diplomate : Dans quelle mesure les engagements de Jean-Marie Le Pen en Indochine et en Algérie ont-ils influencé sa compréhension des rapports de force internationaux et son positionnement idéologique, notamment sur la question de la décolonisation, de la décision du général de Gaulle d’abandonner l’Algérie et le recul de la puissance française ?

François Costantini : Au fil de ses Mémoires, Jean-Marie Le Pen parle avec mélancolie d’une « France qui se rétrécit ». Enfant de l’Empire colonial français qu’il voyait tous les jours dans les salles de classe en coloration rose pale, il est aussi, par ses origines bretonnes et sa lignée de marins-pêcheurs, un Français du grand large. Sa jeunesse a été bercé par les récits des explorateurs, des grands voyageurs découvrant le globe. A l’opposé du général de Gaulle, qui s’est toujours défié de l’Empire colonial, voulant une France revenue à un pré-carré européen. L’un et l’autre présentent d’ailleurs des pensées qui sont antinomiques, mais non moins représentatives de courant de pensée traditionnels de la droite. 

En Indochine, après le drame de Dien Bien Phu, il prend la décision de s’engager de toutes ses forces en politique. Avant tout contre le communisme et la menace soviétique, dont il a entrevu la barbarie à l’occasion du conflit en Indochine. L’anticommunisme sera un fil conducteur majeur de son positionnement sur les questions internationales jusqu’à la chute du Mur de Berlin. Ce qui explique son atlantisme – qui se signifie par un alignement total sur les Etats-Unis- et même sa défiance à l’égard de la politique d’indépendance du général de Gaulle.

En Algérie, la situation est différente. Pour Jean-Marie Le Pen, l’Algérie est une terre de présence française qu’il faut préserver. Quitte à prôner une intégration totale entre elle et la métropole. C’est une vision qui peut sembler avec le recul chimérique et erronée, mais d’une très grande ambition également. Il croit à la force d’attractivité de la France, de son message. Preuve en est : les principaux chefs du FLN, tels que Krim Belkacem, s’opposeront à son assassinat, voyant en lui un « partisan sincère » de l’Algérie française.

Le Pen croyait surtout que l’avenir était aux grands ensembles géopolitiques. Que la France, à côté des empires soviétique et américain, devait conserver une influence d’échelle mondiale.  

LD : Comment Jean-Marie Le Pen articulait-il sa critique du communisme à l’époque de la Guerre froide, et comment percevait-il la rivalité entre les États-Unis (dont il était proche dans les années 1980, il a rencontré Reagan…) et l’URSS, en particulier sur le plan des équilibres géostratégiques en Europe ?

FC : Il était un anticommuniste absolu. C’est ce qui a conditionné son engagement politique originel. Adolescent en Bretagne, à la Libération, il fut écœuré de l’attitude du Parti communiste qui faisait la chasse aux femmes et aux vieillards tout en ayant défendu quelque temps avant la collaboration totale avec l’Allemagne nazie.

C’est en cela qu’il fut jusqu’à la fin des années 80 un farouche atlantiste. Il pensait que la politique d’indépendance du général de Gaulle était plus un prurit personnel d’un homme pour lequel il n’a jamais caché sa détestation qu’un véritable sujet d’intérêt pour la France. Il reprochait également – à juste titre – à de Gaulle d’avoir donné une partie des clés de la France en 1945 pour prix de son soutien du temps de la France libre et de l’Occupation, contre une Résistance intérieure en bonne partie fidèle au Maréchal Pétain et viscéralement anticommuniste.

L’URSS était pour lui l’Empire du Mal. D’où la ferveur dont il fit preuve à l’égard de Ronald Reagan, qu’il rencontra en 1986 lors d’un voyage aux Etats-Unis où il reçut un accueil au plus haut niveau. 

Cependant, JM Le Pen n’en n’a pas moins défendu la vision d’une perspective européenne pour la France. Pas celle de la CEE puis de l’UE. Il a d’ailleurs voté, en 1957, alors qu’il avait quitté Poujade pour le très européen Centre National des Indépendants et Paysans, comme député, contre le Traité de Rome. Mais il souhaitait voir se consolider une « communauté de civilisation » européenne. Allant plus loin dans les limites de celle-ci, il parlait de façon récurrente du « Monde boréal ». 

LD : Bien qu’opposé au bloc soviétique, Jean-Marie Le Pen se montrait souvent méfiant vis-à-vis de l’hégémonie américaine. Comment analysait-il le rôle des États-Unis dans les affaires du monde, et comment sa position a-t-elle évolué de la Guerre froide jusqu’aux interventions américaines au Moyen-Orient, notamment en Irak ?

FC : Jean-Marie Le Pen était un intuitif. Une des ses qualités majeures. Il avait tout de suite compris le basculement du monde à la suite de l’effondrement du Bloc de l’est puis de l’URSS.

Lors de la première guerre du Golfe, en 1990-1991, il a surpris jusque dans ses propres rangs en s’opposant à toute engagement militaire contre Saddam Hussein. Il avait eu ce propos prophétique : « George H. Bush fait une guerre du passé, Saddam Hussein fait celle de l’avenir ». Depuis, les faits lui ont donné raison. Il avait vu qu’Huntington allait vite balayer les lubies de Fukuyama. 

En 2003, à part les « néo-cons » de part et d’autre de l’Atlantique, tout le monde est venu sur ses positions initiales. 

Il a depuis considéré que l’« hyperpuissance américaine », pour reprendre les termes d’Hubert Védrine, représentait un défi majeur. Pourquoi ? Parce que l’Empire américain dominateur de l’après-Guerre froide mettait en cause selon lui un principe politique cardinal : la souveraineté et l’indépendance des nations. 

Cela a constitué pour lui un absolu dans sa lecture des relations internationales. Ce qui pouvait expliquer, par exemple, qu’il ne s’alarmait pas devant la perspective d’une bombe nucléaire iranienne parce que, selon lui, « la Perse, ce grand pays immémorial, devrait comme chacun avoir le droit d’accéder à la puissance de l’atome ».

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LD : Le Pen a toujours mis en avant la souveraineté de la France et sa méfiance envers les institutions européennes. Quelle était sa vision de la construction européenne et de ses conséquences pour la souveraineté et la sécurité de la France ? Voyez-vous une évolution notable de son discours dans les années 2000 ?

FC : Jean-Marie Le Pen était avant tout un souverainiste. La souveraineté de la France -comme de tous les Etats- n’était pas négociable pour lui. Contrairement à d’autres, du type Mélenchon, qui se sont réveillés pour des raison circonstancielles, il avait toujours voté contre les traités européens qui prônaient une avancée fédéraliste : le traité de Maastricht en 1992, la constitution européenne en 2005, mais aussi l’Acte unique européen par la voir parlementaire en 1987.

A l’égard de l’Union européenne instituée depuis le Traité de Maastricht, il qualifiait celle-ci d’ « euro-mondialiste ». Comprenant que cette Union européenne, qui par ailleurs n’a jamais défini ses frontières, a pour vocation de se substituer à la légalité des Etats, il a depuis décidé de la combattre frontalement.

Jean-Marie Le Pen considérait également – démontrant là-aussi son caractère visionnaire- que l’UE avait pour projet de s’aligner totalement sur les seuls intérêts de Washington.  Il est certain qu’il voulait sortir de cette Europe.

Il était cependant partisan d’une construction européenne renouvelée, assise sur la coopération de nations souveraines, « avec la Russie mais sans la Turquie ». Même s’il avait une grande admiration pour la nation turque – il séjourna même dans la résidence privée du Premier ministre islamiste turc d’alors, Nemcetin Erbakan –, avec qui il voulait une alliance étroite sur le modèle de celle de François Ier et Soliman le Magnifique.

LD : Dans le contexte des Printemps arabes et des crises migratoires et des vagues terroristes qui ont suivi, comment Jean-Marie Le Pen interprétait-il ces bouleversements ? Pensait-il que la France et l’Europe devaient intervenir ou plutôt se tenir à l’écart de ces dynamiques révolutionnaires ?

FC : Jean-Marie Le Pen était hostile, par principe, à toute ingérence dans les affaires d’un autre Etat. Sauf, bien sûr, si les intérêts vitaux ou au moins importants de la France étaient en jeu.

Par exemple, il s’est toujours opposé à toute intervention dans les affaires algériennes dans les années 90, y compris dans le cas de l’arrivée des islamistes au pouvoir.

Pour lui, les peuples sont souverains en matière politique. Y compris s’ils font le choix d’un régime islamiste. L’important pour lui, cependant, était pour lui d’éviter que la France subisse ces soubresauts venus d’ailleurs sur son propre sol. D’où son combat prioritaire contre la submersion migratoire. Qui de plus, selon lui, brouille les relations de la France avec les pays arabes, qui doivent selon lui demeurer fortes. Il avait d’ailleurs un long entretien avec le roi du Maroc Hassan II le 9 décembre 1990 à Rabat, avec lequel il avait montré une forte convergence de vues. 

LD : Face à l’essor de la puissance chinoise, quelle était l’appréciation de Jean-Marie Le Pen quant aux conséquences pour l’ordre international ? Remettait-il en cause la bipolarité héritée de la Guerre froide ou, au contraire, y voyait-il une nouvelle menace idéologique et économique pour l’Occident ? Quel était sa position vis-à-vis de la Russie de Poutine et notamment de la guerre en Ukraine ?

FC : Lors des événements de la Place Tien an Men en 1989, et leur fin tragique, il déclarait qu’un vieux missionnaire chinois de son village de la Trinité-sur-Mer qui avait vécu longtemps en Chine lui disait que « plus il connaissait la Chine, moins il la comprenait ». Sur Tien en Men, il évoquait un possible « théâtre d’ombre chinois ».  Pour lui, la Chine, c’était un autre monde, l’Empire du Milieu, avec des options qui peuvent souvent nous échapper.

Mais il percevait tous les risques de la montée en puissance de la Chine, notamment au plan démographique. Sans parler, bien sûr, du défi stratégique majeur. Il ne voyait pas forcément le monde chinois comme un ennemi. Mais il se défiait d’un régime qui conservait comme base essentielle le communisme.

Dans la perspective d’une montée de la rivalité sino-américaine, on peut dire sans grand risque qu’il épousait plutôt une posture française de neutralité. 

Sur la Russie post-soviétique, il n’a jamais caché qu’il fallait en faire plutôt un partenaire qu’un adversaire. Il avait d’ailleurs tissé des liens étroits avec les partis de la droite nationale en Russie, en particulier avec Vladimir Jirinovski.

Sur la guerre en Ukraine, dans un interview à Nice-Matin en octobre 2022, il avait déclaré « ne pas être choqué par ce conflit » et confirmait au passage toute son admiration pour Vladimir Poutine, en qui il voyait le « restaurateur de la dignité de la Russie ».

LD : Enfin, quel héritage Jean-Marie Le Pen laisse-t-il en matière de pensée géopolitique, tant au sein de sa famille politique, notamment au RN dirigée par sa fille, que dans le débat public français ? Peut-on identifier une continuité ou un renouveau de sa vision dans les divers mouvements souverainistes actuels ?

FC : Au plan de la conception des relations internationales, il n’y a pas vraiment de rupture entre le FN et le RN, entre Jean-Marie et Marine Le Pen. Au Parlement européen, où il représente depuis 2014 la 1ère délégation française, le FN/RN défend toujours une option souverainiste, siégeant dans des groupes qui se défient de l’Europe fédérale. 

Le Rassemblement national croit d’ailleurs toujours pertinente la césure majeure souverainistes/mondialistes.

On peut, au plan de la méthode, noter cependant une certaine inflexion. Avec le départ de Florian Philippot, qui représente une vision souverainiste absolue, le Rassemblement national penche davantage en faveur d’un réformisme européen majeur, par exemple en remettant en cause le rôle essentiel de la Commission européenne, ou en s’opposant à tout passage au vote à la majorité qualifiée en matière de politique extérieure et de défense. 

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