
Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie).
À première vue, l’idée semble improbable : un Américain et un Britannique travaillant de concert pour ressusciter Nord Stream 2, ce gazoduc controversé reliant la Russie à l’Europe via la Baltique, mis à l’arrêt depuis les sanctions et le sabotage de 2022. Pourtant, Stephen P. Lynch et Will Abbott, deux figures de la finance internationale, émergent comme les architectes d’un projet audacieux qui pourrait redéfinir les équilibres énergétiques et géopolitiques mondiaux.
Stephen P. Lynch : l’Américain qui mise sur le gaz russe
Stephen P. Lynch n’est pas un nom qui fait les gros titres, et c’est peut-être volontaire. Ce financier basé à Miami opère dans l’ombre depuis des années, se spécialisant dans le rachat d’actifs russes en difficulté. Fondateur en 1999 de Monte Valle Partners, il a passé deux décennies à Moscou, peaufinant son expertise dans les opérations sur des biens « distressed ». Son CV parle pour lui : en 2022, il a pris 10 % de TradeXBank (ex-filiale suisse de Sberbank), débloquant sa vente malgré les sanctions américaines. Plus tôt, dans les années 2000, il a trempé dans l’affaire Yukos, ce géant pétrolier démantelé par le Kremlin, une expérience qui l’a ancré dans les réseaux russo-occidentaux.
Proche de l’univers trumpiste – il a versé plus de 300 000 dollars à la campagne de Donald Trump –, Lynch voit en Nord Stream 2 une opportunité stratégique. Selon le Wall Street Journal, il envisage de racheter le gazoduc lors d’une vente aux enchères en Suisse, plaidant que cela donnerait à l’Occident un contrôle sur les approvisionnements gaziers européens pour l’ère fossile restante. Depuis février 2024, il négocie avec le Département du Trésor américain pour obtenir une dérogation aux sanctions et a mobilisé des lobbyistes de poids, comme l’ex-sénateur John Breaux, pour vendre son projet à Washington. Pour lui, posséder Nord Stream 2 serait un levier dans les futures négociations russo-ukrainiennes.
Curieusement, son plan trouve un écho à Moscou. D’après Intelligence Online, des proches du Kremlin, dont Matthias Warnig – ancien officier de la Stasi et ex-patron de Nord Stream 2 jusqu’en 2023 –, soutiennent discrètement Lynch. Warnig, homme de confiance de Poutine, aurait orchestré des contacts avec des businessmen américains pour relancer le gazoduc. Une alliance impensable il y a peu, mais qui reflète, selon le Financial Times, un dégel entre Washington (sous influence Trump) et Moscou. Lynch, avec ses réseaux politiques aux États-Unis et ses connexions russes, se positionne comme un pont entre ces mondes, prêt à relancer Nord Stream 2 avec l’aval tacite du Kremlin.
À lire aussi : L’affaire Nord Stream (1/2) : la piste douteuse de l’Andromeda, et les indices d’une opération états-uno-norvégienne
Will Abbott : Le Britannique discret au cœur des réseaux russes
De l’autre côté de l’Atlantique, Will Abbott, 44 ans, joue un rôle tout aussi crucial, mais plus discret. Ce financier britannique, partenaire de Segetia UK Ltd., excelle dans les matières premières agricoles et siège depuis 2018 au conseil de Rustranscom Plc, géant russe du transport ferroviaire de céréales et fertilisants basé à Chypre. Son passé chez VTB Capital, où il gérait les « situations spéciales » en 2008-2009, l’a rodé aux crises russes, notamment post-Yukos.
Abbott est un rouage essentiel des exportations russes. Rustranscom, liée à Demetra Holding (un conglomérat céréalier de VTB), dépend de figures comme lui pour naviguer entre capitaux russes et marchés mondiaux. En 2020, quand VTB a cédé la moitié de Demetra à des investisseurs privés, des sources évoquent l’implication de capitaux occidentaux « amis » – Abbott en tête. Intelligence Online le décrit comme un homme aux « réseaux offshore russes », un facilitateur idéal pour Moscou.
Dans le dossier Nord Stream 2, Abbott épaulerait Lynch en structurant l’opération financièrement. Ses sociétés et contacts permettraient de contourner les sanctions, canalisant des fonds – russes ou autres – vers le gazoduc. Lynch et lui ont une histoire commune : en 2007, lors du démantèlement de Yukos, ils auraient collaboré sur des actifs secondaires, Lynch en façade, Abbott en coulisses. Aujourd’hui, ce schéma se répète : Lynch porte le projet publiquement, Abbott en orchestre les rouages, assurant à Moscou que ses intérêts seront préservés.
Les enjeux géopolitiques en jeu
L’Europe se retrouve face à un dilemme. Après s’être affranchie du gaz russe depuis 2022, relancer Nord Stream 2 rouvrirait la dépendance énergétique, au grand dam des pays de l’Est et de la Pologne, qui y voient une victoire du Kremlin. Pourtant, certains industriels allemands, en quête de gaz bon marché, pourraient y être favorables si l’Occident en prend les rênes. L’UE est divisée : refuser le gaz russe ou accepter un compromis pragmatique ?
À Washington, l’opération n’aurait pas vu le jour sans un virage pro-Moscou sous Trump. Nord Stream 2 pourrait devenir une monnaie d’échange dans un « grand deal » : gaz pour l’Europe contre un allègement des sanctions et une paix en Ukraine. Pour Moscou, c’est une aubaine : récupérer des revenus sans renoncer à son influence. Mais l’Ukraine craint d’être écartée, son rôle de transit énergétique menacé.
Ce projet teste aussi les sanctions. Une vente nécessiterait des dérogations inédites, risquant de fragiliser leur cohérence. Si Nord Stream 2 passe sous contrôle occidental, Moscou pourrait y voir une brèche pour d’autres actifs bloqués. Juridiquement, cela compliquerait aussi l’enquête sur le sabotage de 2022.
Enfin, l’opération redessine la sécurité énergétique globale. Un gazoduc russo-américano-européen créerait une interdépendance complexe : l’Europe gagnant du gaz, les États-Unis une influence sur Moscou, et la Russie des fonds. Mais cette stabilité pourrait voler en éclats si les tensions remontent. Nord Stream 2 reste un baromètre des relations mondiales, entre realpolitik et principes.
À lire aussi : L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu
#NordStream2, #Gazoduc, #Géopolitique, #Russie, #Europe, #ÉtatsUnis, #Sanctions, #Trump, #Energie, #GazRusse, #StephenPLynch, #WillAbbott, #Moscou, #Washington, #Ukraine, #StratégieÉnergétique, #FinanceInternationale, #Rustranscom, #MonteVallePartners, #IntelligenceOnline, #FinancialTimes, #WallStreetJournal, #JohnBreaux, #MatthiasWarnig, #Kremlin, #Diplomatie, #ConflitUkraine, #ApprovisionnementÉnergétique, #Trumpisme, #Lobbying, #CommerceInternational, #Offshore, #CriseÉnergétique, #UnionEuropéenne, #Yukos, #Démantèlement, #GazNaturel, #RelationsInternationales, #Realpolitik, #CentroStudiStrategici, #CarloDeCristoforis

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d’étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l’accent sur la dimension de l’intelligence et de la géopolitique, en s’inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l’École de Guerre Économique (EGE)
Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/
avec l’Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l’Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/
Ouvrages en italien
Découvrez ses ouvrages en italien sur Amazon.
https://www.amazon.it/Libri-Giuseppe-Gagliano/s?rh=n%3A411663031%2Cp_27%3AGiuseppe+Gagliano
Ouvrages en français
https://www.va-editions.fr/giuseppe-gagliano-c102x4254171
Liens utiles
Biographie sur le site du Cestudec
http://www.cestudec.com/biografia.asp
Intelligence Geopolitica
https://intelligencegeopolitica.it/
Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis