
Par Olivier d’Auzon
C’est une de ces dynamiques géopolitiques que l’on ne perçoit qu’en écoutant les craquements du sous-sol plus que le bruit des armes. Depuis Tripoli, la confusion règne. Loin du fracas des drones ou des milices, c’est dans les salons feutrés d’Istanbul, d’Ankara ou de Benghazi que se joue le nouveau théâtre libyen. Jadis soutien indéfectible du gouvernement d’union nationale (GUN) à l’ouest, la Turquie, pragmatique et pressée, tourne doucement ses regards — et ses cargaisons d’armes — vers son ancien ennemi : le maréchal Khalifa Haftar.
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Le retour de la vieille diplomatie ottomane
Ce revirement n’est pas sans rappeler les souplesses tactiques de l’Empire ottoman, maître dans l’art de l’équilibre des forces tribales. Comme souvent en Méditerranée orientale, on pactise avec l’adversaire d’hier pour prévenir l’ennemi de demain. À défaut de stabiliser la Libye, Ankara semble vouloir la cartographier à son image : un entrelacs de clientèles, d’accords énergétiques et de leviers militaires.
En 2020, Recep Tayyip Erdoğan avait sauvé Tripoli in extremis de l’offensive du maréchal Haftar, fort de drones Bayraktar et de conseillers militaires. Aujourd’hui, ironie de l’histoire, ces mêmes engins pourraient survoler le ciel de Benghazi… non pas pour l’attaquer, mais pour le ravitailler.
Selon Jalel Harchaoui, chercheur au Royal United Services Institute de Londres, la Turquie a dès 2021 « embrayé sur une opération de charme vis-à-vis de son ancien ennemi », une stratégie qu’il qualifie d’« effort de séduction » progressif dans un entretien diffusé sur Radio France Internationale le 29 juillet 2025 (RFI, 29/07/2025).
Tripoli chancelle, Benghazi encaisse
Depuis les affrontements sanglants de mai dernier à Tripoli, Abdelhamid Dbeibah vacille. L’ancien homme d’affaires, transformé en Premier ministre de transition, voit son autorité rongée par les factions armées. Une milice chasse l’autre, et l’État s’évapore.
À l’Est, c’est une tout autre partition. Le maréchal Haftar avance ses pions sans bruit. « Il n’avance plus en blindés comme en avril 2019, mais en Boeing », explique Harchaoui (RFI, 29/07/2025). Les vols cargo militaires entre la Turquie et Benghazi se multiplient. « Vous seriez époustouflé par leur fréquence », ajoute-t-il. Et pour cause : il s’agit bien de ventes d’armes. L’industrie de défense turque, redoutée et admirée, s’impose comme un atout de poids. Et la famille Haftar a de quoi payer : « Elle a beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent — vraiment des milliards et des milliards de dollars. »
Athènes en alerte, Ankara en aveuglement
L’union improbable entre Ankara et Benghazi ne bouleverse pas que la scène libyenne. Elle ranime d’anciens contentieux en Méditerranée. En Grèce, on voit se profiler un cauchemar stratégique : la résurrection du pacte maritime turco-libyen de 2019, élargi désormais à l’Est libyen. Pour Athènes, cette bascule menace l’équilibre fragile du plateau continental et des zones économiques exclusives. Le rapprochement Ankara-Haftar pourrait transformer la Méditerranée centrale en théâtre d’affrontement larvé.
Mais la Turquie, euphorique de ses récentes victoires régionales, croit pouvoir jouer sur deux tableaux : garder Tripoli tout en séduisant Benghazi. « Finalement, le calcul de la Turquie n’est pas juste limpide, il est aussi naïf », juge Jalel Harchaoui (RFI, 29/07/2025). Et d’ajouter : « Les Libyens, c’est leur pays quand même. Quand ils veulent acheter des armes sur les marchés noirs internationaux, ils le font. »
Saddam Haftar, le prince impatient
C’est un nouveau visage de la scène libyenne. Saddam Haftar, l’un des fils du maréchal, sillonne les capitales. Washington, Le Caire, Islamabad, Rome : il se présente comme le visage moderne d’un clan prêt à reprendre le contrôle de toute la Libye. « C’est le fils le plus actif, le plus ambitieux, le plus audacieux », explique Harchaoui. « Ce qu’il essaye de faire, c’est s’ériger en tant que successeur presque non controversé avant la mort de son père » (RFI, 29/07/2025).
La diplomatie occidentale, lasse des figures vieillissantes de Tripoli, semble prête à parier sur ce jeune faucon. Elle ferme les yeux sur les accusations de criminalité organisée. En Libye, la realpolitik balaie toujours la morale.
La tentation du chaos
Le scénario d’une offensive armée de Haftar sur Tripoli reste improbable à froid. « Ce n’est pas possible en termes d’image, en termes de réaction violente de la part de certaines villes, notamment Misrata », analyse Harchaoui. Cette ville, riche et surarmée, reste viscéralement opposée à Haftar.
Mais si Dbeibah décidait de lancer une « phase deux » de sa campagne militaire contre les dernières milices hostiles à Tripoli — comme cela semble se tramer —, alors la donne pourrait changer. « S’il la lance et qu’il ne réussit pas […] on aurait une espèce de bourbier urbain dans lequel la famille Haftar interviendra sans doute », avertit le chercheur (RFI, 29/07/2025).
L’ONU piégée par ses mots
En parallèle, les diplomates onusiens peaufinent une nouvelle feuille de route, attendue autour du 15 août 2025. Si elle évoque un « nouveau gouvernement unifié », le message sera clair : le départ de Dbeibah est souhaité. Cette perspective pourrait précipiter une réaction violente. « C’est le langage onusien qui déclencha l’attaque physique, une attaque militaire donc, de la part du maréchal Haftar contre Tripoli » en avril 2019, rappelle Harchaoui (RFI, 29/07/2025).
Un pays en suspens, une illusion de contrôle
La Libye est devenue un État démembré, fractionné entre barons locaux, milices armées, familles hégémoniques et puissances étrangères. L’argent afflue depuis les trafics sahariens, les exportations pétrolières détournées, les deals opaques signés au Caire ou à Dubaï.
Ankara, Le Caire, Abu Dhabi : chacun avance ses pions dans une partie d’échecs où la population libyenne reste l’otage silencieuse. Quinze ans après la chute de Kadhafi, l’espoir d’un État de droit s’estompe, remplacé par un jeu de puissances sans vainqueur durable.
Feu sous la cendre
En croyant pouvoir conserver Tripoli tout en cajolant Haftar, la Turquie s’illusionne. S’il perd l’Ouest, Erdoğan n’est pas certain de gagner l’Est. Le vieux maréchal, rusé et patient, n’a jamais été un allié. Il prend, mais il ne rend pas.
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