ANALYSE – La démilitarisation des camps palestiniens : Un enjeu crucial pour la refonte de l’État libanais

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Camp de Chatila au Liban
Camp de Chatila au Liban

Par Alexandre Aoun

Beyrouth restaure le monopole de la violence légitime. La récente visite de Mahmoud Abbas à Beyrouth en mai dernier s’inscrit dans un contexte de reprise en main de l’Etat libanais sur les différentes factions armées. Dans le sillage de la démilitarisation du Hezbollah, le gouvernement de Joseph Aoun et de Nawaf Salam veut sanctuariser son autorité dans les 12 différents camps de réfugiés palestiniens présents au pays du Cèdre. Un défi sécuritaire mais également social. 

En mai 2025, la visite de Mahmoud Abbas à Beyrouth a marqué un tournant dans les discussions sur la démilitarisation des camps palestiniens, un objectif aligné avec la volonté de l’État libanais, sous le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam, de rétablir son monopole sur les fonctions régaliennes. Une feuille de route doit être appliquée à partir de la mi-juin. Cette initiative s’inscrit dans un contexte plus large de démilitarisation, incluant le Hezbollah, affaibli par les frappes israéliennes de 2024, et répond aux exigences de la résolution 1701 des Nations unies. Cependant, la démilitarisation des camps, où les factions palestiniennes maintiennent une autonomie armée depuis des décennies, représente un défi majeur pour un État libanais fragilisé par des divisions confessionnelles et des influences régionales. Les Palestiniens, de leur côté, craignent que cette démarche ne renforce leur vulnérabilité économique et sécuritaire, dans un pays où ils sont privés de droits fondamentaux.

Un Etat dans l’Etat

L’histoire des Palestiniens au Liban débute avec la Nakba de 1948, qui pousse environ 100 000 réfugiés vers le pays. Aujourd’hui, selon l’UNRWA, près de 500 000 Palestiniens sont enregistrés comme réfugiés, bien que les estimations réelles tournent autour de 222 000, dont 112 000 vivent dans les douze camps : Sabra, Chatila, Burj el-Barajneh, Mar Elias, Dbayeh (Beyrouth), Nahr el-Bared, Beddawi (nord), Bar Elias, Saadnayel (Bekaa), et Aïn el-Hilweh, Mieh Mieh, Rashidieh, Burj el-Shemali (sud). Ces camps, initialement temporaires, sont devenus des zones urbaines densément peuplées, caractérisées par une précarité extrême. Les Palestiniens, exclus de la citoyenneté, ne peuvent accéder à de nombreux métiers, posséder des biens immobiliers hors des camps, ou bénéficier de services publics équivalents à ceux des Libanais, ce qui les confine à une marginalisation chronique.

L’accord du Caire de 1969, signé entre l’OLP et le gouvernement libanais, a accordé aux Palestiniens une autonomie significative dans les camps, y compris le droit de maintenir des forces armées et de gérer leur propre sécurité. Cet accord, destiné à coordonner les activités de l’OLP contre Israël tout en respectant la souveraineté libanaise, a rapidement exacerbé les tensions avec les communautés locales, notamment les chrétiens maronites, qui voyaient dans la militarisation palestinienne une menace à l’équilibre confessionnel. Sous Yasser Arafat, l’OLP a transformé le sud du Liban en base pour des opérations contre Israël, provoquant des représailles israéliennes, notamment lors des invasions de 1978 et 1982. Ces actions ont attisé les frictions avec les chiites, représentés par le mouvement Amal, et contribué à l’éclatement de la guerre civile libanaise (1975-1990).

La guerre civile a été une période particulièrement tragique pour les Palestiniens, marquée par des violences intercommunautaires et intra-palestiniennes. Parmi les événements les plus marquants figurent les massacres de Sabra et Chatila en septembre 1982. Après l’invasion israélienne de Beyrouth et le départ forcé de l’OLP, les milices phalangistes chrétiennes, soutenues par l’armée israélienne, ont pénétré ces camps et massacré entre 800 et 3 500 civils palestiniens et libanais, selon les estimations. Ces atrocités, perpétrées en représailles à l’assassinat du président élu Bachir Gemayel, ont choqué la communauté internationale et symbolisé la vulnérabilité des Palestiniens face aux violences confessionnelles. Durant cette période, les rivalités au sein des factions palestiniennes se sont également intensifiées, notamment entre le Fatah, dominant l’OLP, et des groupes pro-syriens comme As-Saïqa, branche palestinienne du parti Baath ou encore le Fatah al-Intifada, une faction dissidente créée en 1983 sous l’égide de la Syrie pour contrer l’influence d’Arafat. Ce groupe, actif pendant la guerre civile, a contribué aux tensions intra-palestiniennes, notamment lors de la « guerre des camps » (1985-1987) contre Amal, qui visait à limiter l’influence palestinienne dans le sud.

Malgré la fin de la guerre civile, statuée par l’accord de Taëf en 1989, les tensions entre les Palestiniens et l’État libanais ont culminé lors du conflit de Nahr el-Bared en 2007. Ce camp, situé près de Tripoli, a été le théâtre d’affrontements entre l’armée libanaise et Fatah al-Islam, un groupe jihadiste non représentatif des factions palestiniennes traditionnelles, qui s’était infiltré dans le camp. Déclenchés par un braquage de banque, les combats ont duré trois mois, causant des centaines de morts, la destruction quasi totale du camp et le déplacement de 30 000 résidents. Cet épisode a révélé les failles de la gouvernance des camps, où l’autonomie accordée par l’accord du Caire permet à des groupes extrémistes de prospérer en l’absence de contrôle étatique. La reconstruction, supervisée par l’UNRWA, a été entravée par des restrictions imposées par l’armée libanaise, suscitant des protestations parmi les résidents face à la militarisation accrue de l’accès au camp.

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Le souvenir de Sabra et Chatila 

Aïn el-Hilweh, le plus grand camp près de Saïda, demeure un foyer d’instabilité chronique. Avec environ 61 000 habitants, ce camp est marqué par des affrontements récurrents entre factions rivales, notamment entre le Fatah et des groupes islamistes comme Jund al-Sham ou des affiliés à l’État islamique. En 2023, des combats déclenchés par une tentative d’assassinat d’un cadre du Fatah ont fait une vingtaine de morts, illustrant l’insécurité persistante. La présence de fugitifs recherchés par la justice libanaise, la porosité des camps accueillant Palestiniens, Syriens et autres migrants, et la prolifération d’armes aggravent cette instabilité, rendant Aïn el-Hilweh ingouvernable pour l’État libanais. Les tensions avaient été exacerbées avec la guerre à Gaza, plusieurs milices palestiniennes, notamment le Hamas et le Jihad islamique, avaient lancé des roquettes sur Israël depuis le sud du Liban, en coordination avec le Hezbollah.

La précarité des camps s’ajoute à l’absence de droits fondamentaux. Les Palestiniens, exclus du marché du travail formel dans des secteurs comme la médecine ou le droit, dépendent largement de l’UNRWA pour l’éducation, la santé et les services sociaux. De surcroît, ils ne disposent pas de la nationalité libanaise, en raison du principe du droit du retour sur leurs terres ancestrales. Les conditions de vie dans les camps, caractérisées par des infrastructures délabrées, un chômage endémique et un accès limité aux services, renforcent leur marginalisation. L’économie informelle, souvent liée à des activités illégales, prospère dans ce vide institutionnel.

La démilitarisation des camps, au cœur des discussions de 2025, est un défi colossal pour l’État libanais. D’une part, l’administration Aoun-Salam cherche à réaffirmer son autorité sur l’ensemble du territoire, dans un contexte où le Hezbollah, affaibli, offre une opportunité pour restaurer le monopole de la violence légitime. Cependant, les camps palestiniens, où des factions comme le Fatah, le Hamas et d’autres maintiennent des arsenaux, résistent à cette centralisation. L’accord du Caire, bien que partiellement abrogé en 1987, a laissé un héritage d’autonomie difficile à démanteler sans provoquer de tensions. Les factions palestiniennes, conscientes de leur vulnérabilité face à un État libanais historiquement hostile, craignent que la démilitarisation ne les prive de leur seule forme de protection dans un environnement où les massacres comme ceux de Sabra et Chatila restent dans les mémoires.

Du côté palestinien, les craintes sont également économiques. La démilitarisation, si elle s’accompagne d’un contrôle accru de l’État, risque de restreindre davantage l’accès aux camps, limitant les opportunités économiques déjà rares. Les Palestiniens, dépendants de l’UNRWA et de l’économie informelle, redoutent une marginalisation accrue, surtout dans un Liban en crise économique depuis 2019. La démilitarisation, bien qu’essentielle pour la souveraineté libanaise, pourrait exacerber les tensions communautaires si elle n’est pas accompagnée de mesures visant à intégrer les Palestiniens dans la société, une perspective politiquement sensible dans un pays où l’équilibre confessionnel limite les réformes.

En conclusion, la démilitarisation des camps palestiniens s’inscrit dans un projet ambitieux de refonte de l’État libanais, mais elle se heurte à des obstacles structurels et historiques. L’héritage de l’accord du Caire, les violences de la guerre civile, les massacres de Sabra et Chatila, et les conflits récents à Nahr el-Bared et Aïn el-Hilweh illustrent la complexité des relations entre les Palestiniens et l’État libanais. Pour les Palestiniens, la démilitarisation soulève des craintes légitimes quant à leur sécurité et leur survie économique, dans un contexte de marginalisation persistante. Pour l’administration Aoun-Salam, le défi réside dans la capacité à concilier la restauration de la souveraineté avec une approche inclusive, dans un pays où les divisions internes et les pressions régionales continuent de fragiliser toute tentative de centralisation.

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