ENTRETIEN – Les enjeux iraniens à l’heure du réajustement régional américain : L’éclairage d’Amélie Chelly

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Amélie Chelly
Réalisation Le Lab Le Diplo

Sociologue, spécialiste de l’Iran et des islams politiques, Amélie Chelly est chercheure associée au CADIS (EHESS-CNRS). 

Pour Le Diplomate Média, elle analyse la manière dont l’Iran perçoit et réagit aux dernières évolutions dans la région: la visite d’Ahmed al-Charaa à Paris, sa rencontre avec Donald Trump à Riyad, la tournée présidentielle américaine dans le Golfe, la mise à distance de Netanyahou, la suspension des frappes au Yémen et le retrait partiel des forces US de Syrie.

Propos recueillis par Angélique Bouchard


Le Diplomate : Comment Téhéran interprète-t-il la réception à Paris du chef de HTS, nouveau maître de Damas, et allié de la Turquie ? D’après votre expertise, y’aura-t-il un recalibrage de la posture iranienne vis-à-vis de la Syrie et des groupes islamo-jihadistes dans ce pays ? 

Amélie Chelly : La presse iranienne, même celle qui tente de ne pas user de la rhétorique la plus idéologique de la République islamique, tout en servant les intérêts de Téhéran (on pense à toutes les chaines distribuées pour l’étranger, en arabe, français, anglais, espagnol, par l’Islamic Republic of Iran Broadcasting), ne se prête pas à l’exercice de l’analyse de la rencontre entre Emmanuel Macron et le nouveau maître de Damas. Cette presse se contente de relayer l’information en choisissant, bien sûr, des termes mettant l’accent sur le passé d’exactions djihadistes de l’homme fort de Syrie : on préfère le nommer par sa kunya (teknonyme de guerre), Abou Mohamed al-Joulani, plutôt qu’Al-Charaa’, nom administratif maintenant réinvesti, opportunément, dans la foulée d’une communication visant à lisser son image pour la rendre compatible avec les grands principes occidentaux, principes plus chers aux électeurs occidentaux qu’aux États eux-mêmes. 

En effet, non seulement Al-Joulani s’était-il illustré dans le commandement du groupe islamiste HTS, mais il avait également nourri l’histoire des exactions de Daech. Ce groupe était le plus takfiri du monde djihadiste sunnite, le plus radicalement excommuniant, faisant du chiite et, par capillarité, de l’Iranien (ce « mage perse », pour reprendre la formule de Saddam Hussein largement appréciée par les sympathisants de l’EI) l’ennemi privilégié : Al-Joulani s’était chargé du « nettoyage » de la province de Ninive pour le compte de Daech, entre 2009 et 2011 (voir A.-M. Chelly, Le Coran de sang, le blasphème de Saddam, Ed. du Cerf, 2022). La sévérité des termes choisis pour sa désignation dans la presse iranienne s’inscrit ainsi dans une absolue cohérence, au-delà même du soutien qu’apportait la République islamique d’Iran à l’administration Assad maintenant déchue.

En Iran, la vidéo de la « gifle » de la Première Dame qui embarrasse l’Élysée est bien plus virale, dans les contenus médiatiques d’analyse, que la poignée de main entre le Président Macron et le dignitaire d’HTS devenu chef d’État syrien. Pourquoi ce relatif vide analytique ? Certainement parce que l’événement trouve une place déjà toute faite par le traitement médiatique de la chute de Bachar al Assad au profit d’une sommité de la constellation djihadiste : Téhéran ne reconnaît pas l’actuelle présidence syrienne, les discours du Guide suprême Khamenei appellent à son renversement, sous le vernis théologique habituel, et les « événements » en Syrie sont présentés comme le fruit de manœuvres americano-sionistes dont la France est un satellite, de même que la Turquie, par son appartenance à l’OTAN. Dans son discours du 1er janvier 2025, en l’honneur du cinquième anniversaire de la mort du Général Soleymani (ancien chef de la force spéciale Al-Qods tué à sa sortie de l’aéroport de Bagdad par une frappe de drone ciblée ordonnée par la présidence des États-Unis en 2020), Ali Khamenei a déclaré : « Bien sûr, la victoire est certaine et il ne faut pas considérer cette agitation et ces mouvements actuels comme vains, car ceux qui paradent aujourd’hui, seront un jour écrasés par les pieds des croyants. » (farsi.khamenei.ir)

Toujours sur le site du Guide suprême, dans un entretien avec le Dr Saadollah Zarei, professeur d’université et expert des affaires du Moyen-Orient, vedette des chaînes d’État iraniennes, les événements syriens sont expliqués par les ingérences étrangères en ces termes : si le groupe au pouvoir à Damas annonce qu’il faut entre trois et quatre ans pour que la forme, les dimensions et l’appellation du gouvernement soient définies, c’est du fait d’une évidente ingérence étrangère. Il est clair, explique l’entretien, que les États qui empêchent la formation d’un gouvernement fondé sur la volonté populaire se situent à l’opposé des intérêts des nations, et en particulier du peuple syrien. Par ailleurs, la position officielle de l’Iran décrite par cet entretien indique que, si l’arrivée au pouvoir d’Al-Joulani s’accompagne de doutes médiatiques-spectacles en même temps que de l’arrivée de délégations diplomatiques américaines et européennes (dont fait partie la France), c’est que l’installation d’HTS aux manettes de Damas est au moins acceptée par les puissances occidentales, au plus facilitée par elles. Pour nombre de commentateurs proches du pouvoir iranien, l’exploitation négociée par la France du port syrien de Lattaquié, pour le géant de la logistique qu’est CMA CGM, est une explication « bassement » pragmatiquement de l’invitation d’Al-Joulani à l’Élysée. 

Ainsi, pour l’heure, la République islamique ne modifie pas son discours vis-à-vis des événements syriens, leur tête étant toujours considérée comme ennemie et ses alliés naissants comme traîtres, même si le sujet n’est pas encore pleinement exploité par un tapage médiatique comparable à celui du conflit israélo-palestinien. Tout cela laisse présager d’une définition, toujours en cours, d’une ligne politique franche à adopter durablement à l’avenir vis-à-vis de Damas.

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Quel message l’Iran tire-t-il de la rencontre à Riyad entre Trump et al-Charaa’, un chef d’un groupe sunnite radical ? Cette dynamique alimentera-t-elle l’influence de Téhéran auprès de ses alliés chiites ou, au contraire, affaiblira-t-elle son influence dans la région ? Avec l’arrêt des frappes américaines contre les Houthis, comment Téhéran ajuste-t-il son soutien à son proxy yéménite ? Ce statu quo représente-t-il une victoire stratégique pour Téhéran et quels impacts cela aura-t-il dans les négociations en cours avec Washington ?

Amélie Chelly : Pendant la guerre civile syrienne, à l’heure où la fracture sunnite-chiite était la plus forte et trouvait la résonnance la plus violente jusque dans nos banlieues, deux explications idéologiques d’alliances machiavéliques s’opposaient pour exalter les haines : côté sunnite, la rumeur se répandait qu’Israël était la création d’une secrète intelligence chiite pour semer la discorde et la mort dans le clan arabo-sunnite, tandis que, côté chiite, Israël était présenté comme l’œuvre d’une main sunnite invisible pour détruite les « rawafidh » (« ceux qui refusent le message d’Allah », terme péjoratif pour désigner les chiites). Les accords d’Abraham, normalisant les relations entre Israël et certains pays arabes sunnites (Émirats arabes unis, Bahreïn, puis Maroc et Soudan), en 2020, ont évidemment donné du grain à moudre au discours de la République islamique. Ce dernier événement, rapprochant les États-Unis du maître de Damas, à Riyad, est naturellement présenté, dans les relais médiatiques formels et informels de Téhéran, comme une preuve supplémentaire de ce substrat idéologique.

A priori, si cette tension idéologique est nourrie, l’exaltation et le ralliement de personnes acquises à la cause de l’axe de la résistance (mouqawama) devrait être observable. Or, pour l’heure, tel n’est pas le cas, et ce pour deux raisons. D’une part, la diffusion de tendances causant de l’émotion ou de la frustration n’est qu’une étape, car elle a encore besoin d’être récupérée pour devenir une force mobilisatrice. La République islamique ne se lance pas, pour l’instant, dans une grande campagne de reconstitution des forces vives de ses milices. Non pas que Téhéran aurait abandonné une propagande exhortant le bon fidèle à donner sa vie pour l’axe de la mouqawama – celle-là est ancrée dans la rhétorique traditionnelle du régime comme une ritournelle en mineur –, cependant aucun matraquage médiatique, scolaire, socio-politique n’est actuellement perceptible. Plus que sur une ligne axée sur les milices, les chaînes d’information mettent, par exemple, l’accent sur la rencontre du Guide suprême avec le Premier Ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, pour que les forces des deux peuples soient jointes afin de sauver Gaza. 

D’autre part, à regarder l’histoire de l’axe de la résistance depuis le 7 octobre 2023, force est d’admettre qu’il a plus souffert d’un manque de coordination causé par des divergences d’intérêts, que des opérations de décimation menées par Israël : au Liban, Hassan Nasrallah, secrétaire général historique du Hezbollah, avait acquis la certitude, auprès du Hamas, de ce que le projet sanglant du 7 octobre n’était pas une « lutte finale de libération ». Il s’agissait d’une simple manœuvre-levier (de négociation, de maintien en veille de l’aspiration révolutionnaire, etc.). En conséquence, Nasrallah s’était dit prêt non pas à se lancer dans une guerre totale avec Israël, mais simplement à créer un « front de soutien » à Gaza à partir des zones des fermes de Chebaa, pour éviter que toute la puissance létale de l’armée israélienne ne se concentrât sur la bande. Hassan Nasrallah avait alors l’assurance qu’en cas d’élargissement du conflit, le reste de l’axe de la résistance s’engagerait. C’était sans compter les agendas locaux de chacun : avant que l’allié syrien de la République islamique d’Iran ne lui échappât, emporté par un groupe djihadiste, et, avec lui, la possibilité pour Téhéran d’utiliser le plateau du Golan, Bachar al Assad, hostile aux frères musulmans du Hamas depuis la guerre civile, n’a pas apporté de soutien franc au Sud-Liban, autorisant quelques timides attaques sans ouvrir de front à partir du Golan ou de voie permettant le transport massif de matériel et de technologies. 

Côté irakien, le Hash al-Shaabi, dont on pensait qu’il deviendrait mécaniquement l’avenir des milices de la mouqawamaaprès l’épisode des bipeurs et des talkies-walkies piégés visant les militaires intermédiaires du Hezbollah, ne s’est pas massivement engagé aux côtés du Hezbollah pour Gaza. À ce titre, il ne faut pas sous-estimer l’influence américaine en Irak. D’après des analystes irakiens et iraniens, des pressions états-uniennes sur le Premier ministre Mohammed Chia al Soudani n’auraient pas été sans conséquence sur la non-implication du Hashd al-Shaabi dans le conflit.

De leur côté, les Houthis ont montré une implication forte dans le conflit, causant une crise en Mer Rouge, révélatrice de la vulnérabilité des grandes routes maritimes mondiales. L’annonce faite par Donald Trump, début mai, d’une trêve en Mer Rouge avec les Houthis ne semble pas inclure Israël. Les rebelles ont en effet rapidement confirmé qu’ils poursuivraient leurs attaques contre les navires de l’État hébreu. Encore très récemment, des frappes israéliennes ont touché le dernier avion de l’aéroport de Sanaa. Le conflit ne parait pas perdre en intensité, ce qui pourrait peser sur les négociations en cours entre Washington et Téhéran. Pour cette raison, la République islamique nie régulièrement toute aide matérielle ou stratégique apportée aux Houthis contre Israël (retrait des conseillers militaires iraniens du Yémen à l’appui). Cependant, force est de constater que le satellite yéménite est le plus efficace de tous, dans le contexte du conflit opposant Israël au Hamas. En toute cohérence, pour que l’Iran conserve sa puissance régionale et puisse persister dans la lutte contre Jérusalem, un maintien du moyen de pression yéménite, officieux du moins, parait nécessaire.

Ainsi devait s’expliquer la timidité de la réponse de Téhéran après l’élimination d’Ismaël Haniyeh, chef du parti Hamas, le 31 juillet 2024 : ne pas embraser le conflit sachant que la mouqawama ne s’unissait pas avec homogénéité en renfort au Hezbollah et au Hamas. Pour l’heure, il ne nous est pas permis de savoir quelles décisions la République islamique prendra vis-à-vis des milices (les renforcer ? si oui, lesquelles en priorité ? à partir de quand ?).

Nous avons seulement l’assurance que la force autour de laquelle Téhéran entend concentrer ses leviers géopolitiques et stratégiques consiste en la méconnaissance dans laquelle sont plongées les puissances internationales concernant le degré d’avancée de la nucléarisation militaire iranienne.

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Face aux annonces américaines de partenariats stratégiques avec l’Arabie saoudite, les Émirats et le Qatar, comment l’Iran perçoit-il l’encerclement diplomatique et militaire ? Quelles ripostes ou compensations Téhéran pourrait-il rechercher ?

Amélie Chelly : Le partenariat entre le Président américain et les pays du Golfe n’a jamais fait mystère. Rappelons qu’à l’heure de son premier mandat, Donald Trump faisait son premier déplacement à l’étranger à Riyad et non pas au Mexique ou au Canada, comme le veut la tradition présidentielle américaine. Le déplacement avait aussi pour objectif une signature d’un contrat d’armement de 380 milliards de dollars, ce qui laissait assez peu de doute sur la politique moyen-orientale américaine. 

Récemment, Washington (qui ne voit rien de dérangeant à ce que le Golfe persique puisse être rebaptisé « Golfe arabique ») s’est félicité, à l’issue de la visite de Donald Trump à Riyad, d’une série d’accords présentés comme historiques — en tête, l’engagement saoudien d’investir 600 milliards de dollars aux États-Unis. Derrière cette annonce spectaculaire, des contrats ont été signés dans plusieurs secteurs, traduisant une alliance plus économique que politique. Plus significatif encore : l’entrée des entreprises américaines dans l’ambitieux Plan Vision 2030, où l’Arabie saoudite entend devenir un acteur central de l’intelligence artificielle. Côté Qatar, la tournée du clan Trump n’a pas non plus été infructueuse. Pensons au « cadeau royal » de Doha : un Boeing flambant neuf, estimé à 400 millions de dollars, présenté comme un potentiel remplaçant d’Air Force One. L’implication américaine dans le Golfe concerne aussi les Émirats arabes unis : en plus d’une vertigineuse promesse d’investissements sur dix ans,  des accords d’une valeur de 200 milliards de dollars avec Abu Dabi auraient été conclus, dont un plan d’investissement pour un grand campus d’intelligence artificielle (IA) dans la capitale.

Dans ses conversations avec les Saoudiens, le dossier iranien a été évoqué : l’Arabie saoudite souhaite que les USA parviennent à un accord avec Téhéran. Dans le même temps, une prise de distance avec Benyamin Netanyahou est perceptible. L’ambivalence du discours de Donald Trump sur l’Iran est à observer en miroir stratégique des mots plus que cordiaux réservés à la cour des Saoud, appelée à rejoindre les accords d’Abraham : l’Iran est un pays dangereux pour la région qui ne doit absolument pas acquérir la bombe. Son avenir est entre ses mains et ne pourra devenir « radieux » que si Téhéran fait le bon choix, celui de Trump, celui d’un accord bilatéral avec les USA. Autrement, la réponse sera cinglante et les pressions maximales, prévient le Président américain. Le 14 mai, lors du sommet entre Washington et les pays du Golfe, l’homme d’affaires de la Maison Blanche a sommé Téhéran de mettre fin à toute opération menée par ses proxies.

Les négociations menées depuis la mi-avril, de façon indirecte, ou presque, entre le Ministre des Affaires étrangères iranien, Abbas Araghchi et l’américain Steve Witkoff, sont tour à tour décrites comme « encourageantes », « positives », « compliquées, « qui ne peuvent se régler en deux ou trois réunions ». Même si le Qatar est plus nuancé en matière de négociation avec l’Iran, en nouant des partenariats avec les pays du Golfe et en soufflant le chaud et le froid, la stratégie américaine consiste à forcer l’Iran à des décisions rapides et perdantes. Côté Iran, c’est le long-terme qui prévaut. Gagner du temps. Continuer d’instiller le doute (sur sa capacité nucléaire, par exemple) et la dissension dans l’axe arabo-occidental : plus le conflit à Gaza est meurtrier, plus les opinions publiques (qui ont certes plus de poids dans les démocraties que dans le monarchies) se mettront en travers des politiques d’État, ce qui cause des fragilités. 

Ainsi, à travers cette offensive diplomatique et économique dans le Golfe, Donald Trump réactive les leviers traditionnels de l’influence américaine : contrats colossaux, promesses d’investissement, pressions stratégiques sur l’Iran, et mise en scène d’un leadership sans partage. Mais derrière cette alliance de circonstances, se dessine une politique fondée sur le court terme, les intérêts commerciaux et la mise à distance des équilibres traditionnels du Moyen-Orient. En cultivant une ambiguïté calculée — entre bras tendu à Riyad et menaces à Téhéran —, Washington cherche à redéfinir les règles du jeu régional en excluant le partenaire européen qui peine de plus en plus à rester dans l’équation.

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