Dans son ouvrage de référence sur la géopolitique des langues, « Contre la pensée unique », le grand linguiste français, Claude Hagège, expliquait en 2012, l’«anglais menace le français et la diversité même des langues (…). Posséder les mots et les diffuser, c’est posséder la pensée”. Le français, à la différence de l’anglais, n’a pas de vision dominante mondiale (…), la promotion du français, je le répète, n’a pas pour but une mondialisation à son bénéfice. Il a pour but un autre choix, qui est celui de la diversité”. Dans la vision de Hagège, les langues sont tout sauf neutres. Elles transportent avec leur usage une vision du monde, une forma mentis, de sorte que la généralisation de la langue anglo-américaine dans la culture de masse, les musiques pop, les publicités, les modes, les écoles de commerce, les langages professionnels ou même au sein des institutions européennes elles-mêmes et jusqu’à l’Eurovison qui n’a plus grand-chose d’européen et de divers, attestent que l’Europe et l’Occident dans son ensemble sont une immense colonie étatsunienne ou plutôt anglosaxonne. Ce phénomène s’est aussi généralisé dans de nombreux pays qui vont du Mexique aux Philippines, à la faveur du processus de mondialisation qui, durant les années 1990-2000, a rimé avec « l’anglosaxonnisation ». Durant ces années de triomphe du modèle libéral anglosaxon sur le soviétisme auto-démantelé, les échanges d’information ont en effet connu une amplification sans précédent grâce à la généralisation de l’anglais comme langue de travail et de socialisation dans les zones touchées par la métropolisation, dont il est devenu la lingua franca, grâce à la numérisation de l’information, à l’ordinateur individuel, à internet et au gsm, puis grâce à l’émergence d’une deuxième génération de fournisseurs de services numériques : les GAFAMs. Depuis cette dernière phase de la mondialisation digitalisée, fruit de « Mc World », l’hégémonie de la langue anglo-américaine s’est imposée partout, bien que certains pôles linguistiques et civilisationnels continuent d’offrit une résistance, notamment le mandarin, l’espagnol, le portugais, l’arabe et, bien sûr, le français.
Si l’ONU recense officiellement six langues de travail (l’anglais, le français, le russe, le chinois, l’arabe et l’espagnol), la quasi-totalité des grandes organisations internationales ne sont réellement concernées que par l’anglais et le français. Ces deux vecteurs sont les seuls à être de facto présents sur les cinq continents. Eux seuls disposent véritablement du statut international, un statut capital dans la compétition économique, politique et, a fortiori culturelle qui agite le globe à l’heure de la mondialisation. A l’image du système bipolaire sécrété au plan géopolitique par l’après Yalta et qui vécut jusqu’à l’effondrement de l’URSS, on peut parler aujourd’hui, au plan linguistique, de la pérennisation d’un partage du monde, entre la langue de Shakespeare (ou plutôt celle de l’Oncle Sam!) d’une part – celle de la mondialisation dangereuse, qui efface les identités au profit d’un Village mondial anglophone – et la langue de Molière, d’autre part, qui aurait dû continuer à être un vecteur de résistance à Mc World et de promotion d’un modèle multipolaire, le français résistant paradoxalement presque plus au Québec que dans la mère patrie française où les Français ont honte de leurs racines et de leur héritage et de leurs traditions, lorsque les jeunes français plébiscitent Mc Donalds, le Blue jeans, et le fast fashion pour se fondre dans ces millions de consommateurs anonymes que l’Oncle Sam diffuse à travers le monde.
L’emprise de l’anglo-américain
Idiome de “Mc World”, véhicule privilégié des échanges internationaux et socle du soft power américain avec plus d’un milliard et demi de locuteurs, l’anglais écrase donc la planète linguistique, tant au plan quantitatif que qualitatif. Il est langue maternelle au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Canada, en Irlande, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud et la langue seconde dans des nations au gabarit impressionnant comme l’Union Indienne, le Pakistan ou le Nigeria. En 2017, les chiffres généralement de l’ordre de 380 millions de locuteurs « langue maternelle », 620 millions « langue seconde» et plus de 600 millions « langue étrangère », confirment cette hégémonie linguistique … Héritage de l’Empire britannique, (Commonwealth) et plus récemment de l’impact économique et politique de la superpuissance étatsunienne, mais aussi de son soft-power et de son industrie musicale et télévisuelle, en plus d’être la langue de l’informatique et du business, l’anglais et son avatar anglo-américain constituent sans l’outil primordial de la communication internationale, des échanges commerciaux aux transferts de technologie, en passant par les systèmes audio-visuels, sans oublier les revues scientifiques et universitaires internationales et les grandes écoles. Véhicule politique et commercial, l’impérialisme anglo-américain se traduit aussi par un processus, mainte fois dénoncé, (tout particulièrement du côté de Paris) d’ «invasion culturelle ». A ce propos, le politologue et stratège américain Zbigniew Brzezinski, dans son ouvrage Le Grand Échiquier, a fait cette remarque, certes cynique, mais si réaliste, quant à la nature de soft power culturel et linguistique anglo-américain : « la nature cosmopolite de la société américaine, écrit-il, a permis aux Etats-Unis d’asseoir plus facilement leur hégémonie dans le monde sans laisser transparaître son caractère strictement national (…). La domination culturelle des Etats-Unis a jusqu’à présent été un aspect sous-estimé de sa puissance globale. Quoi que l’on pense de ses qualités esthétiques, la culture de masse américaine exerce sur la jeunesse en particulier, une séduction irrésistible. Les programmes américains alimentent les trois quarts du marché mondial de la télévision et du cinéma. De ces avantages, (…) l’Amérique tire un prestige politique et une marge de manœuvre inégalées»[1].
Outre la culture, l’anglais est devenu le vecteur quasi exclusif du monde scientifique. La passivité, voire la résignation des scientifiques de langue française à son égard est devenue monnaie courante. Une publication dans une revue aussi prestigieuse que Nature ne peut se faire que par le canal de l’anglais. Les classements des centres de recherche universitaires, qui font la part belle, et pour cause, aux institutions anglo-saxonnes, s’appuient d’abord sur les travaux publiés en anglais. En 1988, l’Académie des sciences française décidait de l’emploi de l’anglais dans ses comptes rendus: reconnaissant le rôle essentiel de l’anglais dans les communications scientifiques internationales, spécialement dans les Sciences, l’Académie décidait de donner une place beaucoup plus importante à l’anglais en favorisant les auteurs acceptant de donner leurs propositions de contributions via une « abridged english version ». Et pour la seule année 2017, on a recensé dans l’enceinte de la vénérable Sorbonne huit colloques et conférences internationale se déroulant exclusivement en anglais! Richelieu, rénovateur de l’antique maison, a du se retourner dans sa tombe… Dès 1990, l’AUPELF s’inquiétait: sur l’ensemble des publications scientifiques dans le monde, 65% étaient rédigées en anglais, 12% en russe et 10% en français. En 2012, les pourcentages étaient passés à 70%, 13% et 9%… Pire, peut-être, en changeant d’échelle, au Québec, siège de l’Office international de la francophonie, (cf.infra), 70% des articles publiés par les scientifiques québécois l’étaient en langue anglaise en 1970… et plus de 85% en 2012…
L’affrontement entre l’anglophonie et la francophonie est particulièrement visible en Afrique de l’Ouest et centrale, où certains pays comme le Rwanda sont passés subitement à l’anglais. Les Tutsis, traditionnellement anti-français et anglophones, sont devenus la pièce maîtresse de la diplomatie américaine au Rwanda comme dans d’autres pays de la région où ils sont prépondérants. Ce n’est pas non plus un hasard si Laurent Désiré Kabila, ex-président de la République démocratique du Congo, qui avait renversé Mobutu avec l’aide américaine, inscrivit en priorité dans son programme culturel le remplacement du français par l’anglais comme première langue étrangère. En Afrique noire, la lutte contre la francophonie — assimilée aux zones d’expansion du christianisme, religion des « colonisateurs européens » — est également un puissant outil d’islamisation, la francophonie étant assimilée à l’héritage colonial et chrétien. La politique d’islamisation menée par l’Arabie Saoudite, le Qatar et le Koweit, se traduit d’ailleurs systématiquement, en Afrique, sur le plan culturel, par une éviction de l’influence française, belge ou portugaise au profit de l’anglophonie. Partout, les Islamistes, qui veulent rompre tout lien avec les anciennes puissances coloniales, surtout francophones, préfèrent l’anglais standard Mc World au français associé à la laïcité et aux Lumières antireligieuses. C’est en partie en jouant sur ce tableau anticolonialiste que Washington sape partout les positions françaises, comme on a pu le voir dans la région des Grands Lacs, plus particulièrement au Zaïre. Dans d’autres cieux, notamment au Canada, les francophones du Québec ont quant à eux le plus grand mal à résister à la progression de l’anglophonie. Certes, le Québec a adopté des lois contre la progression de termes “franglais” et défendent souvent mieux leur langue que leurs “cousins” de France ou de Belgique. Toutefois, ce farouche combat en faveur de la francophonie québécoise n’a pas réussi à maintenir la langue française partout, puisque dans la seconde grande ville du Québec, Montréal, de nombreuses familles anglophones refusent de se plier à la francophonie et tentent même, portées par la mondialisation anglo-saxonnes et la proximité des Etats-Unis, d’y faire progresser l’anglophonie tandis que le français n’est plus connu que de rares élites et de quelques vieillards au Vietnam, dans l’ex-Indochine française comme en Pologne ou en Roumanie.
Le paradoxe québécois
La géopolitique de la langue française en Amérique du Nord constitue un exemple qui illustre la vitalité de la langue de Molières. Le français est vu généralement non seulement comme une enclave linguistique qui a réussi à se maintenir et à se développer au milieu d’un océan anglo-saxon, mais aussi comme une résistance réussie à la domination linguistique de l’anglais que l’on constate aujourd’hui en France, dont la langue s’anglicise à la vitesse grand v. L’Histoire de la Nouvelle France canadienne commence très tôt au début du XVIIème siècle lorsqu’une poignée de colons s’installe dans ces contrées peu adaptées à la présence humaine. Or les quelques colons français dont le nombre reste négligeable (quelques milliers seulement) s’occupe surtout du commerce des fourrures, établissent des relations constructives avec des tribus indiennes voisines à la différence des Britanniques des treize colonies, et très vite, une mini civilisation française constituée autour du golfe du fleuve Saint Laurent, des villes de Québec et des Trois rivières, et de Montréal. En 1763, après une longue série de guerres, la France cède définitivement sa colonie d’outre-Atlantique à la Grande-Bretagne. Il est curieux de noter que le roi français, lorsqu’on lui offrait le choix d’abandonner soit les Antilles soit la Nouvelle France, décide de garder les deux îles sucrières de Guadeloupe et de Martinique qu’ils considèrent comme plus importantes sur le plan économique que “quelques arpentes de neige” au Canada français. Ces Français oubliés du Québec comptent alors seulement 60 000 âmes, devenus 250 ans plus tard plus de huit millions. Aujourd’hui, cette province canadienne est un véritable moteur économique du Canada et sa partie la plus développée marquée par une forte capacité d’innovation, de flexibilité et de productivité. Comment cela a-t-il été possible? Il faut pour cela revenir sur la révolution silencieuse qui a transformé la société québécoise et qui se base sur un paradoxe: les Québécois ont préservé une forte identité nationale alors même que leurs frères français ont tout fait pour l’effacer – et en même temps cette société a réussi à s’insérer dans l’écosystème productif de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, le Québec constitue un prolongement vers le Nord du cluster productif et financier de la côte-Est des Etats-Unis. En même temps, le Québec représente une porte d’entrée à des capitaux européens de par ses liens avec le Vieux-Continent. Les Québécois francophones ont préservé pendant des siècles une très forte natalité grâce au modèle rural qui prédominait au Canada français, mais ils ont aussi préservé la langue de leurs alleux en résistant farouchement à tout emprunt linguistique à leur voisin. Nous pensons que cette lutte identitaire est à l’origine du phénomène que l’on observe aujourd’hui au Québec et qui consiste en ce que le développement économique et l’innovation ne peuvent avoir lieu que dans une société fière de ses racines, de son histoire, qui résiste à la mondialisation anglo-saxonne et qui n’a pas honte de son identité fort différente. Grâce à une politique linguistique très active, les Québécois ont non seulement réussi à maintenir leur présence mais aussi à élargir le champ de la langue française qui progresse même aujourd’hui au Québec y compris à Montréal, notamment au moyen d’une immigration sélective privilégiant les candidats francophones venus de France, de Belgique, de l’Afrique du nord et de l’Afrique subsaharienne. Les autorités québécoises pratiquent en effet une immigration volontariste et choisie puisque les candidats sont soumis à un examen linguistique préalable avant de pouvoir émigrer au Canada francophone, ce qui rend plus éligible par exemple un Russe francophone qu’un Algérien qui ne le serait plus.
[1] Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier…, pp 50-51.