Le soutien militaire d’Israël à l’Azerbaïdjan

Shares

Depuis son accession à l’indépendance en 1991, l’Azerbaïdjan – État autocratique parmi les plus mal classés au monde que cela soit pour les droits de l’homme, la liberté d’expression ou la liberté de la presse[1] – est devenu l’un des plus proches partenaires d’Israël dans le monde musulman. Bien que la Turquie demeure l’allié le plus fidèle de Bakou, la détérioration des relations entre Tel Aviv et Ankara n’a pas modifié les relations d’Israël avec l’Azerbaïdjan. Au contraire, depuis vingt ans, les liens entre les deux pays se sont considérablement renforcés. Depuis le début des années 2000, Israël a développé une discrète mais étroite alliance stratégique avec l’Azerbaïdjan, vendant à ce pays à majorité chiite des armements pour une valeur de plusieurs milliards de dollars. En retour, l’Azerbaïdjan fournit à Israël du pétrole[2] et surtout, une base pour ses opérations de renseignement en Iran. 

La possibilité qu’offre l’Azerbaïdjan à Israël de bénéficier d’un approvisionnement régulier en hydrocarbures est un facteur majeur dans les relations développées et entretenues avec Bakou, considéré comme un partenaire fiable, stable – en l’absence de toute opposition interne au régime d’Aliev – et stratégique[3].

Israël, fournisseur majeur d’armements à l’Azerbaïdjan

Si les achats d’armements de l’Azerbaïdjan auprès de la Russie et de la Turquie sont souvent évoqués, le rôle joué important joué par l’État hébreu en la matière est moins connu.

De 2010 à 2011, les dépenses militaires de l’Azerbaïdjan sont passées de 1,59 milliard de dollars (3,95% du PIB) à 3,1 milliards de dollars (6,2% du PIB). En plus des dépenses militaires directes, en 2011, 1,36 milliard de dollars a été investi pour développer l’industrie de la défense, portant le montant total du budget de la défense à 4,46 milliards de dollars, soit 8,9% du PIB. Depuis 2012, les dépenses militaires de l’Azerbaïdjan ne cessent de poursuivre leur augmentation[4]. Le Stockholm Peace Research Institute (SIPRI) constate que l’Azerbaïdjan a dépassé la plupart des pays du monde en ce domaine, enregistrant une augmentation de 493% entre 2004 et 2014[5]. Cet État constitue ainsi un marché de plusieurs milliards de dollars pour les industriels de défense, parmi lesquels ceux de l’État hébreu. 

Selon le SIPRI[6], sur la période 2011-2020, près de 27% des armements vendus à l’Azerbaïdjan ont été fournis par Israël – et 69% pour la période 2016-2020 ayant conduit à la seconde guerre du Haut-Karabakh. Ses industriels ont fourni à Bakou leurs systèmes d’armes les plus avancés : 

– des missiles antichars guidés et des missiles balistiques tactiques Extra d’une portée de 150 km[7] ;

– des systèmes de défense antiaérienne Barak-8[8]. En mai 2021, des médias ont même évoqué le fait que l’Azerbaïdjan pourrait également avoir acheté des batteries de défense antimissiles Iron Dome afin de faire face aux activités militaires de l’Iran à sa frontière et qu’il envisageait d’acheter le système de défense antimissile Arrow-3 d’Israël[9] ;

– 6 patrouilleurs hauturiers OPV-62 (2013) ;

–  6 patrouilleurs rapides Shaldag, produits en Azerbaïdjan entre 2015 et 2019 dans un chantier naval construit par les Israéliens ;

– des systèmes de guerre électronique et des technologies d’espionnage avancées, y compris le très controversé logiciel Pegasus du groupe NSO[11].

Mais c’est surtout dans le domaine des drones que la coopération israélo-azérie a été la plus poussée. Depuis 2007, année où l’armée azérie a passé sa première commande de drones auprès de l’entreprise israélienne Aeronautics Defence Systems, elle s’est presque entièrement équipée d’engins de fabrication israélienne : drones de renseignement (Aerostar et Searcher Mk II[12]), drones tactiques (Heron 450 et 900) ou encore « munitions rodeuses » (Harop d’Israel Aerospace Industry, SkyStriker d’Elbit Systems et Orbiter-1K). Quelques mois avant la guerre du Haut-Karabakh de 2020, on estimait que l’Azerbaïdjan disposait de près de 120 drones tactiques et de 500 drones kamikazes, la grande majorité d’entre eux étant israéliens. Pourtant, durant ce conflit, les médias ont davantage parlé des 50 drones Bayraktar TB2 achetés à la Turquie que des drones israéliens, principalement en raison du soutien largement affiché et médiatisé d’Ankara à Bakou. 

Une partie de ces drones a été produite localement, suite à la création d’une coentreprise entre le ministère des Industries de la défense azéri et la société israélienne Aeronautics Defense Systems. Cette entreprise, dénommée Azad Systems Company, située à Bakou, a commencé sa production en mars 2011. Puis, en février 2012, IAI a ouvert un cours de formation pour les opérateurs de drones azerbaïdjanais[13]. Grâce à celle-ci formation et aux matériels performants livrés, en 2020, lors de la guerre du Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan a pu utiliser de manière très innovante ses drones et a été en mesure d’intégrer et de déployer ensemble les engins turcs et israéliens.

Au-delà de ces armes, la société israélienne Elta Systems a réalisé pour Bakou une cartographie numérique de l’ensemble du Haut-Karabagh, ce qui a donné un avantage considérable aux forces azerbaïdjanaises dans la conduite de leurs opérations. Grâce à la modélisation numérique terrian des opérations permettant un ciblage de haute précision, les drones azéris ont été responsables de près de 90% des pertes arméniennes en chars, en artillerie et en systèmes de défense antiaérienne.

Enfin, pendant le conflit de 2020, un pont aérien reliant l’État hébreu et l’Azerbaïdjan à travers les espaces aériens turc et géorgien a permis un approvisionnement continu en munitions et équipements des forces azéries par près d’une centaine d’avions-cargos[14].

Depuis la fin de la guerre, les visites officielles de dirigeants israéliens se sont poursuivies sur un rythme régulier : 

– visite du ministre israélien des Finances, Avigdor Lieberman (avril 2022) afin de conclure des accords pour développer les relations économiques, en particulier les importations israéliennes de pétrole ;

– visite du ministre israélien de la Défense, Benny Gantz (octobre 2022) qui n’a été rendue publique qu’à son issue car elle concernait la signature de plusieurs accords de coopération majeurs dans les domaines militaire et sécuritaire[15] ;

– visite du ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen (avril 2023) afin d’approfondir encore les relations entre les deux pays. 

Aussi, après 30 ans de relations diplomatiques officieuses entre les deux États, l’Azerbaïdjan a ouvert le 29 mars 2023 son ambassade à Tel-Aviv. 

Ces derniers jours encore, grâce à plusieurs articles publiés par le quotidien israélien Haaretz et au suivi des activités aériennes azéries via le site Flightradar24, il a été possible d’observer l’accélération des livraisons d’armes israéliennes à Bakou, qui une nouvelle fois a précédé une offensive contre le Haut-Karabakh[16].

Mais la coopération entre Israël et l’Azerbaïdjan ne se limite pas au secteur militaire ; elle s’étend également à des projets économiques. Le gouvernement de Bakou a récemment lancé des appels d’offres pour la reconstruction des « zones libérées » du Haut-Karabakh. Des entreprises israéliennes ont déjà pris part à ces projets, notamment la plateforme d’investissement OurCrowd[17]. Israël s’est également engagé à partager avec l’Azerbaïdjan son expertise dans le domaine de la production agricole, en particulier de la culture du blé, qui fait l’objet d’une pénurie mondiale en raison de la guerre d’Ukraine. 

Le renforcement constant des liens avec l’Azerbaïdjan s’est encore manifesté en août 2023 lorsque a été organisée à Bakou la conférence des rabbins européens, alors même qu’il est de notoriété que la « laïcité » affichée par le régime d’Aliev n’est qu’une façade et que celui-ci clame qu’il veut « nettoyer » son pays de tous les Arméniens. Cet événement a entraîné de nombreuses réactions dans la communauté juive française, notamment celle de l’historien de l’antisémitisme Marc Knobel, qui a publié une véhémente tribune dénonçant cette compromission dans Le Point[18]–dont s’est fait l’écho la chaine internationale I24 News[19].

L’Azerbaïdjan, base avancée du renseignement israélien contre l’Iran

Dès les années 1990, les Israéliens auraient construit sur les frontières méridionales de l’Azerbaïdjan plusieurs stations de renseignement électronique pour surveiller les activités de l’Iran[20]. Bakou aurait également autorisé le Mossad à établir une base opérationnelle avancée sur son territoire afin de conduire des opérations à l’intérieur de l’Iran[21]. Ainsi, il a été révélé il y a deux ans que le vol des archives nucléaires iraniennes réalisé par le Mossad en 2018 avait été organisé depuis l’Azerbaïdjan occidental, et que les volumineuses archives ont transité par ce pays avant d’être transférées en Israël[22]. La coopération entre les deux pays concerne également la lutte antiterroriste, les opérateurs du Mossad profitant de leur présence dans le pays pour y recueillir des renseignements sur les organisations terroristes, notamment sur le Hezbollah[23].

Enfin, Bakou aurait mis à la disposition de l’État hébreu ses aérodromes au cas où ce dernier déciderait d’attaquer les sites nucléaires iraniens. L’accès d’Israël aux aérodromes de l’Azerbaïdjan changerait la donne dans sa capacité à frapper les installations nucléaires iraniennes, car il permettrait aux chasseurs-bombardiers israéliens de se replier vers le nord et d’atterrir en Azerbaïdjan au lieu de devoir compter sur le ravitaillement en vol. Si l’utilisation des aérodromes azéris ne garantit pas une attaque israélienne contre l’Iran, elle augmente certainement la faisabilité d’une telle agression. 

Reste à savoir jusqu’où Bakou est prêt à aller contre son voisin méridional avec lequel les relations sont de plus en plus tendues[24]. L’utilisation par Israël du territoire azerbaïdjanais comme base d’attaques contre son territoire ne sera jamais tolérée par l’Iran pour qui le partenariat stratégique Tel Aviv/Bakou est une source d’inquiétude. Afin de compromettre cette relation, le régime iranien mènerait des opérations clandestines en Azerbaïdjan qui prendraient pour cible des sites commerciaux et culturels juifs ou parrainés par Israël pour faire comprendre à la société azerbaïdjanaise que les relations avec Israël nuisent à sa sécurité[25].

*

Le soutien de l’État hébreu à Bakou a tout pour surprendre. Lors de la guerre de 2020 au Haut-Karabakh, la sympathie d’Israël aurait en effet dû pencher du côté des Arméniens – un peuple qui a également subi un génocide –, ou tout au moins Tel Aviv aurait pu faire preuve d’une neutralité bienveillante pendant le conflit. Mais il n’en a rien été et l’Arménie, qui a ouvert une mission diplomatique en Israël en juin 2020, a rappelé son ambassadeur en octobre suivant, lors de l’attaque des forces azerbaïdjanaises contre le Haut-Karabakh, rendue notamment possible grâce aux livraisons d’armes israéliennes.

De plus, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’État hébreu n’a jamais officiellement reconnu le génocide arménien de 1915, antérieur à la Shoah, tout aussi inhumain et barbare que l’extermination des juifs européens, lequel se poursuit jusqu’à nos jours[26].

Si les préoccupations d’Israël face à l’encerclement iranien par proxys interposés sont légitimes, force est de constater que pour assurer sa sécurité, l’État hébreu n’hésite pas à nouer des alliances contre nature au regard des valeurs démocratiques qu’il professe, quand bien même cela nuit à d’autres : avec l’Arabie saoudite pays d’exportation de l’idéologie mortifère wahhabite ; avec l’Azerbaïdjan régime totalitaire et haineux… 

De plus Israël prend un grand risque en s’alliant à l’Azerbaïdjan. En effet, Tel Aviv néglige le fait que l’argument majeur de Bakou pour reconquérir le Haut-Karabakh est le respect de l’intégrité territoriale des États et des frontières internationalement reconnues (rejetant de facto le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes). Au nom de ce principe, nul doute qu’un jour, l’Azerbaïdjan, État musulman, se rangera dans le camp de ceux qui demandent le retour aux frontières de 1967 pour l’État hébreu…


[1]https://www.hrw.org/news/2023/04/05/submission-universal-periodic-review-azerbaijan

https://www.amnesty.org/fr/location/europe-and-central-asia/azerbaijan/report-azerbaijan/
https://rsf.org/fr/pays/azerbaïdjan

[2]Israël importe plus de 40% de son pétrole d’Azerbaïdjan, via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC)

[3] Alexander Murinson, The Ties between Israel and Azerbaijan, Mideast Security and Policy Studies n°110, The Begin-Sadat (BESA) Center for Strategic Studies, October 2014.

[4] Alexander Murinson, op. cit., p. 23.

[5] http://www.asiandefencenews.com/2014/04/azerbaijans- military-spending-surged.html 

[6] https://www.sipri.org/commentary/topical-backgrounder/2021/arms-transfers-conflict-zones-case-nagorno-karabakh

[7]Le tir d’essai de ces missiles a été retransmis à la télévision nationale azerbaïdjanaise (cf. Alexander Murinson,op. cit.).

[8] Avi Scharf, “Azerbaijan Tests Advanced Israeli Missile, Cargo Flights Spike, as Nagorno- Karabakh Tensions Mount”, Haaretz, 13 septembre, 2023 (https://www.haaretz.com/israel-news/security-aviation/2023-09-13/ty-article/azerbaijan-tests-israeli-missile-cargo-flights-spike-as-nagorno-karabakh-tensions-mount/0000018a-8dc7-dd09-a3ba-fde7093e0000)

[9] Igor Delanöé, « Israel – Azerbaijan: an alliance in search of renewal”, Fondation méditerranéenne d’études stratégiques, 28 juillet 2021 (https://fmes-france.org/israel-azerbaijan-an-alliance-in-search-of-renewal/)

[10] https://mod.gov.az/en/news/air-defense-units-carry-out-combat-firing-video-49211.html

[11] Anis Raiss, “Gunning for conflict: Israeli-Azerbaijani collaboration against Iran”, The Craddle, 5 avril 2023 (https://new.thecradle.co/articles/gunning-for-conflict-israeli-azerbaijani-collaboration-against-iran)

[12] Ibid.

[13] Alexander Murinson, op. cit., p. 26.

[14] Igor Delanöé, op. cit.

[15] Ibid.

[16] Cf. Éric Denécé et Alain Charret, « Accélération des livraisons d’armes israéliennes à l’Azerbaïdjan », Note d’Actualité n°614, CF2R, septembre 2023 (https://cf2r.org/actualite/acceleration-des-livraisons-darmes-israeliennes-a-lazerbaidjan/).

[17] OurCrowd a signé un protocole d’accord avec la Public Investment Company of Azerbaijan (AIC) pour une coopération stratégique en matière d’investissements. L’AIC devrait investir dans une dizaine de start-ups de son portefeuille susceptibles d’aider l’économie azerbaïdjanaise, en se concentrant sur des domaines tels que l’énergie, la santé, l’agritech, la food-tech et l’éducation (cf. Anis Raiss, op. cit.).

[18] Marc Knobel « Messieurs les rabbins, j’ai honte et je suis juif », Le Point, 8 août 2023(https://www.lepoint.fr/invites-du-point/messieurs-les-rabbins-j-ai-honte-et-je-suis-juif-08-08-2023-2530905_420.php#11).

[19] https://www.i24news.tv/fr/actu/international/europe/1691999503-tolle-autour-de-la-conference-des-rabbins-europeens-en-azerbaidjan

[20] Alexander Murinson, op. cit., p. 22.

[21] Anis Raiss, op. cit.

[22] Ibid.

[23] Alexander Murinson, op. cit., p. 21.

[24] Notamment au sujet du corridor du Zangezour que réclame Bakou – qui couperait l’Iran de l’Arménie – et de ses revendications sur l’Azerbaïdjan iranien.

[25] Alexander Murinson, op. cit., p. 21.

[26] Cf. Haut-Karabakh : le Livre noir, sous la direction d’Éric Denécé et Tigrane Yégavian, CF2R/Ellipses, Paris, 2022.

Shares
Retour en haut