La bataille de Poutinegrad aura lieu

Julien Aubert / DR / Montage Le Diplomate

Odessa fait partie de ces villes romanesques qui peuplent les imaginaires des peuples. D’après les russes, c’est une ville au nom mythique fondée en 1794 par une impératrice (russe), Catherine II, avec pour maitre d’ouvrage, un français, lointain cousin du cardinal de Richelieu. Elle incarne l’âge d’or de l’expansion tsariste, sur la route de Constantinople.

Pour les ukrainiens, c’est une ville cosmopolite, bien plus ancienne : bien avant les Russes, les Grecs, les Romains puis les Ottomans (forteresse de Yeni Dünya) s’étaient intéressés à ce site, favorable à l’établissement d’un port en eaux profondes, bien protégé des vents et de la glace en hiver.

Même l’origine du nom fait débat : Odusseus (Ulysse en grec) ou Odessos colonie grecque à l’origine de Varna elle aussi située sur la Mer Noire (Bulgarie) ? Avec deux certificats de naissance Odessa, « la Marseille d’Ukraine », la « Perle de la Mer noire » est décidément une ville entre deux-eaux, et entre deux terres. 

Depuis le début de l’invasion russe, elle est aussi le nœud gordien stratégique du conflit. Au moment de l’invasion en 2022, l’objectif final de Poutine semblait être de couper rapidement l’Ukraine de tout accès à la mer, afin de l’étouffer économiquement. Odessa en est la clé.

L’enjeu est tout d’abord militaire et économique. Ancienne base navale soviétique, Odessa avait récupéré en 2000 un statut de port franc (jusqu’en 2025) qu’elle avait au XIXème siècle, et revêtait donc une importance cruciale pour la flotte russe. Les bombardements ont détruit des infrastructures critiques, comme les ponts qui permettaient d’exporter par train les marchandises vers la Roumanie. L’essentiel du combat s’est déroulé en mer, les navires de guerre russes interdisant dans un premier temps la navigation commerciale à destination et en provenance d’Ukraine avec un blocus naval. La marine ukrainienne a ensuite sapé la supériorité navale russe en ayant recours à des missiles et des drones qui sont venus frapper les navires russes dans leurs bases. Sans marine, mis à part quelques corvettes et patrouilleurs, l’Ukraine a réussi à briser le blocus russe en obligeant la flotte russe à se replier dans la partie orientale de la mer Noire.

L’enjeu est ensuite identitaire. Le maire de la ville, en poste depuis mai 2014, Gennadiy Trukhanov, appartenait au Parti des régions, la formation politique qui soutenait le président déchu. D’après lui, Odessa, quoiqu’ukrainienne, parle à 90% russe. Si ce chiffre est sans doute exagéré, Odessa est une ville fracturée au plan communautaire. Si Vladimir Poutine se garde bien de préciser ses buts de guerre territoriaux, il avait rappelé en décembre 2023 dans une conférence de presse le passé russe de la ville ukrainienne d’Odessa, ce que les médias pro-Kremlin répètent depuis des mois. 

La prise de contrôle par Moscou d’Odessa donnerait également à l’armée russe l’accès à la frontière avec la Moldavie, où les autorités de la région séparatiste de Transnistrie non reconnue ont demandé l’aide de la Russie. 

Le troisième enjeu est personnel, et concerne Poutine. Odessa est à Poutine, ce que Stalingrad fut à Staline : un symbole.

La Russie, on le sait, avait annexé la république autonome de Crimée en février – mars 2014, après le renversement de Viktor Ianoukovytch, pro-Kremlin. En simultané, l’Est du pays avait été agité par des soulèvements anti-Maïdan, probablement encouragés par Moscou, notamment à Kharkiv, seconde ville du pays, avant d’évoluer en mouvements séparatistes (proclamation des républiques de Donetsk et de Lougansk). C’est dans ce contexte, alors que l’armée ukrainienne décidait d’intervenir à l’Est qu’une tentative de soulèvement pro-russe avait eu lieu à Odessa, la troisième ville en importance du pays. 

Déjà, en novembre 2004, des milliers de manifestants avaient adopté à Odessa une résolution demandant l’organisation d’une Assemblée des députés de toutes les régions du sud et de l’est de l’Ukraine, afin de discuter de la création d’un « Territoire de la Nouvelle Russie » indépendant à la fois de l’Ukraine et de la Russie. Le contexte était propice. Le 2 mai 2014, le gouvernement ukrainien avait ainsi signalé que des bus pleins de pro-séparatistes avaient été interceptés, alors qu’ils venaient grossir les rangs de partisans anti-Maidan venus écraser une marche pro-unité. Une bataille de rue entre des militants prorusses munis d’armes à feu et une foule d’activistes pro-­Maïdan avait fait deux morts chez ces derniers. Ulcérés de voir les meurtriers protégés par la police de la ville, alors noyautée par des prorusses, les partisans de la révolution avaient pourchassé leurs ennemis à travers toute la ville. L’opération séparatiste s’était terminée par la mort tragique de 40 militants pro-russes, asphyxiés ou brûlés vifs après l’incendie d’un bâtiment où ils s’étaient réfugiés. 

Toutes les victimes n’étaient pas d’Odessa, des rapports faisant état de citoyens russes ou de Transnistrie. Opération de déstabilisation russe manquée ou bien manifestations spontanées ayant dégénéré ? Difficile de trancher. 

En revanche, au lendemain de ce bain de sang, Poutine a décidé la reconnaissance des deux républiques séparatistes de l’Est et accusé Zelensky d’être un des responsables de ce massacre. Celui-ci sera régulièrement commémoré en Russie.

Lorsque le Maitre du Kremlin a lancé l’invasion, le 21 février 2022, il a rappelé ceci : « On ne peut se rappeler sans un frémissement d’horreur la terrible tragédie d’Odessa où des manifestants pacifiques ont été sauvagement assassinés, brûlés vifs dans la Maison des syndicats. Les criminels qui ont commis cette atrocité n’ont pas été punis, personne ne les recherche. Mais nous connaissons leurs noms et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour les retrouver et les traduire en justice. »

On le voit Odessa, au-delà de son intérêt économique, joue un rôle symbolique car elle reste comme un affront pour Poutine, qu’il entend probablement venger. 

Hasard ou coïncidence ? C’est le 21 février 2024, deux ans jour pour jour après le discours de Poutine appelant à rendre justice, qu’Emmanuel Macron a laissé entendre sa ligne rouge en déclarant hors micro à des journalistes : « De toute façon, dans l’année qui vient, je vais devoir envoyer des mecs à Odessa », propos ensuite démentis, mais qui permettent peut-être d’envoyer un message crypté à Poutine : l’Europe ne peut pas laisser la Russie mettre la main sur un port qui non content de faire de l’Ukraine une enclave, donnerait à Moscou une influence cruciale sur le trafic maritime régional. 

En cas de négociations de paix, le statut de la ville sera donc âprement discuté : Odessa est la garantie de la viabilité économique de l’Ukraine, car elle est son principal port de débouché sur la Mer noire. Mais elle est de toutes évidences un enjeu symbolique, économique et identitaire majeur pour la Russie…

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