Attentat de Moscou : Jeux de miroirs au Kremlin

Julien Aubert

L’attaque a été terriblement meurtrière – 144 morts et 551 blessés. Les terroristes du Crocus City Hall et leurs complices, affiliés à l’organisation État islamique au Khorassan, étaient tous originaires d’Asie centrale – soit sept Tadjiks et un Kirghiz – pour la plupart installés en Russie.

Pourtant, assez étrangement, la justice russe a tout fait pour orienter les recherches vers l’Ukraine en affirmant que « le travail avec les terroristes détenus, l’examen des dispositifs techniques saisis sur eux et l’analyse des informations sur les transactions financières ont permis d’obtenir des preuves de leurs liens avec les nationalistes ukrainiens ». Alexandre Bortnikov, le chef des services russes de sécurité, a surenchéri en ne visant plus Kiev mais carrément l’Occident : « Nous pensons que l’action a été préparée par des islamistes radicaux et, bien entendu, facilitée par les services secrets occidentaux ». Poutine a quant à lui visé les puissances alliées des néo-nazis, c’est à dire dans sa rhétorique, Washington et ses alliés. 

L’insistance du Kremlin à porter ces accusations fantaisistes pourrait prêter à rire, s’il n’y avait pas eu une telle tragédie. On peut imaginer l’indignation de l’État islamique, qui a promptement revendiqué l’attentat, et qui pourtant est complètement invisibilisé par Poutine. 

Je vois trois hypothèses plausibles pour cet acharnement. 

La première raison est que lorsque Poutine se regarde dans le miroir de la société russe, il ne veut voir que l’image de la puissance et de la paix. Il est celui qui a écrasé les mouvements terroristes islamistes en Russie et rétabli la sécurité sur le sol russe. Les deux guerres de Tchétchénie ont été un tournant, même si le déclenchement de la seconde a peut-être été artificiellement provoqué par Moscou. 

Comme en Ukraine, du point de vue de Poutine, la Russie était en danger et il allait se battre pour la protéger. Poutine, pour gagner la seconde guerre, n’a pas hésité à déporter le peuple tchétchène. In fine, sa brutalité a payé, après une vague sanglante d’attentats : prise d’otages du théâtre de Moscou (2002) et de Beslan (2004), attentats dans le Nevsky express (2009), le métro moscovite (2010) ou à l’aéroport Domodevo (2011). Si la Russie a été sous le menace terroriste (2017, Saint-Pétersbourg), celle-ci n’avait plus la même ampleur depuis 2013 (Volgograd). 

Dans le langage des fleurs, le crocus signifie l’inquiétude. Crocus City Hall représente un tournant car elle brise le miroir et écorne sérieusement le mythe d’un président vainqueur du terrorisme, dix ans après la baisse d’intensité des attaques.

La seconde raison est que cet attentat met en lumière les arrière-cuisines géopolitiques peu ragoutantes de Moscou. Tout en défendant la civilisation occidentale « régénérée », Moscou est alliée de l’Iran et flirte avec le Hamas, lorsque ses intérêts l’exigent. Il y a là un biais cognitif : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». C’est la phrase de Churchill : « Si Hitler envahissait l’Enfer, je pourrais défendre favorablement le cas du Diable à la Chambre des Communes ». Partager des valeurs sur un sujet particulièrement controversé – ici, l’affrontement avec l’Occident – conduit à intégrer deux acteurs a priori très différents, à penser qu’ils s’apprécieront mutuellement. C’est ainsi que Poutine a vu non sans satisfaction les talibans chasser Washington, et a établi avec eux des relations cordiales. 

Le revers de la médaille est que cette politique lui a amené en miroir la détestation des ennemis de ses « nouveaux amis », nommément l’État islamique. Daech est ennemi des talibans. C’est sa branche afghane, également appelée Daech-K, qui est passée à l’offensive. L’EI a un passé violent d’attaques contre la Russie. En 2015, le groupe avait revendiqué l’explosion d’un avion russe décollant d’Égypte. En 2022, l’organisation a attaqué l’ambassade de Russie à Kaboul. L’organisation a aussi condamné les attaques russes contre ses forces en Syrie et en Afrique de l’Ouest.

La dernière explication est que pour Vladimir Poutine, tout ce qui ne rentre pas dans la logique de l’affrontement avec l’Ukraine est une distraction géopolitique inutile qui ne peut que désorienter le peuple russe de l’objectif numéro 1 : « dénazifier » l’Ukraine.

On peut aussi penser que cette réinterprétation de la réalité est également conditionnée par un biais psychologique avec un jeu de perceptions. Comme l’ont montré certains spécialistes de questions internationales comme Robert Jervis (1971), l’analyse d’une situation tend à être vue à travers le prisme des croyances/connaissances antérieures, comme dans un miroir déformé. On sait que Washington avait alerté Moscou de l’imminence d’une attaque mais là encore le biais cognitif existe : les informations sont pondérées en fonction de la perception de l’émetteur du message. Ainsi, pendant la guerre froide, un ambassadeur Indien qui avertît le gouvernement américain de l’imminence d’une intervention Chinoise en Corée ne fut pas écouté car il était connu pour être opposé à la politique américaine.

Lorsque des acteurs ne perçoivent pas spontanément l’évidence comme rentrant dans leurs vues, ils l’explicitent souvent de manière à ce que ce soit compatible avec leurs croyances. JF. Dulles interpréta en son temps une réduction des troupes soviétiques non pas comme un adoucissement des intentions soviétiques mais comme une mesure dictée par des difficultés économiques. Les services russes auraient alors considéré que l’irruption d’une telle attaque ne pouvait être détachée du bras-de-fer en Ukraine. La paranoïa du régime a fait le reste. Parce que l’étendue des croyances personnelles a une importance largement sous-estimée sur les perceptions, les acteurs tendent à voir leurs interprétations comme forcément évidentes plutôt que plausibles.

Après la rocambolesque échappée de Prigojine, la tragédie de Crocus City Hall vient mettre en lumière la vulnérabilité d’un régime réduit à reposer sur la propagande pour cacher ses faiblesses sécuritaires. Comme explique Orwell, « le langage politique est destiné à rendre vraisemblable les mensonges, respectables les meurtres et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que vent. »


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