La Révolution des Œillets : un héritage trahi

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A la mémoire de José Soares, ancien prisonnier politique, parrain de mon père

Il y a 50 ans, le 25 avril 1974, la Révolution des Œillets met fin au régime de l’Estado Novo instaurée par Salazar en 1933, sept ans après l’avènement de la dictature à Lisbonne. Malgré la mort de Salazar, survenue quatre ans auparavant, son successeur, Marcelo Caetano, parvient à maintenir le régime en place malgré les difficultés économiques et les guerre coloniales (Angola, Mozambique, Guinée Bissau) qui poussent depuis plus de 10 ans des centaines de milliers de Portugais sur les routes de l’exil, notamment vers la France. La particularité de cette révolution, unique en Europe, c’est qu’elle est dirigée par une partie de l’armée, et notamment un groupe de jeunes officiers subalternes qui appartiennent au MFA (Movimento das Forças Armadas : Mouvement des Forces Armées). Mécontents des coûts humains et financiers des guerres coloniales et de l’autoritarisme continu du régime. Ces officiers sont en grande partie influencés par les idées marxistes et anticolonialistes, ce qui les distingue des hauts gradés conservateurs. Parmi eux, l’histoire retiendra les noms d’Otelo Saraiva de Carvalho et de Salgueiro Maia. 

Le succès

Dans la nuit du 24 au 25 avril 1974, le MFA lance une opération militaire qui prend rapidement le contrôle des points stratégiques du pays sans grande résistance. Le signal du début de la révolution est la diffusion de la chanson “Grândola, Vila Morena” de Zeca Afonso à la radio alors qu’elle est interdite par le régime. C’est le code convenu par le MFA pour démarrer de l’insurrection. La population, réalisant que le mouvement est en marche, descend dans les rues pour soutenir les militaires, distribuant des œillets rouges, fleurs qui ont donné leur nom à la révolution. Selon la version officielle, c’est une jeune fille qui travaille dans un restaurant près de Terreiro do Paço, où se rassemblent les officiers du MFA, qui a été chargée de distribuer les fleurs. Elle ramenait des œillets chez elle lorsqu’un soldat lui a demandé une cigarette. Elle n’en avait pas et lui a donné la fleur à la place. Le jeune soldat met l’œillet dans le canon de son fusil, acte répété par d’autres camarades.

Dans l’ensemble, la prise du pouvoir par le MFA s’effectue sans effusion de sang de la part des insurgés. Le 26 avril, on déplore toutefois 4 morts dans la population, tués par la PIDE, la sinistre police politique. Dans le reste du pays, plusieurs régiments rallient également l’insurrection et assurent le succès de la révolution. En 48 heures, l’insurrection triomphe d’un régime militairement affaibli par une guerre sans fin, politiquement épuisé par l’absence de base sociale interne, économiquement épuisé par une pauvreté qui contraste avec le standard européen, et culturellement fatigué par le retard obscurantiste qu’il impose depuis des décennies grâce aux trois « F » : Fado, Fátima, Football. Quelques heures suffisent pour obtenir la reddition inconditionnelle de la plus ancienne dictature européenne. C’est à ce moment que commence véritablement le processus révolutionnaire. L’insurrection militaire précipite la révolution, et non l’inverse. 

De l’espoir à la désillusion

Du 25 avril 1974 au 23 septembre1976, le pays va connaître une ferveur révolutionnaire pour tenter de réformer le pays en profondeur sans pour autant sombrer dans la caricature de la dictature du prolétariat. Par ailleurs, les nouvelles structures gouvernementales qui se succèdent mettent un terme aux guerres coloniales. Mais au sein du MFA, les déceptions quant à l’évolution du processus révolutionnaire vers la social-démocratie, aboutissent à une crise à la tête du mouvement qui débouche sur une dénonciation des idées les plus radicales. A l’automne 1976, Mario Soares, le patron du parti socialiste portugais prend la tête du premier gouvernement constitutionnel. La révolution politique est terminée, et avec elle la révolution sociale. La démocratie libérale sur le modèle des autres pays européens s’installe durablement à Lisbonne sans avoir pour autant réglé en profondeur les inégalités sociales. L’entrée du Portugal dans la CEE en 1986, bien que nécessaire à la consolidation démocratique au lendemain de la révolution, finit par engendrer bon nombre des facteurs qui vont aboutir à une crise économique qui dure maintenant depuis plus de 15 ans et qu’aucune politique d’austérité imposée par Bruxelles n’a su régler. Le « boom » économique des années 90 grâce aux fonds européens – 80 milliards d’euros entre 1986 et 2011 – qui ont permis de moderniser les infrastructures du pays (autoroutes, ponts, etc.) n’a été qu’un trompe-l’œil pour un pays qui ne peut compter quasiment que sur le tourisme pour offrir des emplois à sa population. L’adoption de l’euro a porté le coup de grâce à une économie fragile. Si, à partir 2018, le Portugal commence à montrer des signes de reprise, avec une croissance du PIB et une baisse du taux de chômage, la situation sociale de la majorité de la population reste précaire par rapport aux standards européens. La pandémie de 2020 ne fait que fragiliser encore un peu plus cette ébauche de rétablissement économique.

Le sociétal pour seul horizon ?

Sur le plan politique, les héritiers auto-proclamés de la révolution sont tombés dans le piège des luttes sociétales aux détriments de la lutte des classes à l’instar de la majorité des partis dits de gauche en Europe occidentale. Comme en France, le PCP (parti communiste), l’un des principaux acteurs institutionnels du 25 avril, a été marginalisé par le règne de Mario Soares, machiavélique disciple de son ami François Mitterrand. Aux élections du 25 mars dernier, il ne recueille plus que 3,3% des voix et ne dispose plus que de 4 députés, contre 6 précédemment. Le parti socialiste au pouvoir depuis 9 ans est quant à lui battu par la coalition des différentes forces de droite rassemblées au sein de l’Alliance Démocratique (AD). L’irruption du parti d’extrême-droite, Chega ! (NDA : « ça suffit ») avec 18% des voix et 48 députés élus, représente un séisme dans la vie politique portugaise tant en raison des propos racistes de son patron André Ventura à l’égard des Roms que de la présence à ses côtés de Diogo Pacheco de Amorim, l’un des principaux contre-révolutionnaires des années 1974-1976, responsable d’une campagne d’attentats terroristes à l’été 1975. Depuis le 27 mars, ce dernier est désormais vice-président de l’Assemblée de la République, ultime et sinistre pied-de-nez à l’héritage des « capitaines d’avril ».

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