La seconde Guerre froide va débuter

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Les deux dernières années ont été marquées par une accélération de l’émergence de la Corée du Nord comme État voyou nucléaire. En 2022, la Corée du Nord a d’abord proclamé son « statut de puissance nucléaire irréversible ». Pyongyang a aussi considérablement durci le ton contre la Corée du Sud, désormais qualifiée d’« ennemi principal » avec qui toute perspective de réunification serait vaine. 2023 aura été ensuite le record de lancement d’essais de missiles par la Corée du Nord, avec en apothéose finale un tir de missile balistique de longue portée, potentiellement capable de frapper les Etats-Unis (décembre 2023). 2024 a commencé sur les chapeaux de roue pour Pyongyang qui, en réponse aux entraînements aériens américano-sud-coréens annuels qui se sont déroulés en avril sur la base de Kunsan, en Corée du Sud, a ordonné un exercice tactique combiné simulant une contre-attaque nucléaire impliquant des lance-roquettes multiples de très grande taille qui ont atteint leur cible située à 352 km du point de lancement. 

Le démocrate Joe Biden n’a pu que menacer la Corée du Nord de mettre fin au régime actuel en cas d’attaque nucléaire, de concert avec le président conservateur de Corée du Sud, Yoon Suk Yeol. La Chine, quant à elle, a prévenu Washington de ne pas chercher la confrontation avec Pyongyang. 

Business as usual, me dira-t-on. Et pourtant, la situation observée en 2022-2024 est à comparer avec celle qui présidait en 2018-2020. 

Alors que Donald Trump, qui était président des Etats-Unis à cette époque, ambitionne l’an prochain de reprendre les rênes du gouvernement américain, il convient de rappeler que la montée en puissance de l’État proliférateur nord-coréen lui doit beaucoup. 

En 2018, déjà, la Corée du Nord souhaitait que soient annulés les entraînements américano-sud-coréens annuels, qui lui paraissaient être une répétition générale d’une invasion du pays. Cela tombait bien, Donald Trump qui voyait surtout que cela coutait cher – comme l’OTAN – était prêt à tout bazarder, et donc à céder sur ce point. Il pensait que sa bonne volonté manifeste, assortie d’une concession mineure à ses yeux, permettrait, grâce à une relation interpersonnelle spéciale avec Kim Jong-Un, de réussir là où tous ses prédécesseurs avaient échoué. En ligne de mire, Trump visait la dénucléarisation « complète, vérifiable et irréversible » de la Corée du Nord, réclamée à cor et à cri par la Corée du Sud de Moon Jae-In, qui rêvait d’une réunification pacifique, et surtout le Japon. 

Tout ceci avait fait l’objet d’un sommet à Singapour le 12 juin 2018, où Donald Trump avait eu l’idée audacieuse mais saugrenue de rencontrer Kim Jong-Un. Dans le communiqué final, la Corée du Nord avait célébré la dynamique d’apaisement avec les États-Unis et témoignait de sa volonté de renoncer, à terme, à sa force de dissuasion nucléaire. Le texte final de la conférence renvoyait à la réunification des deux Corée, la RPDC s’engageant à travailler à la dénucléarisation complète de la péninsule coréenne… mais ne comportait nullement la précieuse demande américaine d’une dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible. En échange, Trump avait proposé verbalement d’annuler les exercices annuels… 

Quelques mois plus tard, les ambiguïtés de Singapour étaient apparues au grand jour. L’annulation des exercices s’était transformée en décalage de programmation. Aucun effort substantiel de dénucléarisation avait commencé. La Corée du Nord voulait procéder par petits pas et Washington obtenir tout et tout de suite. Le sommet de Hanoï en février 2019, avait logiquement été un échec.  Cela n’avait pas empêché Donald Trump de faire escale en Corée du Nord en juin 2019 pour saluer Kim Jong-Un, un geste qui avait renforcé la légitimité du leadership nord-coréen mais n’avait eu aucun impact sur le processus, en état de mort clinique. 

En comparant 2018-2020 et 2022-2024, on ne peut que constater le désastre de l’offensive Trumpienne soutenue par la colombe Moon. Ce n’est pas la dénucléarisation qui est devenue irréversible, mais son statut nucléaire. La Corée du Nord ne s’embarrasse plus de de demander la fin des exercices : elle menace. Quant à la promesse de réunification des deux Corée, elle est revenue au stade embryonnaire. 

En réalité, avec le recul, les négociations entre Trump et Kim ont permis au régime Nord-Coréen de gagner du temps et de duper le système international. Assez curieusement, lui qui n’avait jamais eu de mots assez durs pour flageller l’approche Obama a mis ses pas dans ceux d’un président démocrate encore plus éloigné de ses propres positions : Jimmy Carter. 

Rappelons qu’en 1985, la Corée du Nord avait ratifié le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et qu’en 1992, les deux Corée s’étaient engagées à dénucléariser la péninsule. Après la décision de la Corée du Nord de se retirer du TNP en 1993, Jimmy Carter, qui n’était plus président du pays mais agissait au nom de la fondation Carter et comme envoyé de Bill Clinton, s’était rendu en Corée du Nord, en juin 1994, afin de s’entretenir avec Kim Il Sung, le fondateur et dirigeant du pays. Cette première rencontre avait jeté les bases d’une détente entre Washington et Pyongyang, visant à limiter le réarmement nord-coréen. Trump n’a donc fait que marcher dans les pas de Carter ou Clinton, et il a échoué car il a appliqué une logique de court-terme (la bonne relation interpersonnelle) à des problèmes structurels, sans comprendre que le nucléaire est l’arme de survie du régime. 

L’Histoire nous enseigne pourtant qu’il est beaucoup plus coûteux d’agir après que l’Ennemi se soit réarmé. Autant lorsque l’adversaire a un statut de puissance nucléaire (comme la Russie), l’apaisement pour éviter une conflagration mondiale a du sens, autant dans le cas d’un État pré-nucléaire comme la Corée du Nord ou l’Iran, l’attentisme n’a aucun sens. 

Trump avait d’ailleurs démontré une forme de contradiction dans sa pensée stratégique puisqu’alors qu’il ouvrait grand les bras aux nord-coréens, il avait torpillé simultanément (en mai 2018) le Plan d’action global commun (PAGC ou JCPOA en anglais) signé par Obama pour contraindre l’Iran à se dénucléariser. Après le retrait des Etats-Unis du pacte, geste dénoncé par l’Europe, la Chine et la Russie, l’Iran a attendu un an puis s’est progressivement affranchi de ses engagements. D’après le dernier point d’étape de l’AIEA, en février 2024, les stocks d’uranium enrichi iraniens atteignent désormais plus de 27 fois la limite autorisée par l’accord international de 2015.

On peut donc considérer que Trump aura permis à l’Iran et à la Corée du Nord de renforcer leur nucléarisation. 

Voilà pourquoi, si l’arrivée de Trump sera une bonne nouvelle pour la France, puisqu’elle obligera les européens à se prendre par la main, elle sera une mauvaise nouvelle pour la sécurité de la planète. Durant les 4 années de mandat Trump, le chien a aboyé et la caravane nucléaire est passée. Tout en étant exagérément permissif avec Pyongyang et intraitable avec l’Iran, Trump a semblé ignorer que l’Iran et la Corée du Nord sont des alliés de longue date ayant déjà coopéré sur des programmes d’armements dans les années 1980. On retrouve du reste la encore la trace de Jimmy Carter, celui qui tendit la main à Pyongyang, puisque sanctionnée par l’administration Carter, la République islamique nouvellement créée s’était spontanément tournée vers la Corée du Nord pour reconstituer son arsenal militaire avec des missiles Scud pendant la guerre de 1980-1988 Iran-Irak. À la fin de la décennie, la Corée du Nord et la Chine fournissaient à l’Iran 70 pour cent de ses armes.

Cette collaboration est devenue ensuite nucléaire : les agences de presse sud-coréennes avaient alerté le monde en 2011, affirmant que des centaines d’experts nucléaires avaient travaillé en Iran avec des missiles nord-coréens, y compris à l’usine de Natanz, où des centrifugeuses continuaient de fonctionner dans le cadre du Plan conjoint d’action global (JCPOA).

En réalité, ce que ces États ont compris, surtout après le sort réservé à Kadhafi, c’est que la négociation avec les Etats-Unis n’offre aucune garantie puisque même un accord international comme le PAGC/JCPOA peut être dénoncé après un changement de président, et que la dénucléarisation laisse un pays sans ressources pour s’opposer à un changement de régime voulu de l’extérieur (Libye) 

Désormais, la Corée du Nord, qui a envoyé une délégation en Iran fin avril 2024, après la contre-attaque contre Israël, semble prête à devenir le grossiste du « Darknuke » de la planète. Le fait qu’elle soit déjà fournisseur de la Russie est un paramètre supplémentaire à prendre en compte. 

Georges Bush avait, en 2002, théorisé l’existence d’un « Axe du Mal », expression quelque peu manichéenne et à mon sens décalée par rapport à une approche réaliste de la géopolitique. L’alliance de circonstances entre la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, depuis le début de la guerre en Ukraine, et dont la prolifération nucléaire peut être le rejeton, semble bel et bien cependant une réalité. 

Trump, on le sait, s’est toujours piqué de savoir conclure des accords. Il en a même tiré un livre (the Art of Deal). L’inconvénient de cette méthode de vendeur de cuisine de porte-à-porte est qu’elle ne fait pas de lien entre des sujets apparemment déconnectés. L’Amérique serait donc inspirée de produire un plan global de lutte contre l’émergence d’une nouvelle menace d’alliance nucléarisée, sans tomber dans la lecture morale ou civilisationnelle. Cela suppose de ne pas faire comme les présidents démocrates qui ont tenté de négocier avec les États rebelles, mais pas non plus comme les présidents républicains qui ont parfois tapé sur leurs propres alliés pour sanctionner à tout-va. 

En attendant, on frémit de se réveiller dans quelques années dans un monde coupé en deux avec deux systèmes d’alliances aux intérêts diamétralement opposés et tous deux nucléarisés. Retour à la Guerre Froide. 


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