Les méthodes de propagande et de désinformation du KGB

Par Giuseppe Gagliano

Note historique du Cf2R N°78 / AVRIL 2024

Les méthodes de propagande et de désinformation mises en œuvre par la Russie sont anciennes. Leurs origines sont antérieures l’époque soviétique et remontent à la période tsariste et à l’héritage de l’Okhrana datant du XIXe siècle. En effet, les pratiques de surveillance politique étaient déjà répandues à Moscou du temps de l’Empire russe qui avait mis en place un important appareil policier prévoyant notamment l’isolement des étrangers et des punitions sévères. Les observations de Paul d’Alep en 1654 et du marquis de Custine en 1839 mettent par ailleurs en évidence une longue tradition d’opérations d’influence, bien que le terme n’ait été inventé qu’au XXe siècle.

La prise du pouvoir par les bolchéviques en 1917 allait donner à ces méthodes une ampleur nouvelle grâce à l’idéologie marxiste, la théorie léniniste sur la presse et aux leçons de l’expérience tant de la police tsariste que du monde criminel bolchevique. Ainsi, le Département pour l’agitation et la propagande fut établi au sein du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) dès les premières années 20. Toutefois, le concept de « mesures actives » – recouvrant la désinformation, la propagande, les fausses nouvelles et parfois les assassinats – ne fut créé qu’après la mort de Staline (1953).

Les objectifs de la propagande

L’objectif de la propagande soviétique était d’affaiblir les pays capitalistes et de renforcer les nations socialistes et les forces progressistes dans le cadre de l’affrontement entre les deux systèmes politiques. Elle visait à soutenir les objectifs internationaux de l’URSS.

La désinformation et l’utilisation de matériel compromettant visait aussi les émigrés antisoviétiques. Ceux des Républiques baltes et d’Ukraine, actifs politiquement, étaient les cibles d’actions visant à diminuer leur influence. Le KGB portait également un intérêt particulier aux communautés d‘émigrés des États-Unis, du Canada et d’Amérique Latine, et était parvenu à identifier 150 centres antisoviétiques d’une certaine importance, responsables de la publication de 78 journaux. Il était essentiel pour Moscou de contrer leur influence, d’où l’importance de la contre-propagande.

Une dernière finalité consistait à diffuser de fausses nouvelles et de faux documents pour démasquer les plans et les agents des services secrets étrangers.

  1. Police politique du Tsar.
  2. Van Herpen, M. H., Putin’s propaganda machine: Soft power and Russian foreign policy, Rowman & Littlefield, 2016.

Les méthodes de la propagande

 

Les opérations de propagande étaient conçues selon une approche pluridisciplinaire. La connaissance approfondie du contexte et des médias locaux était essentielle avant toute opération. La capacité d’évaluer la réaction du public était considérée comme une composante primordiale pour façonner efficacement les mesures actives dans le domaine médiatique. Puis il fallait définir précisément l’objectif et sélectionner les stratégies adéquates. Le travail de renseignement était conduit via deux canaux : un « fermé », confié au KGB ; l’autre « ouvert », via des institutions officielles (ambassades, consulat, agences de presse, missions commerciales, etc.). Les organisations et les médias soviétiques participaient à la propagande extérieure en parallèle aux « mesures actives » du KGB qui intensifiait les messages à travers ses opérations sous couverture.

Responsable des « mesures actives », le Service A de la Première Direction Principale du KGB coordonnait les efforts des divers acteurs impliqués, et son Département D pratiquait la diffusion de fausses nouvelles et de documents contrefaits dans la presse étrangère. Un exemple emblématique est l’opération Infektion, qui a répandu, via un journal indien en 1983, la fausse nouvelle selon laquelle le virus du SIDA (VIH) était la création d’un laboratoire américain.

Le KGB ciblait des étudiants, des chercheurs, des professionnels des médias, des militaires et des fonctionnaires, non seulement comme sources d’information, mais aussi comme influenceurs dans leurs pays. Une attention particulière était accordée à ceux qui avaient des liens avec l’URSS, suivant une stratégie qu’employait jadis l’Okhrana. Le KGB cherchait aussi à exploiter les groupes et individus pro-soviétiques pour des opérations ciblées dans les pays hôtes. Pour lui, les 12 millions de Soviétiques résidant à l’étranger, surtout dans les pays capitalistes, étaient considérés comme les éléments potentiels d’une cinquième colonne.

Pour le KGB, l’idée d’une presse indépendante était une illusion. Il considérait les médias étrangers comme des vecteurs de « propagande bourgeoise ». Cette vision s’alignait sur la théorie léniniste sur la presse, qui niait l’existence de médias neutres, les interprétant uniquement comme des instruments de propagande. Dans le cadre de ses opérations, le KGB créa des structures médiatiques et des partis politiques qui, tout en se présentant comme indépendants et critiques à l’égard de l’URSS, notamment dans la dénonciation de la corruption, étaient en réalité financés et contrôlés secrètement par lui. Diverses organisations, comme par exemple le Comité soviétique pour les relations avec les compatriotes à l’étranger, diffusaient des informations conçues en URSS via des émissions radiophoniques des livres et des journaux. L’art et les produits culturels soviétiques étaient également utilisés comme outils de propagande.

Les conférences de presse étaient considérées comme un moyen efficace d’influence, car elles étaient perçues dans les pays capitalistes comme des expressions de démocratie et donc a priori fiables, surtout lorsque les déclarations étaient diffusées par radio par des personnes connues. Un cas notable fut l’utilisation d’une conférence de presse pour amplifier la défection de Kazymyr Dzhuhalo, trésorier de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). Cette défection fut sciemment amplifiée par une conférence de presse qui fut ensuite enregistrée, diffusée et publiée par les médias occidentaux. Naturellement, le but était de discréditer l’organisation sur la scène internationale

Le KGB distinguait entre « information directe », véridique mais potentiellement incomplète ou biaisée, et « désinformation », définie comme la diffusion de fausses informations pour tromper diverses cibles et influencer des événement dans un sens favorable à l’URSS. La stratégie de désinformation a progressivement évolué : elle a d’abord commencé à tromper des groupes

  1. Direction chargée du renseignement et des opérations à l’étranger.

restreints puis est parvenue à manipuler des sociétés entières. Un objectif clé de la désinformation était de créer des divisions et une désorganisation chez l’adversaire, afin d’influencer ses décisions et sa politique dans tous les domaines, y compris économiques.

Les mesures actives comprenaient également la « révélation » de crimes et de complots secrets dans le but de compromettre des individus ou des organisations Cela avait lieu via une large gamme de canaux et de confidences à des médias ou lors de réunions publiques. Les matériaux compromettants devaient être crédibles pour être efficaces. Des agents influents étaient recrutés afin de diffuser ces informations, notamment des journalistes et des éditeurs capables d’influencer les leaders politiques de leur pays.

Un aspect curieux était l’utilisation de nécrologies élogieuses pour faire croire que des individus décédés avaient été des agents du KGB. Cette méthode faisait partie d’un effort plus large pour discréditer les organisations d’émigrés.

Les documents falsifiés devaient être « légalisés » en Occident pour être utilisés efficacement. La combinaison de corruption, d’appropriation indue et de travail opérationnel visait à désorienter et à discréditer, comme dans l’opération montée contre le Conseil national estonien (Eesti Rahvusnõukogu), accusé de collaborer avec le renseignement américain.

Les manuels du KGB proposaient des stratégies sophistiquées pour optimiser l’impact de la propagande. Une tactique consistait à introduire les thèses élaborées de manière graduelle et par plusieurs sources, certaines officiellement liées à l’URSS et d’autres apparemment indépendantes. Cela avait pour but de faire croire au destinataire qu’il avait lui-même découvert l’information que le KGB voulait faire passer. De nombreux supports médiatiques étaient utilisés pour renforcer ces thèses, induisant le destinataire à arriver aux conclusions souhaitées par le KGB suivant un processus de pensée qu’il croyait autonome.

Pour accroître l’authenticité des informations diffusées, il était crucial d’être préparé à répondre à des questions sur leur origine, en utilisant des sources d’information publiques ou locales pour confirmer leur crédibilité. La désinformation recourait à des conversations intentionnellement menées en présence de dispositifs d’interception adverses ayant été découverts ou à la diffusion de documents falsifiés destinés à être « trouvés ». Ces actions visaient à augmenter la vraisemblance des fausses narrations.

L’idée de créer de multiples sources pour renforcer la crédibilité d’une fausse nouvelle ou d’un document falsifié, comme dans l’opération Infektion, fut définie comme du « blanchiment de source », une technique pour conférer légitimité et plausibilité à des informations invraisemblables.

Enfin, le KGB mettait un soin particulier à évoluer la portée et le résultat de ses opérations, notamment grâce à ses agents de renseignement et aux interceptions des communications adverses.

Bibliographie

– Barghoorn, F. C., Soviet Foreign Propaganda. Princeton University Press, 1964. 

– Brantly, A. F., “A brief history of fake: Surveying Russian disinformation from the Russian Empire through the Cold War and to the present”, in C. Whyte, T. A. Thrall, & B. M. Mazanec (editors) Information warfare in the age of cyber conflict, Routledge, 2021.

– “Secondary Infektion : Executive summary”, Graphika, 2020 (https://secondaryinfektion.org/report/executive-summary/).

– “KGB training manuals revealed”, 2018, The Interpreter, November 1, 2018. https://www.interpretermag.com/kgb-training-manuals-revealed/

– Nimmo, B. Buziashvili, E. Sheldon, M. Karan, K. Aleksejeva, N. Bandeira, L. Andriukaitis, & R. Hibrawi, “Top takes : Suspected Russian intelligence operation”, Medium, June 22, 2019 (https://medium.com/dfrlab/top-takes-suspected-russian-intelligence-operation-39212367d2f0).

– Van Herpen, M. H., Putin’s propaganda machine: Soft power and Russian foreign policy, Rowman & Littlefield, 2016.


#PropagandaHistory, #RussianDisinformation, #KGBTactics, #MediaManipulation, #HistoricalInfluence, #SovietEra, #InformationWarfare, #PsychologicalOperations, #ColdWarStrategies, #ActiveMeasures, #PoliticalSurveillance, #TsaristRussia, #SovietPropaganda, #GlobalInfluence, #MediaControl, #FakeNews, #PoliticalInfluence, #StrategicCommunication, #DeceptionTechniques, #CognitiveWarfare

Retour en haut