Quelques variations au sujet de la notion d’« escalade » au Moyen-Orient 

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Un soldat de l’unité Golani en Israël surveille la frontière avec la Syrie (Photo Jean-Paul Louis Ney / Le Diplomate)

Note de réflexion du CF2R N°40 / Février 2024

Depuis les événements du 7 octobre 2023 en Israël, et dans le contexte de la guerre à Gaza initiée en représailles par l’État hébreu et tout aussi délétère quant à ses effets, le Moyen-Orient tout entier paraît s’être embrasé en différents points. La résurgence du conflit israélo-palestinien ne s’est en effet pas traduite par des violences limitées à ce seul théâtre de guerre mais par une effrayante multiplication des hostilités armées, ici et là, par une « convergence » des conflictualités régionales.[1] Depuis lors, un terme revient en boucle dans les discussions et occupe tous les esprits, celui d’« escalade », autour d’une interrogation essentielle : un tel enchevêtrement des conflits au Moyen-Orient, ostensiblement radicalisé par la conflagration gazaouie, pourrait-il conduire à une confrontation de plus grande ampleur encore, voire à une « guerre totale » dans cette partie hautement inflammable du monde ?

Un bref panorama des commentaires et des analyses les plus récents sur le sujet fait apparaître d’importantes divergences de vues entre ceux considérant qu’une escalade meurtrière est d’ores et déjà à l’œuvre, sur une multiplicité de fronts, et d’autres aux yeux desquels la notion d’escalade reste pour l’heure centrée sur le conflit sanglant opposant Israéliens et Palestiniens. Qu’en est-il véritablement ? Ces débats ne posent-ils pas, in fine, une problématique conceptuelle clé ? Il est crucial d’expliciter les contours et le sens accordé au mot « escalade » avant même de tenter de s’engager dans un effort de prospective. Les modélisations de l’escalade des conflits permettent en effet certaines interprétations hétérogènes des développements en cours, qui ne s’excluent pas mutuellement mais renvoient plutôt à une ample gamme de lectures disponibles sur les conflits au Moyen-Orient.

« Escalade » ou « accélération événementielle » ?

De toute évidence, il convient de revenir en premier lieu sur l’extrême brutalité de l’attaque du 7 octobre 2023 par les combattants du Hamas palestinien pour saisir comment, à travers la couverture médiatique du conflit comme dans une majorité de commentaires, l’« escalade » s’est imposée comme qualificatif prévalent décrivant des niveaux de violence toujours croissants. L’assaut islamiste qui s’est produit dans les premières heures de la fête juive de Sim’hat Torah a pris de cours un grand nombre d’observateurs et d’acteurs de premier plan, dont un renseignement israélien qui ne l’avait guère anticipée. L’incursion d’hommes lourdement armés sur le sol israélien, rapidement suivie par la commission d’atrocités contre plus d’un millier de civils qui participaient au festival de musique de Réïm et contre plusieurs communautés des kibboutzim situés le long de la frontière avec Gaza, conjuguée à l’enlèvement de 240 otages emmenés vers la petite enclave méditerranéenne, a provoqué une sidération mondiale.

Dans la foulée, Israël a décrété l’opération dite « Glaive de fer », consistant en une intense campagne de bombardements sur Gaza et en une offensive armée soutenue au sol – qui a causé la mort de dizaines de milliers de civils du côté palestinien, mais aussi celle d’otages israéliens et de ressortissants étrangers. L’escalade du conflit par-delà le seul théâtre israélo-palestinien s’est en quelque sorte déroulée par « vagues », renvoyant au demeurant à l’image d’un cercle concentrique de tensions qui, au gré des jours et des semaines, a diffusé des ondes toujours plus violentes, toujours plus loin. À l’échelle régionale, cette apparente escalade a conduit à une multiplication des incidents armés à la frontière libanaise, entre Israël et le mouvement Hezbollah, puis à l’élimination Salah al-Arouri, dirigeant politique du Hamas considéré comme un intermédiaire clé entre ce même groupe, le Hezbollah et l’Iran.

Un autre front s’est ensuite ouvert en mer Rouge, où les Houthis yéménites ont lancé une campagne d’usure contre les navires marchands empruntant le détroit de Bab al-Mandeb, lequel sépare la corne de l’Afrique de la péninsule arabique. Les États-Unis, qui appuient la riposte militaire israélienne, ont répondu à ces actions attribuées à l’Iran par une succession de frappes contre des bases et infrastructures houthies. En parallèle est survenue une double explosion, le 3 janvier 2024 à Kerman, en territoire iranien, au cours d’une cérémonie qui commémorait le quatrième anniversaire de la disparition du général Ghassem Soleimani, ancienne figure tutélaire des Gardiens de la Révolution. Puis, les actions armées de milices chiites islamistes pro-iraniennes en Syrie, en Irak et en Jordanie se sont soldées par une série de frappes américaines contre leurs chefs, dont Mushtaq Talib al-Saïdi, issu du « Mouvement des nobles du parti de Dieu » (Harakat Hezbollah al-Nujaba) et des « Forces de la mobilisation populaire irakienne ».

Comme l’illustre cette chronologie, tout concourt donc à asseoir l’idée d’un temps guerrier unique au Moyen-Orient, celui d’une escalade inédite des violences qui se caractériserait par un enchaînement incontrôlé des accrochages entre acteurs rivaux. Mais n’est-ce pas davantage d’une « accélération événementielle » dont il est ici question ? Accélération qui surprend d’autant plus les analystes qu’elle fut précédée, même de manière éphémère, par l’impression d’un relatif apaisement des conflits au Moyen-Orient. Symptomatiquement, nombreux étaient ceux qui évoquaient, il y a un an à peine, une dynamique de désescalade des conflictualités locales, allant jusqu’à qualifier le conflit au Proche-Orient d’« éteint » – ce conflit n’était d’ailleurs même plus cité dans les conversations diplomatiques courantes.

Plusieurs nuances d’escalade au niveau régional

C’était ignorer l’ancienneté de ces conflits, et plus encore leur temporalité étendue. C’était par ailleurs négliger les facteurs structurels de la violence au profit de grilles d’analyse immédiates et court-termistes, volontiers simplificatrices. Car tout conflit connaît, par nature, une série de hauts et de bas. Un conflit fonctionne comme un « cycle » ; il connaît une « vie » qui lui est propre. Il consiste en un échange négatif ou dans le passage d’une « incompatibilité statique » à une « incompatibilité dynamique » entre parties adverses, sorte de mécanisme coercitif réciproque qui s’autoentretient. L’escalade – ou dispositif escalatoire – se réfère en général à un « pic », au terme d’une spirale des hostilités ; elle est rarement cette surenchère débridée de la violence que l’on se complaît à décrire et obéit bien plus à une logique rationnelle quand des acteurs choisissent une amplification de leur antagonisme par des décisions qui sont autant de réactions à des pressions internes et externes, que ces dernières émanent du camp opposé ou du conflit lui-même.

À ce titre, l’inexorable montée des violences à Gaza n’est pas comparable à ce qui se déroule en d’autres points stratégiques du Moyen-Orient. Si l’on retient l’image de l’échelle et de ses paliers en rapport avec la notion d’escalade, alors il faut concéder que « les conflictualités dans le conflit » enregistrent certes une progression nette, mais différenciée. On peut faire l’hypothèse de différents types d’escalade : du fait accompli entre Israël et Gaza, engagés dans une lutte à mort, à l’escalade « douce » qui recouvre des tensions parfois non-violentes.[2]

Dans la plupart des cas, l’escalade est synonyme d’une mobilisation constamment renforcée des ressources mises au service de la confrontation et, de ce fait, de coûts potentiellement très élevés comme la situation géopolitique au Moyen-Orient en est le témoin. De surcroît, il faut distinguer l’escalade de l’intensification d’un conflit : une escalade suppose d’avoir déjà franchi certaines étapes dans la violence et induit un changement profond du conflit. Elle se veut « verticale » plutôt qu’« horizontale » et rend la sévérité d’un conflit plus saillante. On en revient à l’interrogation qui sous-tend nombre d’échanges autour de la guerre à Gaza et de ses réverbérations : au-delà d’un conflit israélo-palestinien qui a connu une modification significative ces derniers mois, assiste-t-on à une escalade dans tout le Moyen-Orient ou plutôt à la continuité, en définitive peu étonnante, de tensions qui lui étaient antérieures ?

Il semble trivial de rappeler que l’escalade présente entre Israël et le Hamas n’a rien de particulièrement neuf dans la longue trajectoire du conflit qui les oppose. Durant l’automne 2022, l’envoyé des Nations unies pour une solution à deux États, Tor Wennesland, évoquait ainsi déjà un conflit arrivé à son « point d’ébullition » après des décennies de violences persistantes, d’implantations illégales en Cisjordanie, de négociations dormantes et d’occupation toujours plus marquée. De façon analogue, l’antagonisme armé entre, d’une part, Israël et les États-Unis et, de l’autre, l’Iran et ses affidés, relève d’une histoire ancienne au Moyen-Orient.

Décalage entre discours escalatoires et réalités

La violence tangible constitue-t-elle le critère déterminant de l’escalade d’un conflit ou le chercheur doit-il se tourner vers les discours qui légitiment la violence et par conséquent la vision que l’on en construit ? Avant de parvenir au fameux « point de non-retour », à savoir une violence armée collective et organisée, l’escalade de tout conflit comporte des « prologues escalatoires » à la violence. Ce sont ces discours qui ancrent la représentation de la violence comme « destination finale ». Toutefois, l’escalade d’un conflit demeure un processus ouvert dans sa dimension discursive. Lorsqu’au soir du 7 octobre, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou jure l’extermination du Hamas à Gaza, nul ne sait jusqu’où iront ces représailles armées. Si la dévastation sans précédent de l’enclave clarifie aujourd’hui cette interrogation, un flou relatif subsiste quant à la durée de l’escalade militaire.

Plus au nord, les déclarations incendiaires du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, exhortant à la destruction d’Israël, n’ont pas précipité l’escalade que l’on craignait. Certes, Israël n’a pas manqué de répondre à cet autre adversaire existentiel par des affirmations tout aussi jusqu’au-boutistes dans leur contenu – certaines menaçant de l’annihilation pure et simple du Liban. Mais l’ouverture d’un front entre les deux pays ne s’est pas produite et il est peu probable qu’elle se concrétise après des mois d’une guerre féroce à Gaza. À l’identique, Téhéran garantissait une vengeance impitoyable et sans limites contre Tel Aviv, en appui au Hamas, rattaché à son « Axe de la Résistance » au Moyen-Orient. Cette assertion n’a guère été suivie d’actions à la hauteur de la menace exprimée et n’a pas non plus modifié en profondeur la donne régionale. En matière d’escalade, on le voit, le décalage entre discours et réel est très souvent saisissant.

Ailleurs dans la région, le fossé est tout aussi évident entre la rétribution promise par les milices pro-iraniennes contre la guerre d’Israël à Gaza et la portée de leurs actes. Prenons le cas de la « Résistance islamique en Irak », constellation de moudjahidin résolus à en découdre coûte que coûte avec leurs deux ennemis historiques que sont les États-Unis et Israël. Pour l’heure, la « résistance continue à l’occupation » et la réponse à l’élimination, en Syrie le 25 décembre 2023, du commandant iranien Reza Mousavi, se sont manifestées par des actions relativement circonscrites et de faible envergure, bien loin de toute escalade présumée. Or, il s’agissait du scénario prédit par le président iranien Ebrahim Raïssi au lendemain de cet assassinat, celui-ci ayant déclaré qu’Israël ferait face aux conséquences de la disparition de ce haut gradé et devait se préparer à « un compte à rebours puissant et redoutable ». Similairement, les assauts maritimes des rebelles houthis, nourris et justifiés au nom de la vengeance contre Tel Aviv et Washington, sont bien en-deçà de l’escalade prédite par beaucoup.[3]

Preuve que ni l’Iran, ni les États-Unis ne souhaitent une escalade qui aboutirait à une confrontation possiblement dévastatrice pour les deux camps, Washington n’a cessé de métrer son discours depuis les débuts de la crise. En février 2024, après avoir ciblé plusieurs sites stratégiques des milices chiites en Syrie et en Irak, parrainées par la Force Al-Quds – unité d’élite en charge des relations de la République islamique avec ces associés paramilitaires au Moyen-Orient –, Joseph Biden évoquait une « réponse échelonnée » en contrepartie de la mort de trois de ses soldats dans une attaque de drone. Aussi la rhétorique du président américain ne connotait-elle aucune volonté manifeste d’une aggravation subsidiaire des violences, par-delà une riposte militaire dissuasive : « Notre réponse a commencé aujourd’hui. Elle se poursuivra aux endroits et moments de notre choix. Que tous ceux qui nous veulent du mal le sachent : si vous vous en prenez à un Américain, nous répondrons. »

Pour conclure ce propos, le risque d’escalade réside sans doute déjà moins dans les choix qui seront ceux des différents acteurs impliqués dans ce conflit hétéroclite et pluriel, c’est-à-dire dans ses formes « transitives », que dans la logique inhérente à la violence elle-même, soit la forme « intransitive » du conflit, dont on peut s’attendre à ce qu’elle perdure au long cours.

[1] Il s’agit d’une formule proposée avec justesse par Robin Wright dans « How Ten Middle East Conflicts Are Converging into One Big War », The New Yorker, 17 janvier 2024.

[2] On peut considérer que les manifestations propalestiniennes qui, depuis des mois, agitent la « rue arabe » dans diverses capitales de la région représentent également une forme d’escalade conflictuelle, quoique non armée.

[3] « L’Amérique et la Grande-Bretagne devront sans aucun doute se préparer à payer le lourd tribut et à assumer les conséquences désastreuses de leur flagrante agression », déclarait au mois de janvier 2024 Hussein al-Ezzi, représentant du mouvement houthi.


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