Refus de rachat par la Grande-Bretagne du journal The Telegraph par les Émirats arabes unis : Un enjeu de souveraineté nationale et de liberté de la presse… Vraiment ?

Shares

Par Roland Lombardi

Le célèbre Daily Telegraph a été fondé en 1855. Il est l’un des journaux les plus respectés du Royaume-Uni et jouit d’une influence notable dans le paysage médiatique britannique. Conservateur, surnommé parfois le « Torygraph », son rôle en tant que source d’information et de débat sur des questions politiques, économiques et sociales n’est plus à démontrer et en fait donc un acteur majeur et incontournable dans la sphère publique anglaise.

Les frères Barclay, qui possédaient The Telegraph depuis 2004, étaient au bord de la faillite et leur empire a fait défaut sur une partie de ses dettes. En juin 2023, Lloyds Banking Group, sa banque créditrice, avait décidé de saisir le journal, ainsi que l’hebdomadaire The Spectator, lui aussi très influent dans les milieux conservateurs, et avait confié à Goldman Sachs la vente des actifs du groupe patiemment redressé sous la houlette des jumeaux milliardaires.

En décembre 2023, la banque avait alors accepté une offre, pour 600 millions de livres, faite conjointement par IMI, un fonds privé émirati, et RedBird, un fonds de capital-investissement américain dirigé par l’ancien patron de CNN, Jeff Zucker. IMI possède 75 % de la joint-venture.

Cette éventuelle acquisition avait dès lors provoqué une levée de boucliers. Près de 150 députés, essentiellement de la droite conservatrice, avaient donc publiquement fait connaître leur désaccord. Les directions du quotidien et du magazine étaient également montées au créneau, dénonçant les risques quant à leur indépendance éditoriale. 

« Si les gouvernements se mettent à posséder un journal, que ce soit le gouvernement britannique, ou un gouvernement européen ou arabe, la liberté de la presse serait mortellement compromise », avait estimé Fraser Nelson, le rédacteur en chef du Spectator.

Le gouvernement avait alors lancé une enquête dite « d’intérêt public ».

Après des mois de polémique et de rebondissements autour de cette vente, la décision est tombée, le 13 mars dernier, avec l’annonce du gouvernement britannique du dépôt d’un amendement législatif afin d’interdire toute acquisition d’un journal ou d’un magazine par un « État étranger », y compris les « agents de gouvernements étrangers qui opèrent à titre privé ».

Ainsi, IMI ne pourra donc pas prendre le contrôle du Telegraph

Pourtant, RedBird et IMI avait essayé de rassurer tout le monde en affirmant que le fonds émirien ne serait qu’un « investisseur passif ». Jeff Zucker avait promis que les Émirats n’avait aucune intention d’ « interférer » sur la ligne éditoriale. Il promettait même de créer un comité consultatif éditorial chargé de préserver l’indépendance du Telegraph et du Spectator. Il s’engageait également à maintenir à leur poste les directeurs des deux titres. « Je démissionnerais s’il y avait la moindre tentative d’interférence », assurait alors l’ancien patron de CNN.

Souveraineté nationale et liberté de la presse 

Le refus de la Grande-Bretagne d’autoriser le rachat d’un des fleurons de la presse britannique par les Émirats arabes unis a été motivée par des préoccupations relatives à la liberté de la presse et cette décision a été perçue comme une affirmation de l’importance de préserver l’indépendance des médias britanniques. La question de la souveraineté nationale fut aussi largement évoquée.

De fait, l’intérêt des EAU pour l’acquisition du quotidien avait soulevé des inquiétudes quant à une éventuelle ingérence étrangère dans les affaires internes du Royaume-Uni. 

Pourtant, et en dépit de la virulence du débat de ces derniers mois, ce n’est pas la première fois que la presse britannique est confrontée à une ouverture aux capitaux étrangers. Et les Anglais n’ont pas toujours été aussi regardant quant à l’origine géographique de ces capitaux. Pour preuve, il suffit de se souvenir du rachat du Times par le magnat australo-américain Rupert Murdoch en 1981, la reprise de l’Evening Standard puis de The Independent par le milliardaire russe Alexandre Lebedev et son fils Evgueni, en 2009 et 2010, et enfin l’acquisition du prestigieux Financial Times par le groupe japonais Nikkei en 2015. 

Un peu plus tard, en 2019, le gouvernement britannique avait certes lancé une enquête sur la vente de 30% du quotidien Evening Standard et du site The Independent par Evgeni Lebedev au groupe saoudien SRMG (The Saudi Research and Marketing Group), le plus gros éditeur du Moyen-Orient. Mais la transaction ne portait que sur une entrée minoritaire et le régulateur britannique Ofcom avait finalement donné son feu vert à l’opération. 

Outre les préoccupations liées à la souveraineté nationale, le refus de la vente a également été justifié, nous l’avons dit, par la nécessité de protéger la liberté de la presse au Royaume-Uni. En tant que pilier de la démocratie, la presse libre joue un rôle crucial en tenant les gouvernements et les institutions responsables de leurs actions. 

Une décision gouvernementale très critiquée aussi par les libéraux

Toutefois, la décision du gouvernement de Londres n’a pas été aussi sans critiques. Certains ont reproché au gouvernement britannique son ingérence dans les affaires commerciales, arguant que le libre marché devrait seul déterminer les propriétaires des médias comme dans d’autres secteurs. De même, traditionnellement dans une démocratie, il y a en principe séparation des pouvoirs et la presse se doit d’être indépendante pour en l’occurrence être un contre-pouvoir. Or l’ingérence gouvernementale dans ce dossier, alors qu’il n’y a pas véritablement d’enjeu vital pour la sécurité ou l’atteinte à l’ordre public, est pour certains un risque pour le pluralisme et la diversité des voix dans le paysage médiatique. La concentration de la propriété des médias entre les mains d’entités appréciées ou pire, proches des gouvernements, limite l’éventail des opinions et mine au final les principes et les valeurs mêmes de la démocratie. Pour d’autres, l’action du gouvernement anglais découragera aussi d’autres investissements étrangers dans les médias britanniques en crise, portant encore une fois atteinte à une concurrence loyale et privant certains journaux d’une excellente occasion de renforcer leurs actifs et d’importants investissements pour leur développement à la fois local et mondial. On le voit, cette bataille médiatico-financière a révélé aussi les débats et le malaise actuels qui traversent les démocraties occidentales quant à la liberté de l’information comme on l’a vu notamment en France avec la censure des médias russes ou plus récemment l’affaire CNews… 

Enfin, comme l’ont souligné d’autres commentateurs, le refus de ce rachat pourrait grandement nuire aux relations commerciales et diplomatiques entre le Royaume-Uni et les Émirats arabes unis…

Un refus dicté aussi par un contexte international en plein bouleversement ?

Quoi qu’il en soit, il est fort possible que l’offre d’Abou Dhabi fût également bloquée pour des raisons politiques, idéologiques et surtout géopolitiques.

Les Émirats arabes unis sont de véritables alliés de l’Occident au Moyen-Orient, sûrement les plus sincères et loin des ambiguïtés ou du « laisser faire » de certains de ses voisins, notamment contre le terrorisme jihadiste et l’islam politique des Frères musulmans.

Cependant, le contexte international actuel est historique puisqu’en pleine mutation. Les observateurs les plus sérieux évoquant en effet un recul notable de l’influence et même de l’hégémonie mondiale occidentale (et surtout américaine !) au profit de la montée en puissance de la Chine, nouveau leader du fameux « Sud global ». 

Or l’élite conservatrice britannique et les concurrents anglo-saxons des émiratis pour le rachat, profondément atlantistes et fortement liés – certains diraient soumis – à Washington, voyaient assurément d’un mauvais œil le rachat d’un célèbre journal anglais « par des capitaux arabes ».

Mais surtout, par une des plus riches puissances émergentes, de plus en plus indépendante, et qui, tout en gardant de bonnes relations avec les États-Unis et l’Europe, n’hésite plus à se rapprocher (adhésion en janvier 2024 aux BRICS des EAU) de la Russie et de la Chine…  

Shares
Retour en haut