Comment avons-nous pu en arriver à ce point-là ?
Par Anne-Laure Bonnel
Cette question, je me la pose quotidiennement. Tant de haine, de défiance, et de rancœur, partout.
Il y a les morts dont on ne parle pas. La mort que nous avons mise à l’écart. La vraie. Celle qui n’est pas filtrée, celle qui n’est pas bien filmée, ni bien marketée. Celle qui est loin des plateaux télé. Loin des rires déclenchés par des « chauffeurs » de salle, ou bien enregistrés, et endiablés à l’américaine, là où le règne du buzz et de l’audimat a transformé la misère et la souffrance en variable d’ajustement publicitaire.
Quelle triste et déplorable époque.
Il faut absolument faire du « clic » sur Internet. De l’audimat sur YouTube et consorts. Faut que ça crie, que ça hurle, que ça « arrache », que ça aguiche l’être humain, désormais déshabillé de son humanité, devenu un simple consommateur passif que l’on abreuve, que l’on stresse, que l’on angoisse, afin de le tenir sous emprise. Il est bel et bien fini le réel. On cache le réel. On le sélectionne, on le filtre, on l’arrange de façon bien trop aguicheuse.
L’humanité s’est envolée. Faut que ça rapporte. Faut que ça aguiche, que sa captive. On ingurgite en continue. On ne l’aime plus l’humanité sur nos écrans, désormais trop formatés par des standards hollywoodiens. Au cœur des zones de guerre, la mort, elle, ne chôme jamais. Elle guette les hommes, les âmes, les corps. Tout est noir, tout est froid. L’air est lourd. Les yeux sont vides.
Humides. Les mains sont crispées. Il faut avoir vu l’homme dans cet état pour comprendre vraiment quelque chose à la folie des hommes.
La guerre, c’est d’abord des morts. Des exactions quotidiennes.
Le naufrage des civilisations. Qui pourtant sont sœurs ou cousines. La guerre, c’est la réduction des corps et des âmes au silence.
Ce jour-là, j’ai froid. Je sais que des enlèvements de civils ont eu lieu la veille, quelque part, dans la nuit, chez eux. Je sais que des snipers ont tiré sur des voitures en fuite. Banal hélas. Je sais que je dois faire extrêmement attention aux routes que j’emprunte. Je reste en ville.
De loin, je constate des allers-retours de voitures « mais pas comme les autres ». Ça attise ma curiosité. Je m’avance lentement, calmement, observant tout ce qui est autour de moi, à l’écoute de chaque bruit, je contourne avec une extrême prudence des bâtiments, je me fais la plus discrète possible. Mais soudain quelqu’un hurle, ça me glace un instant. Je comprends que l’on m’ordonne de m’arrêter. Je continue, la « curiosité » reprend le pas sur la peur, j’avance sans me retourner. On hurle encore plus fort. Je comprends que c’est interdit d’être là où je suis. J’entends les pas qui se rapprochent. Je sais que l’on va me forcer à sortir, que je serais sûrement interrogé par des « services » … Pourquoi suis-je ici, pour qui je travaille, blablabla. Comme d’habitude, encore et toujours, le même sempiternel refrain.
Je comprends instinctivement que je dois prendre une photo, vite, très vite, au plus vite, le temps m’est compté. Témoigner. Pour l’histoire. Montrer aux autres ce que j’ai vu. Le réel et rien que le réel. J’appuie. Et me retourne. Je dois éviter que l’on me demande d’effacer la photo. Surtout ne pas effacer la photo.
Jouer l’idiote, ça marche toujours. Je joue l’idiote. « Je me suis perdue ». Je connais mon rôle par cœur.
Qui est-elle ? Elle est jeune, elle est belle. Ses yeux sont clos, définitivement clos. Je marche le plus prudemment possible sur les bris de verre, il y a peut-être un snipper qui pourrait nous cibler. Mais j’avance. Je prends sur moi. Je m’accroupis. Je dois tout oublier de ce potentiel danger autour de moi, de cet homme qui hurle au loin. Cadrer. Être au service de sa vie qui n’est plus. Lui rendre hommage. Être à la hauteur. On ne prend pas la photo d’un corps sans en peser la gravité.
Dans les hôpitaux on manque de tout, absolument de tout. Les regards se vident. La vie, l’humanité n’y sont plus. Beaucoup de silence, entrecoupés de cris, de pleurs, des sanglots. Les expressions du désespoir. Les familles se parlent peu. Le désarroi, l’impuissance, le choc de la guerre. Il manque des doigts, des bras, des jambes. Il y a les grands brûlés. Et ceux qui ne survivront pas.
Ce matin mon café n’a pas la même saveur. Le bruit des bottes résonne partout dans le monde. J’aimerais pouvoir appuyer sur stop.
Je me souviens des regards croisés au hasard de mes voyages. La guerre ne s’oublie pas.
Article publié sur Tota Pulchra News