Guerre à Gaza : les fantômes du « body count[1] » et de Moshe Dayan

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Des troupes spéciales israéliennes se préparent à patrouiller de nuit. Photo Jean-Paul Louis Ney

Par Sylvain Ferreira

Depuis près de 8 mois, Tsahal est engagée dans une opération militaire d’envergure dans la bande de Gaza afin de détruire le Hamas et de secourir les otages après le traumatisme provoquée par l’attaque du 7 octobre. Il apparaît aujourd’hui qu’au-delà des difficultés dans lesquelles se trouvent aujourd’hui les Israéliens pour s’assurer du soutien international, l’opération militaire se trouve, sans surprise, dans une impasse.

Les limites de la puissance de feu

Depuis 2006 et la seconde guerre au Liban, Tsahal semble rencontrer de plus en plus de difficultés tactiques quant à l’emploi de ses moyens conventionnels dans des combats asymétriques contre des mouvements qui pratiquent principalement la guérilla et qui sont de mieux en mieux préparés pour l’affronter. A la veille de l’offensive terrestre contre Gaza, les retours d’expérience et l’analyse des combats de 2006 contre le Hezbollah avaient notamment permis de mettre en lumière les limites de l’appui aérien pour obtenir une victoire rapide à peu de frais[1]. A partir du 13 octobre, Tsahal mène les premières opérations de reconnaissance dans la bande de Gaza dans laquelle les différents mouvements palestiniens sont retranchés, en particulier dans les réseaux de tunnels construits depuis le début des années 2000 – on parle de 500 km de galeries enterrées en moyennes à 35 m sous terre – en détournant une partie de l’aide internationale au développement de l’enclave palestinienne[2]. Le 27 octobre, l’opération « Épées de fer » débute. Les moyens engagés sont impressionnants : 300 000 réservistes sont mobilisés, 6 divisions et plusieurs brigades sont engagées pour venir à bout d’environ 30 000 militants palestiniens[3]. Le dispositif au sol est appuyé par l’armée de l’air qui se lance immédiatement dans une campagne de bombardement dont les effets sur la population civile et les infrastructures (habitations, hôpitaux, lieux de culte, lieux culturels) vont être terribles et pour des résultats tout à fait limités par rapport à l’objectif fixé. En effet, pour chaque victime civile, les Palestiniens en âge de se battre – environ 500 000 personnes âgés de 18 à 34 ans – risquent de plus de rejoindre les rangs des différentes organisations palestiniennes alors que Tsahal revendique en avoir tué environ 15 000 à la mi-mai[4], tout en tuant près de 35 000 civils et en blessant plus de 80 000 ! Cette disproportion est liée à l’emploi massif des feux pour occuper telle ou telle zone de l’enclave palestinienne. Cette approche permet de transférer les risques qui pèsent sur les soldats israéliens sur les civils afin de limiter les pertes de Tsahal. Cette tactique est d’autant plus meurtrière qu’elle est employée essentiellement dans des zones avec une forte densité de population. Malgré les avertissements de l’armée israélienne, les civils ne peuvent tout simplement pas vider les zones ciblées faute de place et de temps. Par ailleurs, au sol, les Israéliens ont décidé d’imposer des zones de tir « libres » – free fire kill zones – afin de pouvoir ouvrir le feu sur tout ce qui bouge dans un périmètre donné sans ordre préalable. Cette tactique est directement issue des pires errements tactiques de l’US Army au Vietnam.

Les fantômes du passé

Comme on pouvait le craindre, les tactiques employées par Tsahal n’ont toujours pas permis de venir à bout du Hamas et il semble qu’aujourd’hui, au-delà des problèmes juridiques que posent cette approche doctrinale, le succès militaire, « la lumière » soit encore loin « au bout du tunnel[5] » pour reprendre la formule désastreuse du général américain Westmoreland à propos du Vietnam. En effet, malgré la succession des opérations successives contre tous les secteurs de Gaza, les attaques palestiniennes contre Tsahal se poursuivent comme l’attestent de nombreuses vidéos publiées sur les réseaux sociaux et, pire, les attaques à la roquette contre le territoire israélien continuent également comme on a pu le constater en début de semaine[6]. Il ne reste donc plus, comme au Vietnam, que le décompte macabre des morts palestiniens, réputés terroristes, pour donner l’illusion d’un succès militaire. On sait que cette approche est une des clefs de la défaite militaire américaine au Vietnam et l’on peut s’étonner de voir Tsahal sombrer à son tour dans cette folie. En effet, en 1966, Moshe Dayan, alors ancien chef d’état-major israélien, avait entrepris un séjour au Sud-Vietnam pour évaluer la stratégie américaine sur place. Il était même parvenu à imposer sa présence au sein d’unités de combat pour mieux comprendre les méthodes de l’US Army et du Corps des Marines. A la fin de son séjour, il était convaincu que la guerre était perdue pour les États-Unis et que même si l’armée américaine avait le pouvoir d’anéantir le Viêt-Cong, elle ne pourrait jamais éradiquer le soutien et le flux de combattants nord-vietnamiens qui venaient sans cesse remplacer les pertes importantes infligées par l’incroyable puissance de feu dont elle disposait[7]. Aujourd’hui, Tsahal semble avoir oublié les enseignements d’un de ses plus grands soldats et, comme au Vietnam, les bombes fournies en quantité par les États-Unis servent à masquer, pour un temps encore, l’échec militaire d’une stratégie totalement inadaptée en frappant principalement des civils ce qui alimente le réservoir de futurs combattants palestiniens et fragilise de plus en plus sa position sur la scène internationale.


[1]   https://apps.dtic.mil/sti/tr/pdf/ADA493745.pdf

[2]   https://www.huffingtonpost.fr/international/video/gaza-l-armee-israelienne-affirme-avoir-decouvert-le-plus-grand-tunnel-creuse-sous-l-enclave-palestinienne_227160.html

[3]   https://www.foreignaffairs.com/israel/israels-failed-bombing-campaign-gaza?check_logged_in=1&utm_medium=promo_email&utm_source=lo_flows&utm_campaign=registered_user_welcome&utm_term=email_1&utm_content=20240527

[4]   https://www.jpost.com/israel-hamas-war/article-800912

[5]   https://academic.oup.com/dh/article-abstract/12/4/443/468271

[6]   https://www.bbc.com/news/articles/ckrr0e3y29po

[7]   https://www.haaretz.com/israel-news/2017-02-14/ty-article-magazine/photos-when-moshe-dayan-toured-vietnam-called-out-u-s-arrogance/0000017f-ef02-d4cd-af7f-ef7a7ace0000


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