Le grand entretien du Diplomate avec Amélie M. Chelly 

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Photomontage Le Diplomate

Sociologue, iranologue, chercheuse membre du programme ERTI (Écosystèmes religieux et territoires identitaires) de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et chargée d’enseignement à l’IPJ Dauphine, Amélie M. Chelly est notamment l’auteur d’Iran, autopsie du chiisme politique et du Dictionnaire des islamismes.

Elle nous présente ici son dernier ouvrage : Le Coran de Sang : Le blasphème de Saddamaux Éditions Cerf. Cet essai historique nous plonge en 1996 au lendemain d’un attentat qui plonge Oudaï, le fils du Raïs irakien, entre la vie et la mort. Ce livre retrace un évènement méconnu qui nous en apprend plus sur la mégalomanie, le mysticisme et le rapport à la religion musulmane de Saddam Hussein. Entretien exclusif pour Le Diplomate.

Entretien réalisé par Alexandre Aoun

Le Diplomate : Comment vous est venue l’idée de retracer un évènement peu connu de la vie de Saddam Hussein ?

Amélie Chelly : Alors que j’étais toute à la rédaction de mon précédent ouvrage, le Dictionnaire des islamismes, et que je développais la définition du mot Rayat al islam (Étendard islamique), je tombai sur un article rapportant l’existence d’une commande passée, dans les années 1990, par Saddam Hussein, d’un Coran écrit avec le sang du maître de Bagdad lui-même. Cet article devait alors me permettre d’expliquer un paradoxe théologique de taille, relatif aux drapeaux de Daech et au comportement ambivalent que certains musulmans pouvaient adopter face à eux : en effet, le Coran issu des veines de l’ancien Président irakien place les fidèles musulmans devant une difficulté logique insoluble toute comparable à celle posée par les bandières de l’État islamique qui, parce qu’y figure la profession de foi, ne sauraient être brûlés ou piétinés, dans des élans de joie ou de haine, par ceux qui furent longtemps sous le joug des terroristes, une fois leur ville reconquise. On ne souille pas la profession de foi et, de la même façon, on ne salit pas la parole de Dieu – le Coran – en l’écrivant avec un liquide impur, comme le sang sorti du corps. 

Cet article qui ne devait être qu’un prétexte à l’explication de l’attitude de musulmans face au drapeau de leurs oppresseurs est ensuite devenu, pour moi, une obsession. Une enquête menée par l’écrivain Emmanuel Carrère et le journaliste Lucas Menget, rendue publique en 2018 dans la Revue XXI, a été un point de départ intéressant en ce qu’elle n’évinçait pas le caractère extrêmement fragile et incertain de l’histoire du projet fou de Saddam Hussein. J’ai, dès lors, décidé de faire le récit de cet épisode tabou et méconnu en choisissant les hypothèses les plus plausibles et les plus sourcées possible. 

Cet ouvrage est avant tout un débat sur le licite et l’illicite dans l’Islam, comment expliquez-vous l’omniprésence et la toute-puissance du religieux dans la société irakienne ?

Dans cet ouvrage, en effet, le personnage principal est un paradoxe, une aporie théologique qui mène la communauté des musulmans et plus largement toute une population douée du sens du sacré à se diviser (toute proportion gardée) : faut-il détruire le Coran de sang parce qu’il neutralise le licite (la parole de Dieu) par l’emploi d’illicite (le sang) ou, au contraire, le préserver ? La capacité intellectuelle à cloisonner le religieux dans la sphère privée et à conséquemment en considérer l’absence dans la sphère publique est une spécificité proprement européenne (voire peut-être française seulement). Partout ailleurs dans le monde, y compris dans les États qui se disent sécularistes, les esprits ont du mal à rompre avec un vecteur irrationnel de l’esprit vers le divin. 

Les Occidentaux avaient très vite fait de confondre l’émergence, dans le monde arabe, d’aspirations sécularistes socialistes (Nasser en Égypte, Hafez al-Assad en Syrie et Ahmed Hassan al-Bakr, en Irak) avec une sorte de laïcité aboutie ou en cours d’aboutissement. Or, il y a un monde entre un environnement qui parvient à établir quelques normes en prenant du recul par rapport au dogme religieux (comme ce fut le cas, en Irak, notamment sous Saddam) et une mentalité qui parvient à se délester totalement du poids de l’irrationnel (ou, du moins, qui en a le sentiment). Le vocabulaire religieux n’avait jamais déserté les discours des dignitaires baathistes, au premier rang desquels ceux de Saddam Hussein, même du temps (avant les années 1990) où ce dernier n’avait pas concrètement opéré de tournant religieux qu’il imposa à l’Irak au travers d’une vaste campagne de réislamisation des institutions. 

Par ailleurs, si médias et classes politiques occidentales s’émouvaient naïvement, à l’instar de Jacques Chirac alors premier ministre, en 1974, d’avoir supposément trouvé un interlocuteur arabe parlant son langage laïcisant, force est de constater qu’au-delà de la sphère du pouvoir bagdadien et des élites gravitant autour de lui la population, elle, ne s’est jamais réellement affranchie des croyances, des coutumes et plus largement de la piété.

Au travers de la réécriture du Coran avec son propre sang, Saddam Hussein n’a-t-il pas voulu se placer au-dessus du commun des mortels ?

L’histoire du Coran de sang est une histoire de suppositions. Bien évidemment, cet objet blasphématoire entre dans la galerie des caprices et autres excentricités laissant peu de doutes sur la mégalomanie de Saddam Hussein. Il était décrit – comme son fils terrible, Oudaï, d’ailleurs – comme un « palais addict » par son conseiller en architecture, Mouaffak Al Ta’i. Il expliquait publiquement d’ailleurs qu’il faisait le choix de consacrer une grande partie des fonds publics aux grandes constructions plutôt qu’à nourrir sa population, parce que « lorsqu’on se contente de manger, on finit par se transformer en ver ou en poulet ». 

Dès lors que Saddam Hussein a pris la décision de réinjecter de l’islamité dans les institutions, toutes baathistes qu’elles étaient, dans les années 1990, force fut de constater combien le chef de Bagdad a pu redoubler d’efforts pour incarner une figure incontournable de l’islam en prenant notamment des titres (auto-attribués) comme celui de Serviteur d’Allah, de Maître des croyants ou de Chef des musulmans. Saddam Hussein avait aussi clairement demandé à l’architecte français qu’il employa, Jacques Barrière, pour la construction de la mosquée Oum Al Maarik, un minaret de plus que n’en comptait la mosquée de la Mecque, volonté évidente de dépasser le rayonnement de l’épicentre du monde sunnite saoudien.

N’y avait-il pas derrière une stratégie de fédérer tous les courants islamistes pour faire bloc contre les sanctions occidentales, à l’instar de l’adoption d’un nouveau drapeau national avec le rajout de la devise « Allah Akbar » en 1991 ?

Derrière cette politique, inaugurée par Saddam Hussein, pour redéfinir un lien entre l’Irak et l’islam, politique au creux de laquelle se niche, entre autres, la commande du Coran de sang ou encore l’inscription de la devise « Dieu est le plus grand » entre les étoiles du drapeau irakien en 1991, il y avait un volonté claire, comme on en observe tant d’autres dans le monde musulman, de transcender la pluralité des courants traditionnels, notamment celui des madhhab sunnites, à savoir les écoles jurisprudentielles, de sorte à unifier la communauté des musulmans pour une reconnaissance spirituelle internationale. L’histoire contemporaine regorge de grands mouvements islamiques, mais aussi islamistes (comme la confrérie des Frères musulmans, pour ne citer qu’elle), voulant supplanter la diversité des enseignements religieux sous couvert d’être la seule et unique lecture authentique.

Par ailleurs, d’autres grands dignitaires politiques se sont illustrés dans la volonté d’incarner un point de rayonnement international musulman par un spectaculaire recourt au sang : le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, par exemple, sans afficher de désir d’effacer les distinctions entre écoles et/ou confréries sunnites (mais seulement de sortir le wahhabisme du giron de l’islam), s’était fait transfuser du sang du grand religieux saoudien Al Jiffri, Seyyed (descendant de la famille du Prophète), en 2015, pour se donner une plus grande légitimité islamique.

Adulé pour les uns, honni pour les autres, quel est le bilan de Saddam Hussein en Irak ?

Outre les éléments objectifs qu’on peut ici apporter en réponse, de récents témoignages, divers, nombreux, parfois complexés, d’Irakiens sur leur propre passé, permettent de mettre des mots sur une réalité pourtant contre-intuitive : ceux-là même qui pouvaient souffrir de la dureté de l’administration Saddam se surprennent parfois à se remémorer, avec nostalgie, cette période révolue parce que l’insécurité ne faisait pas tant rage, parce que le chaos ne gouvernait pas en maître, parce que les haines interconfessionnelles ne s’exprimaient pas de façon si anarchique, immédiate, imprévisible et explosive. Il n’y a peut-être pas à rougir de préférer le temps des vis serrées par « un clan de voyous », pour reprendre les termes grapillés au gré de témoignages traduits, à celui, inconstant et poreux à la progression des extrémismes, qui lui a succédé. Aux « decades of mismanagement » décrites par le proconsul américain à Bagdad, Paul Bremer, pour désigner les années Saddam, a suivi un désordre nouveau et profond né d’un processus de déconstruction nationale au cours duquel on a vu des coteries d’exilés irakiens sans base sociale se mêler à une dynamique de clivages communautaires inédits : les chiites, plus nombreux et plus opprimés que les sunnites sous Saddam, ont joui de la confessionnalisation du scrutin mise en place par la coalition, pris le pouvoir, concouru à une communautarisation de la représentation politique et exercé, en représailles, des discriminations à l’encontre de la communauté anciennement favorisée par Saddam, les sunnites. Dans ce renversement, les groupes terroristes sunnites comme Al Qaïda ont bien évidemment prospéré, notamment rejoints par des cadres baathistes et autres anciens membres de l’armée démantelée, au chômage forcé, prêts à réinvestir leurs compétences contre les ennemis nouveaux, la plupart du temps plus par intérêt que par adhésion idéologique. Ainsi, Al Qaïda en Irak (AQI) s’est bien rapidement, dans la foulée de la chute de Saddam Hussein (2003), désintéressé des cibles traditionnelles du groupe djihadiste, à savoir les Juifs et les « croisés », pour concentrer ses forces contre les chiites. Ceci irrita bien évidemment la tête de l’organisation al qaïdienne qui tenta de rappeler à l’ordre, sans succès, les dignitaires de sa branche irakienne. En 2007, Ayman Al Zawahiri (mort le 31 juillet 2022), alors bras droit d’Oussama Ben Laden et numéro 2 (s’il en est) de l’organisation islamiste déclara publiquement la fin d’AQI. La section dissidente se structura en groupe à l’agenda au départ strictement local : l’EII (État Islamique en Irak) naissait d’une volonté d’établir un califat sur le sang de la communauté chiite.

Par ailleurs, n’oublions pas que l’administration Saddam qui ne fut pas plus tendre avec les Kurdes qu’avec les chiites – mais plus cruelle encore, pensons au massacre d’Halabja – causa également un raidissement de cette dernière communauté avec toutes les conséquences régionales que nous savons. 

Quel regard portez-vous sur la société irakienne d’aujourd’hui ?

Deux décennies après l’invasion, l’Irak est un pays miné par les conflits confessionnels qui doit rendre des comptes tant aux Etats-Unis qu’à la République islamique d’Iran. La position de l’Irak, inconfortable, découle d’une politique américaine paradoxale qui, tout en voulant se donner les moyens de contrôler et d’affaiblir Téhéran, aura organisé une transition confessionnalisée qui donna le pouvoir aux chiites, élargissant ainsi la zone d’influence du voisin perse. La jeunesse a les yeux rivés hors des frontières quand elle n’est pas engagée dans des groupes exaltant la guerre fratricide. Fatiguée de se demander pourquoi la richesse pétrolière ne permet pas la sortie du chômage et de la pauvreté, elle se résigne à l’explication par la corruption endémique et se résout à ce que l’avenir se trouve ailleurs. 

Mais cette héritière de l’une des civilisations les plus anciennes du monde n’est pas amnésique. Le Tigre, qui serpente autour de Bagdad, recèle les histoires les plus violentes mais aussi les richesses culturelles et scientifiques dont les mémoires s’enorgueillissent encore et c’est, dans ce décor millénaire que je me suis permise de faire le récit tourmenté du Coran de sang, blasphème de Saddam.


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