Le grand entretien du Diplomate avec Christian Chesnot

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MBS Alexandre aoun

Entretien exclusif pour Le Diplomate avec Christian Chesnot, co-auteur avec Georges Malbrunot du livre MBS confidentiel : enquête sur le nouveau maître du Moyen-Orient, aux Éditions Michel Lafon. Le journaliste revient dans nos colonnes sur la politique étrangère du prince héritier d’Arabie saoudite, sa volonté de casser l’image rigoriste de son pays, son rapprochement avec l’Etat hébreu, sa relation personnelle avec Emmanuel Macron ou encore le revirement géopolitique avec des partenariats tous azimuts. Cet ouvrage nous plonge dans les coulisses du pouvoir à Riyad…

Propos recueillis par Alexandre Aoun

Le Diplomate : Initié en 2016, la vision 2030 de Mohamed ben Salmane a-t-elle commencé à porter ses fruits en termes de réalisations économiques ?

Christian Chesnot : C’est un tournant dans la politique saoudienne. C’était un Etat rentier, qui avait du mal à diversifier son économie notamment en raison des questions sociologiques avec la ségrégation des genres dans l’espace public. Les femmes n’avaient quasiment pas accès au marché du travail. Le pays s’enfonçait dans la crise avec une population qui augmentait. MBS avec sa vision 2030, c’est l’idée de dire que le pétrole à fait notre richesse mais maintenant il faut trouver d’autres relais de croissance, notamment dans le privé, avec le tourisme et les services. Pour l’heure, il y a des grands chantiers qui ont vu le jour, à Riyad ou sur la mer Rouge, mais également la réforme du marché du travail. En effet, les femmes peuvent maintenant travailler. On est au début, mais ce qu’il faut savoir c’est que l’Arabie saoudite de MBS développe un capitaliste autoritaire, les règles ne sont pas encore clairement fixées. Ce qui manque, ce sont les investissements étrangers. Aujourd’hui, la réussite est encore la résultante de la rente pétrolière et du fonds souverain, le Public Investment Fund (PIF). Une partie de la bourgeoisie saoudienne dont l’argent est à l’étranger est toujours craintive depuis la purge du Ritz-Carlton de novembre 2017. Il y a un cap qui a été fixé avec 2030 et au-delà, notamment avec l’exposition universelle à Riyad en 2030 et la coupe du monde de football en 2034. On est en plein dans une décennie d’efforts et de tournants. On est dans une phase ou l’Arabie s’expose au monde.

D’un point de vue géopolitique, pouvons-nous dire que l’Arabie saoudite de MBS prend de plus en plus son indépendance vis-à-vis de Washington ?

L’Arabie saoudite était arrimée à la boussole américaine depuis 1945 et le fameux pacte de Quincy. Pendant longtemps, c’était un long fleuve tranquille. Il y a eu depuis, une forme de remise en cause, de remise à plat des partenariats stratégiques notamment avec les Etats-Unis qui ont donné lieu à certaines disputes. Washington demeure toujours un pays important d’un point de vue militaire, économique mais également culturel : on voit à quel point MBS est aligné, fasciné par la Silicon Valley et Hollywood en terme de développement. L’idée de MBS est de créer des partenariats tous azimuts en fonction de ses propres intérêts. Les Saoudiens veulent maîtriser leur propre agenda politique en parlant aux Russes, aux Chinois, aux Indiens et même aux Iraniens depuis peu. C’est vraiment une espèce de diplomatie 360 ° avec des divergences notables avec les occidentaux sur le dossier ukrainien. L’Arabie saoudite commence à s’émanciper et prend petit à petit conscience de sa puissance en intégrant les Brics, l’organisation de coopération de Shanghai, le G20 et en « dédollarisant » une partie de ses échanges avec la Chine.

Compte tenu du conflit dans la bande de Gaza, quid des avancées sur la normalisation avec Israël ?

L’Arabie était en phase de normalisation avec Israël, sous l’égide des Américains. Avant le 7 octobre, la presse américaine faisait état d’avancées notables dans les négociations. Or depuis, les pourparlers ont été télescopés par la guerre à Gaza. La position saoudienne est de dire « la normalisation est sur pause, mais elle n’est pas abandonnée ». Cependant, avec une grosse différence, l’Arabie ne peut pas se contenter d’un gel de la colonisation, elle voudra une réelle compensation pour le droit des Palestiniens. Il faut des engagements concrets et pas de vagues promesses comme pour l’accord d’Abraham avec les Emirats où la question palestinienne a été mise de côté, au final. Riyad joue gros sur ce dossier, si l’Arabie venait à normaliser ses relations avec l’Etat hébreu, ça serait une bascule dans le monde arabe. A noter que le roi Salmane est toujours vivant, peut-être que MBS attend que son père décède pour passer les vitesses sur ce dossier. On sait que le roi Salmane est hostile à la normalisation avec l’Etat hébreu. Il y a aussi la question de l’opinion publique qui est profondément opposée à toute relation avec Israël, notamment à cause les souffrances des Palestiniens à Gaza. Donc conclure un accord de manière précoce pourrait avoir des conséquences. MBS n’a aucun intérêt à se précipiter. On sait que pour lui la normalisation avec Israël est un objectif. La perspective de l’élection de Donald Trump en novembre pourrait faciliter l’avancée sur ce dossier.

Quelles sont les relations entre MBS et Macron ?

Des relations avec beaucoup de malentendus. Elles ont mal démarré avec la purge du Ritz-Carlton et l’affaire de la séquestration de Saad Hariri, il y avait des échanges tendus et des divergences sur le Liban et sur l’Iran. Il n’y a pas d’alchimie qui s’est produit entre les deux hommes. Du côté des Saoudiens, on reproche à la France d’avoir fait le pari de MBZ, et puis je pense qu’au niveau de Riyad, on regarde le grand large. La France n’est plus considérée comme une puissance de premier plan, elle n’est plus un partenaire essentiel. MBS voit la France comme un pays de villégiature avec son château de Louveciennes. Paris aide notamment l’Arabie saoudite dans le domaine de la culture avec la gestion du site historique nabatéen d’Al-Ula. La relation est un peu terne, il n’y a pas de grand contrat structurant et emblématique. La France est un partenaire parmi d’autres.

Est-ce que les changements sociétaux font consensus aux yeux de la population saoudienne ?

Il faut comprendre que la vision 2030, c’est avant tout un pari sur la jeunesse et sur les femmes. Ça ne veut pas dire que tout le monde est d’accord sur le rythme, sur le fond et sur la forme. Mais, il y a une Arabie saoudite a deux vitesses, une Arabie en périphérie, qui est pauvre, qui est au chômage, qui est encore très ancrée dans des traditions conservatrices. On est dans la phase euphorique, les projets se multiplient. Pour l’instant, les critiques sont rares compte tenu de l’autoritarisme du pouvoir. Les grands centres urbains en profitent plus, c’est pour ça que l’objectif de MBS est de développer les activités touristiques sur le pourtour de la mer rouge et de créer un énorme bassin d’emplois pour la jeunesse saoudienne. Il y a plus de 20 000 saoudiens qui arrivent sur le marché du travail tous les mois. Maintenant, il faut créer des entreprises et former les nouveaux salariés. C’est une nouvelle ère pour toute la société.

Poigne de fer, opposants en prison, critiques interdites, MBS n’est-il pas finalement un despote éclairé ?

Il se rêve en despote éclairé. Pour imposer un changement, il faut en quelque sorte une poigne de fer. Il y a eu l’expérience du roi Abdallah qui avait introduit des réformes pour les femmes et pour le marché du travail, mais c’était une politique des petits pas. Là en cinq ans, il y a eu des avancées prodigieuses. Mais c’est une manière autoritaire, volontariste et qui ne demande pas l’avis au peuple. Les réalisations en cours sont financées par la rente pétrolière, il y a toujours cette dépendance qui lui permet d’acheter la paix sociale. Le pari n’est pas encore gagné pour lui.

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