France – Amérique : regards croisés

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tentative assassinat Donald Trump
Chez nous, Pierre Bergé ou Vincent Bolloré seraient les alter-ego des Elon Musk et autres Trump. Montage Le Diplomate.

La tentative d’assassinat de Donald Trump est à la fois le point d’orgue conjoncturel d’une campagne chauffée à blanc, sur fond d’attaques personnelles et de désinformation massive, et une énième manifestation d’un trait de caractère récurrent de la société américaine, habituée à la libre-circulation des armes à feu. Il est assez difficile de différencier ce qui relève d’un climat particulier et ce qui émarge à une longue tradition ininterrompue de tentatives d’assassinat sur des personnalités publiques, qu’il s’agisse de candidats (Robert Kennedy, Georges Wallace) ou de présidents en exercice (Jackson, Lincoln, Roosevelt, John Kennedy, Ford, Reagan).


Ce qui est certain en revanche, c’est que l’élimination physique des adversaires, si elle est récurrente dans l’histoire américaine, n’en est pas pour autant si fréquente. Elle correspond à des périodes de tension où la société américaine s’est fortement polarisée sur des questions clivantes (l’esclavage, le communisme, la question raciale…). La France, dont plusieurs présidents de la IIIème République ont été la cible d’attentats, a un passé plus calme, mais les tentatives d’assassinat ont également existé à l’apex de situations politiques tendues. Je pense notamment aux actions contre Charles de Gaulle qui ont coïncidé avec la douloureuse guerre d’Algérie et le sort des pieds-noirs. Au-delà de l’épiphénomène, ce qui frappe lorsque l’on compare la société française et la société américaine, toutes deux électrisées par les campagnes électorales, c’est qu’elles sont exactement dans la même configuration politique. 

Cela peut sembler contre-intuitif car aux Etats-Unis, il n’y a pas trois blocs. Il faut cependant aller au-delà de la distribution arithmétique des scores. L’analyse des résultats de juin 2024 a d’ailleurs créé une passe d’armes feutrée entre le sondeur Jérôme Fourquet et le géographe Christophe Guilluy.  Le premier, dans une interview au Figaro datée du 12 juillet, constate la fragmentation du pays en trois blocs irréconciliables, et s’appuyant sur les analyses de l’essayiste britannique David Goodhart, auteur de la distinction entre les nowhere et somewhere, caractérise trois France : une France csp+ peuplée de dirigeants, possédant le capital économique et culturel (que Fourquet appelle « la tête », votant Ensemble), une France (votant NFP) qui a un capital culturel mais pas économique (que Fourquet appelle « le cœur »), et une France qui n’a ni les études, ni le capital économique (votant RN et que Fourquet appelle « la main »). C’est donc la fin d’une opposition binaire « France d’En bas / France d’en haut », pour aller vers une équation ternaire de mondes séparés, culturellement et géographiquement. Cette analyse a été réfutée par le géographe Christophe Guilluy trois jours plus tard dans le même média. Selon lui, les élections françaises ont accouché de trois blocs au Parlement mais en réalité, ils ne font que masquer que « l’existence de deux continuums socioculturels qui n’en finissent pas de se séparer ». Dans son esprit, la réalité culturelle est plus structurante que le fait électoral. Le géographe distingue « la France périphérique, fragilisée par le modèle, mais majoritaire », et « une France des métropoles globalisées, où se concentrent emplois et richesses, mais structurellement minoritaire », qu’il nomme les planètes « Périphéria » et « Metropolia ». Metropolia est loin d’être peuplée de nowhere, conteste le géographe : au contraire, les populations urbaines sont attachées à leur modèle culturel et ne veulent pas vivre ni accepter celui des classes populaires. La Gauche du NFP et Ensemble se partagent ensuite les voix des métropoles, le différentiel entre les deux électorats se jouant uniquement sur les revenus et le statut. Le RN n’est que le révélateur d’un réveil des classes populaires méprisées par les élites métropolitaines. Le Front républicain, comme la dissolution, doivent plutôt être analysée comme le baroud d’honneur de la France d’en haut.  Si on accepte l’analyse de Guilluy, on aurait donc de part et d’autre de l’Atlantique des situations profondes identiques. Simplement, du fait de l’adoption du scrutin majoritaire à un tour, la vie politique américaine est polarisée autour de deux partis majeurs. Le Tea Party, équivalant de Reconquête, et la gauche radicale de Bernie Sanders, ont dû pour survivre intégrer les deux blocs où elles ont disputé le leadership aux franges modérées. Quand on regarde le résultat des élections présidentielles depuis 1992, la division spatiale est évidente : la côte ouest des États-Unis est fermement entre les mains des démocrates depuis plusieurs décennies, tout comme les États du nord-est et en bordure des Grands Lacs. Les fiefs démocrates sont notamment la Californie, New York et l’Illinois. Ces États métropolisés tranchent avec l’Amérique de l’intérieur. 


Cette répartition territoriale se double d’un fait sociologique : en 2020, les électeurs noirs ont voté à 90 % pour Joe Biden. Les Latinos et Hispaniques étaient un peu plus partagés ; 63 % des électeurs sondés disent avoir voté pour Joe Biden, 35 % pour Donald Trump. Environ 55 % des électeurs vivant en milieu urbain ont voté pour les démocrates, tandis que 65 % des Américains vivant en région rurale disent avoir voté pour les républicains. Cette polarisation s’est accrue au fur et à mesure des années. Jusqu’en 1996, un certain nombre d’États étaient encore très ouverts sur le plan électoral, mais ce nombre s’est considérablement réduit. Et même au sein des États qui deviennent compétitifs en raison de changements démographiques, on observe cette très forte polarisation entre grandes villes et zones rurales, entre minorités et Blancs. Les fiefs démocrates sont effectivement de plus en plus démocrates, les fiefs républicains de plus en plus républicains. La carte du Sénat est d’ailleurs une parfaite illustration de cette polarisation : il n’y a plus qu’une poignée d’États sur 50 ayant un sénateur de chaque camp. Les basculements politiques sont le reflet des évolutions démographiques, comme en Virginie qui avait basculé démocrate en 2008, en raison de la croissance rapide et massive des banlieues de Washington DC, avec l’arrivée d’une très importante communauté latino. Le même phénomène est à l’œuvre dans des États comme l’Arizona, la Géorgie, le Texas, la Caroline du Nord ou la Caroline du Sud. Comment ne pas dresser un parallèle avec la France où 7 musulmans sur 10 ont voté Mélenchon en 2022 ? 

Pour autant, la France est moins polarisée, du fait de sa conception citoyenne et moins identitaire de la République. Le nombre de départements ayant envoyé des représentants issus de coalitions différentes se réduit mais ils restent largement majoritaires. Le RN a raflé l’ensemble des circonscriptions dans 10% des départements (les Pyrénées-Orientales, la Haute-Marne, la Haute-Saône et l’Aude, la Meuse, l’Yonne, les Alpes-de-Haute-Provence, le Tarn-et-Garonne et le Gard). Le NFP a quant à lui opéré un grand chelem dans 5 départements (Haute-Vienne, Hautes-Alpes, Hautes-Pyrénées, Lozère, Seine Saint-Denis).  Le cas de la Seine-Saint-Denis (12 circonscriptions) est particulièrement représentatif du sujet démographique. Selon l’Insee, 75 % des personnes âgés de 18 à 50 ans en Seine-Saint-Denis en 2008 avaient en 2008 un lien direct avec la migration vers la métropole, sur deux générations, au sens d’être immigrés, descendants d’immigrés, natifs d’un département d’Outre-Mer (DOM) ou descendants de natifs de DOM. Parmi ces 75 %, 12 % sont d’origine européenne et 63 % d’origine non européenne. David Blankenhorn, un politologue, président du think tank Institute for American Values, a dénombré quatorze raisons pour expliquer la polarisation de la vie américaine et il est intéressant d’appliquer sa grille pour voir si elle permet de mieux comprendre la tectonique à l’œuvre dans nos pays. Sur les 14 raisons, j’en écarte cinq qui ne sont pas applicables à la démocratie française. La fin de la Guerre froide (1) par exemple, qui aurait privé le monde libre d’un adversaire commun, n’est pas une raison pertinente : la France était déjà polarisée sous la IVème République, lorsque l’on inventait le Front Républicain pour contrer les communistes ou les poujadistes.  De même, la disparition de « la Grande Génération » (2), cette génération patriote qui avait fondé l’Amérique d’après-guerre en se saignant les veines et en sacrifiant sa jeunesse, est une raison qui résonne moins bien chez nous. En France, la grande dépression n’a pas eu le même impact et la seconde guerre mondiale a concerné la Résistance, une infime partie de la génération concernée. 
J’écarte aussi les nouvelles règles de fonctionnement du Congrès américain (3), le découpage récent des circonscriptions électorales favorisant les candidats radicaux (4) ou les nouvelles règles de fonctionnement adoptées par les partis politiques pour la sélection des candidats (5). Il y en a d’autres qui se présentent sous un jour différent de ce que David Blankenhorn imagine. J’en dénombre également cinq. 

Ainsi, le politologue met en avant la divergence face aux questions religieuses (6) sur fond de sécularisation de la société américaine, ce qui provoquerait une réaction identitaire chrétienne. En France, la sécularisation est ancienne et c’est la question de la progression de l’islam qui joue un rôle essentiel dans la grande divergence entre Droite et Gauche. Cependant, elle n’a pas été au cœur des élections de 2024, ou alors indirectement via la position sur Gaza. 

J’y classerais aussi l’argument de la géographie sociale (7). De plus en plus d’Américains veulent vivre dans un environnement choisi pour ne plus fréquenter que des gens qui leur ressemblent et qui pensent comme eux. Ceci ne favorise pas la remise en question des préjugés concernant les autres. J’y ajouterais la polarisation du paysage audiovisuel (8) – la France de CNews et Europe 1 vs la France de France Inter et BFM – de même que le déclin du journalisme sérieux au profit du buzz (9), que Blackenhorn liste comme raisons séparées. Ces trois raisons sont partiellement applicables à notre pays. En France, la partition territoriale n’est cependant pas aussi schématique : Paris s’est vidée de ses classes populaires par un classique effet de renchérissement du coût de la vie mais a toujours été décalée par rapport au reste du pays ; les gens qui vivent en province sont heureux d’y vivre et le choix d’y déménager est surtout un choix de vie plutôt qu’une préférence sociale. Enfin, la division médiatique est en cours mais il existe encore un ventre mou indifférencié. Toujours dans cette catégorie argumentaire, on peut inclure la disparition des démocrates de droite et de républicains de gauche (10). En France, l’équivalent ce sont les gaullistes, rattachés à la Droite alors qu’ils empruntent une approche économique et sociale cousine d’une partie de la Gauche. Néanmoins, leur attrition me semble être un épiphénomène par rapport au problème plus global de la polarisation. 

Restent quatre raisons qui sont très intéressantes, et méritent toute notre attention, car elles s’appliquent très bien aux deux pays. La première est l’émergence de politiques fondées sur l’identité (11). Il y aurait deux tribalismes, selon la politologue Amy Chua : « La gauche croit que le tribalisme de droite – sectarisme, racisme – déchire le tissu social de la nation. La droite croit que le tribalisme de gauche – la politique des identités, le Politiquement Correct – déchire le tissu social de la nation. Et malheureusement, elles ont raison toutes les deux. ». La vraie question serait cependant de se demander pourquoi la question identitaire est devenue centrale dans nos démocraties.  On peut rattacher à cette raison une autre qui est identifiée par Blankenhorn : l’intensification de la diversité raciale et ethnique (12), qui contribue au déclin de la confiance sociale. Mon intuition est qu’elle est la réaction épidermique à l’ouverture mondialisée. La gauche réagit aux conséquences sociales, la droite aux conséquences culturelles. Toujours dans ces arguments très opérants, on peut ranger la métamorphose du mécénat politique et l’émergence de milliardaires idéologues (13). Chez nous, Pierre Bergé ou Vincent Bolloré seraient les alter-ego des Elon Musk et autres Trump. Selon moi, le pouvoir de l’oligarchie financière se retrouve dans la bipolarisation médiatique et est le résultat de la métamorphose des rapports de force suite à l’ouverture mondialisée. 
Enfin, il me semble que la dernière raison listée par David Blankenhorn est pertinente mais un peu de courte vue. Le politologue pointe une évolution générale des mentalités : on favorise la pensée binaire sur la pensée complexe (14). Il faudrait interroger le rôle des algorithmes des réseaux sociaux qui renforcent l’isolement culturel et se pencher sur la baisse du niveau éducatif sur fond de faillite de l’école. L’abandon des humanités au profit de disciplines utilitaristes ou orientées vers le marché du travail n’est-elle pas un facteur aggravant de la disparition du citoyen ?

On le voit les quatre raisons les plus opérantes pour éclairer la division politique à l’œuvre sont rattachables à une seule cause première : l’impact de la mondialisation, c’est à dire la libération des flux économiques, migratoires et culturels, sur nos vieux États-nations. Se font face deux camps : ceux qui ont embrassé les évolutions sociales nées de cette formidable ouverture parce qu’ils y ont gagné économiquement ou parce qu’elle correspond à une sortie de l’État-nation jugé dépassé ; ceux qui, perdants économiques et culturels, veulent y résister et qui s’arriment à un territoire, une identité ou une citoyenneté car ils veulent le rétablissement des anciennes règles. 
Dans cette analyse, il n’y a pas de bloc NFP car ses composantes devront trancher entre défendre les victimes économiques de la mondialisation ou bien promouvoir le progressisme culturel qu’elle a engendré.


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