Interview exclusive de Randa Kassis (PARTIE 2)

Shares
Randa Kassis
Photo DR et Facebook

Randa Kassis, femme politique franco-syrienne, anthropologue, écrivaine, et présidente du Mouvement pour une société pluraliste, a été coprésidente de la délégation de l’opposition laïque et démocratique syrienne aux pourparlers de Genève. Elle a initié la plateforme d’Astana en 2015, qui a réuni à plusieurs reprises des opposants syrien puis inspiré les pourparlers sur la Syrie. Elle a rencontré dans ce contexte à de nombreuses reprises les dirigeants russes, turcs, occidentaux, saoudiens, etc. Elle dresse ici pour Le Diplomate, dans cette seconde partie de son entretien (voir Partie 1), un état des lieux de la crise russo-occidentale et de la guerre russo-ukrainienne qu’elle suit de près depuis la guerre civile syrienne et la prise de la Crimée par la Russie…

Propos recueillis par Roland Lombardi

Le Diplomate : Quelle est votre analyse de l’incroyable incursion de l’armée ukrainienne en territoire russe dans l’oblast de Koursk initiée, le 6 août, qui a surpris une armée russe à la fois impréparée et prise dans un piège qui risque de l’obliger à dégarnir en partie des fronts ukrainiens sur lesquels elle enregistre des gains réguliers ? Est-ce un baroud d’honneur, un levier de futures négociations, ou une opération de com’ pour motiver les troupes et les alliés de l’Ukraine ?

Randa Kassis : Bien que de portée limitée, l’incursion de l’armée ukrainienne ne peut pas la mener bien loin. Je ne comprends pas cette stratégie, qui semble difficilement soutenable par l’Ukraine à long terme en plein territoire russe. Les forces ukrainiennes n’ont ni l’équipement nécessaire ni le nombre de soldats suffisant pour maintenir ce nouveau front sur la durée. Au mieux, il s’agit d’un embarras provisoire pour Moscou. Les Russes ont certes sous-estimé la volonté des Ukrainiens de prouver qu’ils pouvaient infliger des dommages sur le territoire russe, même si cela s’apparente à une action militaire suicidaire. Comme d’habitude, après avoir commis des erreurs, notamment en ne défendant pas ses frontières, la Russie s’adaptera après avoir subi certains dommages. La réponse sera plus agressive, ce qui ne facilitera en rien d’éventuels pourparlers de paix, contrairement à ce qui a été dit dans la presse pro-occidentale…

À lire aussi : Randa Kassis : de l’Ukraine à l’Iran, les lignes du monde multipolaire bougent !

Dans une logique très américaine de communication, on peut aisément voir l’influence de Washington dans cette incursion, dont les buts auraient été de renforcer les positions ukrainiennes avant de futures négociations puis d’obliger les Russes à être en position défensive et à se dégarnir. Les Ukrainiens ont selon moi commis l’erreur de suivre les conseils de leurs protecteurs américains : ils risquent de le regretter. Un des Patriot livrés par les Etats-Unis aux Ukrainiens a d’ailleurs été détruit par les Russes dans l’oblast de Koursk, alors que l’armée ukrainienne en a très peu d’exemplaires et en a besoin ailleurs sur le front… De plus, les représailles russes ont de surcroît déjà commencé à frapper Kiev et d’autres cibles plus durement encore qu’auparavant…

LD : Le Congrès américain ayant débloqué l’aide à l’Ukraine, cela sera-t-il suffisant pour empêcher la Russie de gagner, alors que l’armée russe est sur une tendance de progression, même lente, depuis des mois?

À lire aussi : La prolifération nucléaire et la course aux armements … les dommages collatéraux stratégiques de la guerre russo-ukrainienne [ 2 – 2 ]

C’est assez peu probable. Même si la livraison de missiles de longues portées ATACMS feront des dégâts sur le territoire Russe, les difficultés s’amoncellent du côté Ukrainien. La principale d’entre elles est le manque de soldats en état de combattre et le recrutement suffisant quasi impossible de nouvelle recrue. La sagesse, qui n est pas une vertu très prisée par les Européens, voudrait que nous fassions pression pour des négociations réalistes en Ukraine. Les « mecs » que le président Macron souhaiterait envoyer à Odessa ne serons pas probablement suffisant à changer la donne…

LD : Si l’aide américaine est accompagnée d’une aide européenne durable, avec de plus en plus de missiles à longue portée livrés, et plus d’avions, voire plus de systèmes de défense anti-aérienne, les Russes pourront-ils tenir longtemps ? avec une perte (paraît-il) de 1000 hommes par jour, ne vont-ils pas eux aussi s’essouffler et subir des revers une fois les Ukrainiens ravitaillés?

Il faut être assez prudent sur les chiffres annoncés par tous les protagonistes. A priori, nous parlons d une livraison 200 missiles ATACMS, de certains missiles Anglais et de quelques missiles de moyenne portée français. Puis de quelques avions F16 livrés au compte goutte et avec des délais longs et des formations compliquées. Malgré quelques opérations ciblées réussi et parfois des dégâts non-négligeables de côté Russe, cela ne m’apparaît pas suffisant pour changer l’écart des forces. Au mieux, nous aidons les Ukrainiens à gagner du temps. Les Russes ont su renforcer leurs forces armées de telle manière que peut faire durer la guerre des années. Que restera t-il de l Ukraine après toutes ces années de combat ?

À lire aussi : TRIBUNE – La sécurité, ce n’est pas pour les gueux !

LD : Comment voyez-vous l’évolution de la situation en Ukraine? Poutine est-il tombé dans un bourbier? A moins que cela ne soit l’OTAN?

Personne n’est dans un bourbier. L’Ukraine sera lâchée comme d’autre pays l’ont été dans le passé lorsque nous réaliserons que la soi-disant « stratégie » Occidentale ne porte pas ses fruits. J’ai déjà entendu que les Russes sont tombés dans un bourbier en Syrie et la Syrie sera le Vietnam des Russes. Jusqu’à à aujourd’hui, rien ne s’est passé comme prévu.

LD : Pensez-vous que les États-Unis finiront par abandonner brutalement leurs protégés Ukrainiens une fois Trump arrivé au pouvoir ou, comme en Irak, en Syrie, ou en Afghanistan, une fois qu’ils jugeront le moment venu de siffler la fin de partie, abandonnant par là-même leurs alliés et “proxies”?

Les Américains ont déjà démontré leur penchant pour l’abandon ou la trahison de leurs alliés occasionnels. Tandis que les Européens sont dépourvus de toute stratégie et du sens de l’analyse cohérent. L’usure, la fatigue de la population Ukrainienne et des ses alliés conduit inexorablement vers une baisse sensible du soutien apporté à Kiev. L’émergence de nouveaux conflits comme Gaza, éventuellement le Liban voire Taiwan détournent l’attention des alliés vers d’autres priorités. Tous ces éléments ne jouent pas en faveur de Kiev.

LD : Quels seraient selon vous les termes possibles d’une négociation de fin de guerre?

Afin d’entamer de réelle négociation de paix, il serait souhaitable que le gouvernement Ukrainien soit plus réaliste et n’attend pas la destruction lente mais certaine de l’ensemble de son territoire. La Russie devrait quant-à-elle limiter ses exigences territoriales. Cela étant, il faut noter que l’Ukraine n’est vraiment pas aidé par ses alliés qui vivent dans l’illusion et un monde irréel. L’absence de véritables leaders politiques en occident ne rendent pas la tâche aisée.

À lire aussi : Chronique d’une guerre russo-occidentale annoncée : genèse, motivations et enjeux de la guerre en Ukraine [ 3 – 3 ]

LD : Que pensez-vous du plan de paix pour l’Ukraine proposé par Victor Orban à l’UE (qui l’a rejeté et condamné derechef) après une tournée de négociations informelles du président hongrois (dont le pays dirige la présidence tournante de l’UE) auprès des présidents de Chine, d’Ukraine, de Russie, et de l’ex-président à nouveau candidat Donald Trump ?

Je ne crois pas sérieusement que les Russes vont accepter de négocier quoi que ce soit, mais en même temps, ce plan de paix pour l’Ukraine qui a été avalisé par Pékin ne peut pas être balayé frontalement par Moscou. Je ne pense pas que les Chinois et les Hongrois eux-mêmes n’y croient en ce moment. Ce plan de Victor Orban, présenté à Donald Trump puis aux Chinois qui y avaient travaillé bien avant, dans le but de paraître faiseur de paix, n’a été accepté en principe par les Russes que par diplomatie afin de ne pas repousser une initiative d’amis et alliés. Hélas, je ne crois pas du tout à des négociations pour maintenant ou bientôt, sauf si les Ukrainiens acceptaient de lâcher les territoires occupés, c’est-à-dire en acceptant les conditions russes. L’incursion ukrainienne en Ukraine ne va pas arranger les choses, au contraire, car les Russes sont encore plus remontés et intraitables qu’avant.     

LD : Quid de l’Union européenne? Est-elle le dindon de la farce dans la guerre en Ukraine, elle qui paie plus que les Etats-Unis pour une guerre qui lui porte préjudice, en premier lieu à propos du prix des hydrocarbures?

L’Europe est une farce et l’idiotie a un prix élevé. Acheter à un prix plus élevé qu’auparavant des produits pétroliers raffinés en Inde, alors que le pétrole brut provient de Russie, malgré les sanctions, cela frôle le délit de bêtise aggravée.

LD : Y a -t-il une cohérence dans la diplomatie française, devenue en parole la plus anti-russe de l’Occident ces derniers temps, mais apparemment la plus conciliante avec la Chine ? Le président Emmanuel Macron a par exemple fait une concession importante à Pékin en laissant Total rédiger pour la première fois ses contrats d’hydrocarbures avec la Chine, en Yuans, et non en dollars ?

Cela prouve que Total a une stratégie au long terme. Le Président n’a fait que suivre la stratégie de Total. Quant à lui, il a déjà prouvé jusqu’au burlesque son manque de vision et de compréhension du monde d’aujourd’hui. Il vit un peu perché, et nous ne savons toujours pas sur quelle planète.

LD : Pensez-vous que la Chine bâtit avec la Russie un front anti américain et anti occidental destiné à en finir une bonne fois avec l’ordre américain de 1945 ? Cette alliance russo-chinoise, qui se rapproche de plus en plus des Etats les plus totalitaires du monde comme l’Iran des Mollahs et la Corée du Nord, prépare-t-elle une « troisième guerre mondiale », dont le but stratégique est le renversement de l’ordre international libéral mis en place par les Etats-Unis et l’Occident ?

Je ne crois pas vraiment à une troisième guerre mondiale, car elle n’est pas dans l’intérêt des puissances concernées. L’Europe ou les États Unis ont largement sous-estimé l’émergence de puissantes alliances capables de s’opposer à eux : nous parlons de pays tels que la Chine, la Russie, l’Arabie Saoudite, l’Iran, le Brésil et bien d’autres. Désormais, quasiment toutes les sanctions contre la Russie peuvent être contournées par ses nouvelles alliances. Nous vivons dans un nouveau désordre mondial au sein duquel les alliances se basent beaucoup plus sur des accords bilatéraux.


#RandaKassis, #PolitiqueFrancoSyrienne, #Anthropologue, #Écrivaine, #MouvementPourUneSociétéPluraliste, #OppositionSyrienne, #PourparlersDeGenève, #PlateformeDAstana, #CriseRussoOccidentale, #GuerreRussoUkrainienne, #Analyse, #RolandLombardi, #Ukraine, #IncursionUkrainienne, #OblastDeKoursk, #StratégieUkrainienne, #RéactionsRussie, #AideAméricaine, #MissilesATACMS, #SoutienEuropéen, #ConflitUkraine, #PolitiqueInternationale, #NégociationsDePaix, #PlanDePaixVictorOrban, #UnionEuropéenne, #DiplomatieFrançaise, #Chine, #Total, #AllianceRussoChinoise, #OrdreInternational, #NouveauDésordreMondial

Shares
Retour en haut