L’entretien du Diplomate avec Myriam Benraad : Penser la « mécanique » des conflits par ses cycles de violence et leur résolution

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Mécanique des conflits
Montage Le Diplomate

Inhérent aux sociétés humaines, marqueur des rela­tions internationales, le conflit est un objet d’étude qui connaît aujourd’hui un fort regain d’intérêt. Or, les discours sur le sujet révèlent la prégnance de nombreuses idées reçues. Il y aurait ainsi des signes avant-coureurs de conflit, un élément déclencheur, de mêmes causes qui pro­duiraient de mêmes effets. Les acteurs en conflit sui­vraient des buts rationnels et s’appuieraient sur des alliances stables. Quant à la résolution des conflits, elle nécessiterait l’intervention de tierces parties, passerait par une indispensable reconstruction et conduirait à ce que rien ne soit plus comme avant.

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Dans Mécanique des conflits – Le Cavalier Bleu, qui paraîtra le 29 août 2024, Myriam Benraad, Professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller à Paris et Directrice de recherche sur le Moyen-Orient au CF2R, s’attache à saisir dans une optique comparative les ressorts, le sens, ainsi que l’infinie complexité des conflits. Le Diplomate s’est entretenu avec elle à propos de cet ouvrage précieux à l’heure où, du Proche-Orient à l’Ukraine, en passant par le Sahel et Taïwan, le conflit semble avoir opéré son grand retour comme mo­teur des mutations géopolitiques en cours. Entretien.

Propos recueillis par Angélique Bouchard 

Le Diplomate : Face à un état des lieux vertigineux des conflits dans le monde, vous invitez le lecteur à prendre du recul par rapport aux perceptions dominantes. Pourquoi ?

Pour deux raisons essentiellement. La première tient au souci de réintroduire l’Histoire longue en vue de prendre le contrepied d’une actualité médiatique dans laquelle un conflit en chasse trop souvent l’autre. Ces dernières années, nous avons vu comment l’attention s’est déplacée des conflits en Syrie, en Afghanistan, ou encore au Soudan, vers les deux guerres d’Ukraine et de Gaza qui occupent désormais le devant de la scène. Il me semblait nécessaire de rappeler, contre une tendance courante, que nombre de conflits ne sont non seulement pas nouveaux, mais pointent également vers d’autres conflictualités oubliées ou gelées dont peu continuent de parler. Une deuxième raison est d’ordre terminologique. Le mot « conflit » recouvre en effet un champ sémantique très large, qui englobe des phénomènes disparates. Cet ouvrage traite ainsi à la fois des guerres conventionnelles, des insurrections, des conflits économiques, finan­ciers et commerciaux, des soulèvements populaires, des luttes foncières, de la criminalité organisée.

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Vous rappelez à juste titre que l’étude des conflits est indissociable de celle sur la paix. Avons-nous négligé ce second volet ?

On peut en effet être frappé par le regain d’intérêt pour l’analyse des conflits qui s’accompagne paradoxalement d’un relatif dédain pour l’étude de la paix, dont les conditions sont pourtant au cœur de la réflexion. L’étude d’un conflit n’est pas l’étude d’une victoire militaire. Elle renvoie à une visée plus normative, à savoir comment échapper à la violence perpétuelle. Étudier un conflit, c’est déjà en quelque sorte s’efforcer de le résoudre, tenter de prévenir son retour au long cours et faciliter la désescalade des hostilités, chercher des solutions pacifiques. Cette approche n’est certes pas la plus en vogue actuellement. Or le règlement des crises qui agitent notre monde devrait être une priorité absolue. Il faudra voir dans quelle mesure la généralisation des technologies et l’arrivée de l’Intelligence artificielle créeront de nouvelles opportunités en ce sens, si ces avancées seront un outil à part entière de gestion et de résolution des conflits.

Le choix est fait d’aller à contre-courant d’une vision purement négative du conflit. Par quoi cette approche hétérodoxe a-t-elle été motivée ?

Le conflit ne renvoie pas à un concept univoque, systématiquement négatif, et il m’a paru crucial de le mettre en exergue. En réalité, il existe deux interprétations distinctes des conflits. Selon la première, le conflit est une source de violence et par conséquent potentiellement destructeur, synonyme de désordre, de chaos. Abordé sous cet angle, le conflit consiste en une dérégulation des affaires internationales et parfois en des phénomènes d’effondrement qui compliqueront la restauration de la paix. Pour une seconde interprétation, le conflit peut au contraire participer de la transformation positive des sociétés, notamment lorsque celui-ci remet en question des valeurs, des pratiques ou des représentations inacceptables au profit de nouvelles règles. À ce titre, le conflit fait figure de mécanique positive de changement, qui mène au progrès politique, refond les rapports de force et de domination socioéconomiques existants. Il peut soutenir les innovations technologiques ainsi que la création artistique et culturelle.

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Pourquoi avoir retenu une perspective « cyclique » des conflits ? Que nous enseigne-t-elle de spécifique ?

Appréhender le conflit tel un cycle a l’avantage de rappeler que le monde s’est toujours trouvé, depuis la nuit des temps, dans un état perma­nent de tensions. En effet, le conflit n’est pas un fait anormal. Il s’agit là d’une vision finalement très moderne que nous portons sur lui. Il n’y a jamais eu d’harmonie parfaite entre les hommes. Le conflit est donc un objet plurimillénaire. D’ailleurs, les modélisations cycliques du conflit qui étudient ce dernier à travers ses étapes, sa chronologie, sont-elles-mêmes anciennes. L’ouvrage en propose un panorama d’ensemble, appliqué à une variété de problématiques et d’idées reçues illustrées par de nombreux cas empiriques. Pour autant, cet exercice ne revient pas à figer les conflits dans l’espace et le temps, à les fixer de manière immuable et non discutable. Bien au contraire, la perspective cyclique permet de les penser différemment, dans leur « mécanique » fluide et aléatoire.

Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces idées reçues au sujet des conflits ?

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J’aborde une hétérogénéité de thèmes, par exemple l’intérêt que les acteurs d’un conflit peuvent avoir à encourager la résolution d’une crise, ou l’opportunité des intervention extérieures. Je m’interroge en outre sur la question de la reconstruction : résout-elle toujours un conflit, surtout quand les séquelles sont lourdes ? On a énormément glosé sur les conflits au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, en Amérique latine et aujourd’hui en Europe. Toutefois, je constate pour ma part la persistance de nombreux clichés et stéréotypes. S’oriente-t-on vers une exacerbation des conflits ou, et il faut l’espérer, vers une coopéra­tion renforcée et de nouvelles optiques de paix ? C’est à ces questionnements clés que cet ouvrage essaie de répondre. Il représente un pas significatif dans ma réflexion sur la violence et ma trajectoire scientifique.

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