Les leçons du raid de l’armée ukrainienne en Russie

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Par Alexandre Del Valle

Depuis le 6 et le 8 aout, 1000 à 10 000 soldats Ukrainiens appuyés par des dizaines de blindés venus de la région de Soumy (nord de Kharkiv, Ukraine) ont fait une incursion dans l’oblast Koursk (Russie) sur une ou plusieurs bandes de 10 à 35 km, selon les médias, russes ou occidentaux, en pleine guerre de l’information. Les éléments de quatre brigades de l’armée ukrainienne (infanterie, d’assaut, brigade mécanisée et forces spéciales), appuyés par des blindés, une défense anti-aérienne, des drones kamikazes, des missiles occidentaux, tentent de contrôler Korenevo et Koursk après avoir atteint Soudja (information non attestée). Les troupes ukrainiennes auraient utilisé, d’après Forbes, du matériel électronique sophistiqué pour brouiller les signaux électroniques et de communication dans une région où les Russes n’avaient pas de matériel de même niveau. Après des mois de préparation en coordination avec plusieurs forces spéciales de pays de l’OTAN, elles auraient conquis entre 300 km2 et 500 km depuis le 6 août, soit autant ou presque que les territoires ukrainiens conquis par l’armée russe ces dernières semaines… Au total, 76 000 civils russes ont été évacués de leurs habitations. La Garde nationale russe a depuis lors renforcé la sécurité autour de la centrale nucléaire de Koursk (quatre réacteurs d’une capacité de 2 gigawatts) située à Kourtchatov, à 50 km au nord-est de Soudja, probablement l’objectif majeur de l’opération, car la centrale alimente toute l’industrie militaire de la région et pourrait être « mise à sec » et donc inactivée si elle était contrôlée par les Ukrainiens. Par contre Soudja, ville de 5500 habitants située à la frontière ukrainienne, qui abrite le dernier point de transbordement du gaz naturel russe vers la Hongrie et la Slovaquie via l’Ukraine, aurait été prise, selon les forces ukrainiennes, même si cette information n’est pas non plus attestée. Fin 2023 et en mars dernier, déjà, durant les élections russes, des groupes russes pro-ukrainiens anti-Poutine et des soldats ukrainiens avaient tenté de s’emparer de territoires russes de Belgorod, régulièrement bombardé par l’armée de Kiev.

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Toujours est-il que cette opération, fort audacieuse, très bien préparée et alimentée continuellement par une arrivée constante de renforts ukrainiens pouvant aller jusqu’à 20 à 30 000 hommes, est « la plus coordonnée et importante sur le sol russe depuis le début de la guerre en Ukraine”, écrit Will Kingston-Cox, spécialiste de la Russie à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona. C’est aussi la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale que des troupes ennemies pénètrent le territoire russe.

Questions à se poser suite à l’incursion ukrainienne

La première question est la lenteur de la réaction militaire russe qui n’a pas réussi en trois jours à stopper net l’avancée ukrainienne en territoire russe. En réalité, plus qu’une preuve d’impuissance, l’armée russe, qui a déjà détruit une partie des soldats et des véhicules ukrainiens, devait attendre l’évacuation des civils avant de frapper massivement les bataillons ukrainiens avec son aviation, et elle ne voulait pas dégarnir les fronts actuellement victorieux dans le Donbass. Ensuite, les unités russes du groupe de troupes “Nord”, les forces du FSB, les renforts venus d’autres régions mais aussi des Tchétchènes du groupe Akhmat et 12000 membres de l’ex-Groupe Wagner (renommée Afrika corps depuis la mort de Prigogyne) ont déjà détruit une partie des forces ukrainiennes dans les districts de Sujensky et Korenevsky (oblast de Koursk) adjacents à l’Ukraine. Mais il est vrai que les gardes-frontières conscrits et membres des forces du FSB et de la Garde Nationale, non aguerris, n’ont pas été en mesure de repousser l’invasion surprise et que les renforts russes ont des difficultés à détruire les forces ennemies qui bénéficient d’un flux constant de renforts venus du Nord de l’Ukraine, preuve que l’opération a été sous-estimée par l’armée et le pouvoir russe et qu’elle est le fruit d’une longue préparation qui a coincidé à un intense ruse de guerre lorsque Volodymir Zelensky faisait profil bas et proposait d’intégrer la Russie aux négociations de paix à venir dans un contexte d’aveu de difficulté de ses armées face aux avancées russes.

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La seconde question est celle des objectifs de cette opération menée avec des milliers de soldats d’élite qui manquent forcément à l’Ukraine dans le Donbass, alors que Kiev y est à court d’hommes et de munitions face à l’offensive russe sur toute la ligne de front. L’incursion ukrainienne est d’abord destinée à endommager le moral russe et à remonter celui des Ukrainiens en portant la guerre sur le sol de Russie, puis à prouver aux Etats-Unis et à l’UE que l’envoi d’armes et de milliards d’aides n’est pas vain et peut être augmenté. Face aux difficultés de Kiev dans le Donbass, l’Ukraine veut bien sûr « prouver » qu’elle peut reprendre l’initiative au moment où les F-16 tant attendus arrivent. Un porte-parole du président Zelensky, Mykhaïlo Podoliak, a par ailleurs déclaré sur X jeudi matin que : “la cause première de toute escalade, bombardement, ou action militaire (…) dans les régions (russes) de Koursk et de Belgorod est uniquement l’agression sans équivoque de la Russie » et « que l’objectif des Ukrainiens (est de « récupérer des terres russes pour les échanger contre des terres ukrainiennes  dans un accord de paix ». Le président Zelensky a lui-même reconnu le 8 août que le but est de porter la guerre sur le territoire russe.

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Ensuite, « l’armée ukrainienne démontre sa capacité à masser des troupes rapidement sans être repérée par les forces de sécurité russes, dans le cadre d’une attaque foudroyante combinant infanterie, blindés et artillerie, avec une efficace couverture de drones », note l’expert de l’Ukraine et des relations Etats-Unis-Russie Nikola Mirkovic, auteur de l’ouvrage Le chaos ukrainien*. Rappelons qu’un drone ukrainien de 1000 dollars a récemment abattu un hélicoptère Mig russe de 15 millions de dollars…

Dans le contexte de l’offensive russe en cours contre la province ukrainienne de Soumy, les objectifs, tactiques ukrainiens consistent également bien sûr à contrecarrer les plans russes en tentant de détruire les bases arrières de Koursk qui servent à bombarder l’Ukraine, à tenter d’endommager ou contrôler des infrastructures énergétiques comme le gazoduc de Soudja ou la centrale nucléaire de Koursk, puis, bien sûr, à dégarnir l’armée russe sur le front nord-ukrainien et du Donbass, sans oublier le fait de renforcer la position ukrainienne dans la perspective de négociations avec la Russie, comme l’a également confié à Kyiv Independent Mykhaïlo Podoliak, la Russie apparaissant elle aussi comme ayant des points de vulnérabilité. Dans ce contexte, s’il est vrai que les Ukrainiens ont réussi à faire des centaines de prisonniers russes et que ceux-ci ont été acheminés durant le raid vers l’ouest de l’Ukraine, il est probable qu’ils servent de monnaie d’échange pour récupérer des prisionniers ukrainiens utiles au front et aguérris, comme notamment les membres du groupe Azov qui avaient été vaincus et capturés par l’armée russe à Marioupol.

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La troisième question est l’implication des pays occidentaux, donc membres de l’OTAN. Pour Mirkovic, « Kiev n’aurait pas pu organiser cette attaque sans l’aide et la validation de l’Otan. Il y a trop d’hommes engagés et la responsabilité ne peut se faire qu’à un très haut niveau militaire où sont impliqués les généraux de l’OTAN ». Le fait que les Ukrainiens aient pu attaquer le territoire ukrainien avec des armes occidentales comme des anti-missiles Patriot, des Himars, des Abrams, des Bradley américains, ou autres Marder allemands, est en soi une preuve que les Occidentaux sont impliqués, pas seulement au niveau des fournitures d’armes et des renseignements, mais au niveau décisionnel et peut être opérationnel. Car l’OTAN, les Etats-Unis, la Grande Bretagne et leurs alliés les plus antirusses d’Europe de l’Est, qui ont contribué à créer les conditions de la guerre russo-ukrainienne depuis les élargissements de l’OTAN et de l’UE des années 2000 et à la suite des révolutions de 2004 et 2013-14, dans une logique d’encerclement de la Russie poutinienne et de regime change, ne peuvent pas se permettre une défaite de l’Ukraine et une victoire de l’antimodèle et ennemi stratégico-idéologique russe. En déclarant « l’Ukraine mène une guerre défensive légitime contre une agression illégale“, Peter Stano, le porte-parole de la Commission européenne, a confirmé rôle de cobelligérant de l’UE autant que les Etats-Unis. Le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a quant à lui précisé que les règles américaines sur l’utilisation par les Ukrainiens d’armes américaines — autorisées dans les zones situées au-delà de la frontière russe — restaient en vigueur, et que les actions de l’Ukraine ne constituaient « pas une violation de notre politique ».

Conséquences de l’incursion ukrainienne en Russie

En fait, le pari de Kiev est risqué, car Moscou pourra justifier en retour des représailles massives en Ukraine, y compris à Kiev, comme cela est déjà le cas depuis le 10 août. En allouant des ressources importantes à ce nouveau théâtre de guerre en territoire russe, les Ukrainiens ont en fin de compte plus dégarni leurs propres troupes au sol sur le front principal ukrainien qu’ils n’y ont fait dégarnir celles de l’armée russe, qui semble continuer à avancer dans le Donbass et dans l’oblast de Zaporijjia… Une fois les civils évacués et les forces ukrainiennes éliminées ou repoussées, le Kremlin profitera sans doute de cette incursion – qui est certes un véritable échec tactique pour Moscou – pour rassembler encore plus l’opinion russe autour de la « nation attaquée » et donc motiver de nouveaux volontaires dont les primes sont d’ailleurs de plus en plus élevées, car des civils russes sont de plus en plus visés et tués par l’armée ukrainienne.

Enfin, l’engrenage provoqué par la stratégie ukrainienne – qui consiste à attaquer conventionnellement un pays nucléaire sur son sol avec l’aval des pays de l’Otan sans que la puissance nucléaire ne réagisse par le feu atomique – induit mécaniquement que dans une logique de « réciprocité », la Russie va pouvoir considérer qu’elle peut aussi attaquer une partie d’un territoire d’un pays membre d’une alliance nucléaire comme l’OTAN sans que l’article 5 du traité OTAN n’implique une riposte nucléaire. Le principe de la sanctuarisation par le nucléaire qu’avait théorisée notre ami et maître le général Pierre Marie Gallois, auteur de la stratégie de la dissuasion du faible au fort, est en train de voler en éclat. Le « pouvoir égalisateur de l’atome » est amoindri. Le dialogue stratégique et tactique entre puissances nucléaires et non nucléaires voisines a changé. Cette révolution est extrêmement importante car elle a lieu sur une zone de contact entre deux empires nucléarisés et non à 15000 km l’un de l’autre, sachant que l’UE a deux membres dotés du feu atomique et que des dizaines de dispositifs atomiques militaires américains sont installés en Europe et en Turquie. Et à terme, cette mutation du seuil d’utilisation potentielle du feu nucléaire risque de se retourner contre les pays occidentaux qui ont autorisé les Ukrainiens à expérimenter sur le terrain cette révolution stratégique. Le résultat sera possiblement une adaptation de la doctrine russe de l’emploi du nucléaire tactique afin de recréer une dissuasion crédible et respectée… Du côté russe, l’incursion ukrainienne en Russie a par ailleurs permis de tirer une autre leçon tactique très claire en matière de guerre conventionnelle et totale : « il faut désormais vaincre et détruire l’ennemi sans pitié », (…) la Russie doit cibler les territoires ukrainiens d’Odessa, Kharkiv, Mykolaïv, Kiev et au-delà” ; L’opération spéciale devrait acquérir un caractère ouvertement extraterritorial (…). Il ne devrait y avoir aucune restriction”, a déclaré le vice-président du Conseil de sécurité russe, Dimitri Medvedev, sur Telegram. Il n’est pas sûr que les paroles de cet ex-libéral devenu ultra-faucon soient le reflet de la pensée poutinienne, mais le risque de mutation de la doctrine russe dans le sens d’un abaissement du seuil nucléaire est une question récurrente : elle a déjà été évoquée par Vladimir Poutine lui-même, jusqu’à peu hostile aux propositions d’assouplissement des conditions d’emploi de l’arme nucléaire émises dans le cadre des rencontres du club Valdaï…  

*Nikola Mirkovic, Le chaos ukrainien: Comment en est-on arrivé là ?, Publishroom éditions, avril 2023, paris.


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