Guerre Russie/Ukraine : Le grand entretien du Diplomate avec le colonel Peer de Jong

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Peer de Jong

Peer de Jong est Senior Vice-président de l’Institut Themiis

Docteur en Sciences politiques, Peer de Jong est également breveté de l’École de Guerre et détenteur du diplôme de management général de l’ESSEC. Il réalise au cours de sa carrière militaire de nombreuses missions opérationnelles en Afrique et en Bosnie. Aide de Camp de deux Présidents de la Républiques, François Mitterrand (1994-1995), puis du président Jacques Chirac (1995-1997), il quitte l’Armée après avoir commandé le 3e régiment d’infanterie de Marine. Rejoignant le secteur privé, Il devient en 2000 le vice-président Asie d’une société de nouvelles technologies basée au Japon et à Hong Kong. Expert reconnu de l’Asie et de l’Afrique, il s’est spécialisé depuis quinze ans dans le domaine de la RSS (Réforme des Secteurs de la Sécurité). Au sein de l’Institut Themiis, Il est en charge des études et du développement. Il est également professeur associé à l’École de Guerre Économique et à l’Institut Catholique de Paris.

Il est enfin l’auteur de deux ouvrages, Vous n’oublierez rien Colonel, aide de camp du Président de la République (Éditions Tallandier, 2017), et Agir entre les lignes, les sociétés militaires privées, Wagner, Blackwater, Mozart et les autres (Mareuil Éditions, 2023).

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Chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur. Chevalier dans l’ordre National du Mérite. Décorations étrangères : Allemagne, Brunei, Bulgarie, Cambodge, Congo Brazzaville, Gabon, Grande-Bretagne, Italie, Maroc, Népal, Pologne, République Démocratique du Congo et Tunisie.

Il analyse ici pour Le Diplomate les dernières actualités du conflit en Ukraine…

Propos recueillis par Mathilde Georges

Le Diplomate : Dans le contexte actuel du conflit en Ukraine, comment évaluez-vous l’impact stratégique des récentes offensives ukrainiennes dans la région de Koursk, et quel message cela envoie-t-il à la Russie et à la communauté internationale ? Est-ce un tournant de la guerre ?

Peer de Jong : La guerre initiée par les Russes en 2022 a connu plusieurs tournants, c’est le propre des conflits. Toutefois, l’entrée des Ukrainiens en territoire russe le 6 août 2024, constitue dans tous les cas une nouveauté que l’on peut qualifier de stratégique. En effet, si le gain tactique parait faible, le manque de réaction russe qui permet aux Ukrainiens d’occuper, même temporairement, le territoire russe a des conséquences. Ces dernières peuvent être militaires car les effectifs engagés à Koursk manquent indéniablement aux Ukrainiens dans le centre du Donbass et donc peut provoquer un effondrement du front vers Kramatorsk. Du point de vue géostratégique, le fait qu’une puissance non nucléaire envahisse une puissance qui l’est comme la Russie, modifie de nombreux paradigmes dont celui de l’inviolabilité des territoires d’une puissance dotée de l’armement ultime.

À lire aussi : Qu’elles s’appellent Blackwater, Mozart, ou encore Wagner. Les sociétés militaires privées, pour des questions de besoin, de visibilité et de coût, sont en pleine expansion.  (S’ouvre dans un nouvel onglet)

LD : Pourtant, la situation sur le front du Donbass semble s’être stabilisée en faveur des forces russes ces dernières semaines. Quels facteurs contribuent à cette avancée russe, et que peuvent faire les Ukrainiens pour inverser cette tendance ?

PdJ : Indéniablement, les Russes ont « le vent en poupe » dans le Donbass. Ils ont réussi à mettre en place dans la zone, un rapport de force qui leur est favorable. On parle d’une présence de 520 000 soldats russes sur le front alors que les Ukrainiens ont toutes les peines pour renforcer les unités de 1er échelon. Cet avantage permet à la Russie des avancées dans le Donbass en direction de la ville clé de Kramatorsk. Les Russes mènent également une offensive limitée depuis mais 2024 vers la ville de Kharkiv. Enfin, l’armée russe mène des campagnes massives de destruction sur les arrières des forces de Kiev. Ces opérations dans la profondeur particulièrement sur les infrastructures logistiques et les centrales électriques causent des dégâts très importants particulièrement au moment de l’entrée dans l’hiver. Les Ukrainiens de leur côté, se caractérisent après l’échec patent de la contre-offensive en juin 2023, par une très forte inventivité tant tactique que technologique. L’attaque vers Koursk d’août, l’emploi systématique de drones naval en Mer Noire, les progrès réalisés dans la construction de drones proprement ukrainiens qui permet aux forces de Kiev de répliquer dans la profondeur, mais aussi l’arrivée des F16 européens sont de nature à équilibrer localement le rapport de force. Utile pour une négociation future.

LD : Comment ces derniers évènements pourraient-ils influencer l’issue du conflit en Ukraine, notamment en termes de soutien militaire et diplomatique ?

PdJ : Le chronomètre s’est mis en marche pour plusieurs raisons. On assiste à une usure des forces ukrainiennes qui après 2,5 ans de guerre manquent de réserve humaine, de matériels militaires, en un mot d’espérance. L’Ukraine est actuellement sous perfusion. Les chiffres économiques sont catastrophiques et touchent une population lassée par la guerre. L’aide occidentale se révèle déterminante évidemment. Toutefois, cette lassitude est perceptible également chez les alliés de Kiev. Les Allemands annoncent une diminution par deux de l’aide financière, les Etats-Unis se sont mis en mode pause en préparant leurs élections présidentielles, les Européens d’une façon générale attendent des résultats… mais qui se font attendre. L’aide de Bruxelles a des limites évidemment d’autant que pour l’instant seule la Russie s’est mise en économie de guerre. Les Européens ont beaucoup de mal à le faire. Paradoxalement, l’économie russe se porte plutôt bien. La croissance est là portée par la vente des hydrocarbures, les ventes et achats d’armes mais aussi grâce à l’appui visible de la Chine qui se positionne en appui de Moscou.

LD : Quelles leçons les forces ukrainiennes et la communauté internationale peuvent-elles tirer des récents développements du conflit, et quelles stratégies peuvent-elles adoptées pour renforcer la position de l’Ukraine dans les négociations futures ? Est-ce encore possible dans la situation actuelle ?

PdJ : La situation est complexe car l’invasion de l’Ukraine par la Russie, recrée une mécanique de guerre froide, c’est-à-dire de bipolarisation des rapports entre Etats. L’axe Pékin-Moscou est une révolution dans les relations internationales. C’est l’un des effets les plus forts de ces 30 dernières années. Cette relation se révèle solide et entraine avec elle les pays des BRICS qui voient leur nombre augmenter (il pourrait y avoir une dizaine de pays en plus à rejoindre l’association lors du prochain sommet des BRICS en novembre 2024). C’est la réussite de la Russie qui malgré la convocation de Vladimir Poutine au tribunal pénal international, est particulièrement bien perçue dans les pays du Sud qui considèrent la guerre en Ukraine comme une guerre européennes. Cette perception provoque mécaniquement l’impression que la guerre en Ukraine est une question qui ne concerne que les 32 pays de l’OTAN. C’est la fin de l’unipolarité. Le monde s’achemine vers une bipolarité (Sud global versus Occident collectif) caractérisée par des tendances multipolaires (agendas particuliers de certains membres du Sud Global comme l’Iran, la Turquie, les Emirats, l’Arabie saoudite, l’Argentine, le Nigéria, etc…). Les négociations futures entre l’Ukraine et la Russie sont donc déterminées par la feuille de route du bloc occidental et par les objectifs particuliers des pays du BRICS. Vladimir Poutine et Volodimir Zelensky n’ont plus toutes les cartes en main. La guerre positionne les discussions au niveau supérieur.

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Suite aux accusations de l’Ukraine concernant le rassemblement de troupes bélarusses à la frontière, quelles implications ce développement pourrait-il avoir sur la sécurité régionale et la stratégie militaire ukrainienne ? Le Bélarus pourrait-il devenir un acteur plus actif dans le conflit, et comment l’Ukraine peut-elle se préparer à cette éventualité ?

PdJ : La Biélorussie est un Etat satellite de la Russie.  Son armée compte peu d’effectifs et ses matériels ne sont pas très performants. Toutefois la Biélorussie doit être vue comme le porte-avion de Moscou au Nord de l’Ukraine. La menace d’une entrée de forces conjointes Russes et Bélarusse est une option que Kiev doit impérativement prendre en compte (déjà joué en février 2022). Enfin, on remarque que la Biélorussie, si elle est un allié de Moscou, n’en demeure pas moins prudente dans ses attitudes. La crainte de Minsk n’étant pas Kiev mais évidemment les forces de l’OTAN peu éloignées. Dans tous les cas, les Ukrainiens sont obligés de dériver des effectifs militaires pour au moins surveiller leur frontière Nord. L’allongement de la chaîne logistique, c’est le danger qui guette aujourd’hui les forces de Kiev.  

Après avoir développé de nombreux drones marins pour chasser la marine russe en mer Noire, l’armée ukrainienne a mis au point un nouveau type d’arme pour frapper les bases ennemies : un drone-missile ukrainien “Palianytsia”. Quelles nouvelles capacités offensives cela offre-t-il aux forces ukrainiennes, et en quoi pourrait-il modifier l’équilibre stratégique sur le terrain ? Pensez-vous que cela représente une avancée significative dans l’arsenal militaire ukrainien, et comment la Russie pourrait-elle réagir face à cette nouvelle menace ?

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PdJ : La Russie ne peut pas faire grand-chose face à ce développement de matériels balistiques et de drones ukrainiens. Toutefois, cette nouvelle menace oblige les forces de Moscou à éloigner (déménager) leurs bases les plus proches de la frontière et à prendre en compte cette nouvelle menace en protégeant leurs sites. De plus, l’apport de ce nouvel armement dans la palette des moyens, permet aux Ukrainiens de porter le fer en Russie. Les mois qui viendront permettront d’évaluer l’impact effectif de l’arrivée de ces nouveaux matériels. La question qui se posera alors devrait concerner la quantité et non la qualité des ces matériels. L’usage intensif de drones, de missiles mais également d’obus en grand nombre, permet aux deux belligérants de mener une guerre d’attrition qui porte en elle un niveau rarement atteint de destruction en Europe depuis la fin de 2ème Guerre Mondiale. Enfin, l’effet sur le moyen terme de ces armements sur le moral des Russes est pour l’instant inconnu même si l’histoire retient que les bombardements sur les arrières et donc en partie sur les populations, ne font que raffermir leur envie de se battre.  

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LD : Les récentes frappes massives de la Russie sur les infrastructures énergétiques ukrainiennes, qui ont visé des installations critiques à travers tout le pays, montrent une intensification de la guerre sur le plan énergétique. À quel point cette stratégie de ciblage des infrastructures vitales pourrait-elle affaiblir la résilience ukrainienne cet hiver, et quelles contre-mesures l’Ukraine et ses alliés peuvent-ils envisager pour minimiser ces impacts ?

PdJ : Cette guerre dure. Elle s’apparente à une guerre d’usure. L’entrée dans l’hiver « oblige » les Russes (mais également les Ukrainiens) à centrer leurs efforts sur les infrastructures énergétiques déterminantes pour l’effort de guerre mais également pour le moral des populations. L’Ukraine et ses alliés ne peuvent que compenser et réparer les dégâts. Il n’y pas de solutions de court terme. La guerre en Ukraine correspond à ce que Raymond Aron appelait « une guerre totale ». Elle vise à mettre l’adversaire à genoux. Alexandre Svietchine, le penseur russe, du siècle dernier ne disait pas autre chose. La stratégie russe pour lui se différentie entre les guerres d’attrition et les guerres d’anéantissement. On y est en Ukraine et la destruction systématique des infrastructures correspond à cette logique.


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