La politique est un combat entre les progressistes et les conservateurs, et à la fin ce sont toujours les progressistes qui gagnent. Pour sortir de cette fatalité, la « droite » au sens large devrait se poser quelques questions, et se remettre en cause.
Un grand penseur relativement peu connu en France apporte une réponse, mieux, un changement de perspective, il s’agit de Leo Strauss (1899-1973). Il est le défenseur d’une vieille idée tombée dans l’oubli : le droit naturel, qui consiste à distinguer le bien du mal et à comprendre la finalité de l’homme dans le monde. C’est plutôt aujourd’hui un sujet de moquerie : la recherche de normes universelles semble dérisoire face à la multiplicité des notions de droit et de justice des différentes civilisations recouvrant notre planète et parcourant son histoire. Comment prétendre à des vérités universelles sur ces sujets ?
Mais Leo Strauss nous alerte sur les conséquences du déni complet du droit naturel : cela revient à dire que tout droit est positif, c’est-à-dire qu’il est déterminé exclusivement par le législateur, en dehors de toute norme supérieure de justice. Il n’y aurait donc pas de loi « injuste » car au nom de quoi pourrait-on l’affirmer ? Cela ouvre les portes à toutes les outrances, dont on trouve les traces dans notre histoire, que ce soit dans cette formule d’Adolf Hitler (« l’État total ne doit reconnaître aucune différence entre le droit et la morale. ») ou chez un sénateur socialiste (« Ce qui est juste, c’est ce que dit la loi. Voilà, c’est tout. Et la loi ne se réfère pas à un ordre naturel. Elle se réfère à un rapport de force à un moment donné. Et point final. »[1]), et qui signifie l’abolition de toute norme rationnelle, humaine et morale au profit du « rapport de force » du moment. « Il semblerait que le rejet du droit naturel conduise inévitablement à des conséquences désastreuses » avertit Strauss.
Le droit naturel a été balayé par l’historicisme. Cette théorie affirme que « tout est histoire », que tous les phénomènes humains sont historiques, qu’ils sont déterminés par d’autres faits historiques, qu’ils dépendent de « conditions historiques », et que la notion de vérité éternelle, universelle, hors du temps n’a tout simplement pas de sens, qu’elle dépend au contraire du contexte historique qui l’a vu naître, et qu’elle est donc changeante. Pour les Anciens (les philosophes antiques et classiques), adeptes du droit naturel, philosopher signifiait littéralement sortir de la caverne de Platon pour accéder à l’universel, tandis que les Modernes, qui défendent l’historicisme, y restent pour en explorer les détails.
Mais sitôt installé, l’historicisme échoua à offrir un savoir de quelque valeur que ce soit. Les principes universels étaient discrédités, mais aucun critère particulier et concret n’émergea des « historiens sans préjugés », nulle « loi de l’histoire » ne fut découverte. Bien trop mouvante, multiforme et aléatoire, l’histoire reste « un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » (Macbeth, Shakespeare). L’historicisme conduit en ligne directe au relativisme puisque toute compréhension d’un phénomène dépend du cadre historique, et comme cette analyse n’a aucune primauté par rapport aux autres, une multiplicité d’interprétations ayant une égale valeur se font jour sans qu’aucun critère ne puisse les hiérarchiser.
Cependant distinguer le bien du mal est un exercice difficile, frustrant, l’homme de foi comme l’humaniste qui s’appuie sur la raison traversent des épreuves, des crises, personnelles ou civilisationnelles, alors le courage peut manquer, on peut finir par se dire « à quoi bon ? » Il est alors plus facile de se reposer sur le cours du temps, sur l’histoire qui offre une richesse inépuisable de faits, de personnages, de narrations. Le conservateur s’appuiera sur la tradition, enfin celles qu’il croit lire, celles qu’il retient, mais c’est du concret, du solide, ça le rassure. Le progressiste lira l’histoire à l’envers si l’on peut dire, pour en retenir les inventions, les sauts qualitatifs, qui dévaluent ce qui se faisait précédemment, pour afficher sa foi dans le progrès. Une opposition en miroir, assez stérile au fond. Pour les deux, c’est l’histoire de la Chute qui se répète, mais sur terre.
Ce basculement se produit notamment chez Edmund Burke (1729-1797), vigoureux critique de la Révolution française. Comme le déplore Leo Strauss : « En récusant la signification sinon l’existence de normes universelles, les éminents conservateurs qui fondèrent cette école historique apportaient de l’eau au moulin de leurs pires adversaires. » Et c’est ainsi que « l’honnête homme », « l’homme de droite » est devenu archaïque, vieux-jeu, ringard, en s’appuyant exclusivement sur le passé. Un personnage certes cultivé et perspicace, qui évite bien des erreurs puisqu’il s’inspire de méthodes éprouvées, mais qui a déchu en une sorte d’« historiciste du passé », ce qui ouvre évidemment un boulevard aux progressistes faisant du « progrès » la nouvelle idole.
Les conservateurs ont perdu la mémoire du droit naturel, en outre ils se fourvoient sur le sens de la tradition elle-même. Comme le fait malicieusement remarquer Allan Bloom dans L’âme désarmée : « Quoi que puissent penser les conservateurs, les traditions ont eu un commencement… qui n’était pas traditionnel ; elles ont eu un fondateur qui n’était ni conservateur ni traditionaliste, et les valeurs fondamentales qui soutiennent cette tradition ont été sa création. » La « tradition chrétienne » était, à ses débuts, complètement révolutionnaire.
Ce basculement du droit naturel à l’historicisme conduit à un changement radical de notre univers moral, philosophique et politique : le passage de la distinction bien/mal à la distinction progrès/réaction. Mais cette dernière n’est qu’une version dégradée de la première dès lors que l’histoire n’offre aucune loi ni principe supérieur. Le conservateur, l’homme de droite, doit prendre conscience de cette chute, de cette erreur fondamentale et repousser sa fascination envers l’histoire pour retrouver ce qui fait la permanence de notre civilisation. Et le progrès en fait intrinsèquement partie, ne l’abandonnons pas aux relativistes !
[1] Jean-Pierre Michel, le 14 février 2013
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