Comme on l’a vu de façon emblématique depuis la guerre en Ukraine, la puissance hypothétique européenne a été dupe de la mondialisation, idéologiquement assimilée au “mondialisme”, avec la difficulté qui en découle de défendre le principe de souveraineté, qu’il soit national ou supranational. Ce dernier principe – pourtant essentiel à la survie même de toute nation – a été délégitimé en lui-même depuis des décennies par la culture de l’auto-dénigrement, couplée à la domination étatsunienne d’un vieux Continent soumis au consumérisme acculturant de « McWorld » autant qu’au postmarxisme culturel et intellectuel. Parallèlement, l’expansion constante vers l’Est et le nord de l’Union européenne de plus en plus fédéralisante puis de l’Otan ont à la fois obligé les Européens à dissoudre leurs souverainetés et à s’opposer toujours plus à leur poumon slavo-russe de l’Est. Cette dernière « ost-politik » euro-atlantiste conduit l’Europe à acheter toujours plus d’armes américaines dans le cadre d’une vassalisation stratégique arrivée à son comble depuis la terrible guerre en Ukraine. De ce point de vue, la folle attaque de Poutine contre l’Ukraine a achevé l’inféodation états-unienne du Vieux Continent.
D’un point de vue géopolitique et stratégique, l’Union européenne est moins que jamais une puissance, mais elle n’en est pas moins un « empire » soft législativo-normatif psychologiquement, identitairement et stratégiquement vulnérable face aux prédateurs extérieurs (Etats-Unis, Islamisme radical/Turquie, Chine, Russie, etc). L’UE est selon nous aujourd’hui assimilable à une « organisation internationale en partie supranationale hybride ». Elle est de ce fait un « OGNI », un « objet géopolitique non identifié »: elle n’est ni un Etat, ni une fédération, ni même une confédération, mais une organisation internationale très divisée et hétérogène, unie en apparence seulement par une idéologie social-démocrate universaliste et une économie de marché, qui s’applique à elle-même des règles de limitation des souverainetés, de répression des identités nationales, d’ingénuité géoéconomique, de strict respect de la concurrence, de protection des travailleurs et de l’environnement ou de multiculturalisme, que les autres acteurs du monde ne s’appliquent pas à eux-mêmes, mais exigent opportunément d’elle, dans l’intention de la conquérir.
En fin de compte, l’Union agit de façon objective en dindon de la farce d’une mondialisation que tous les autres acteurs conçoivent comme un immense champ de concurrence et de ce fait comme un levier d’extension de leurs propres puissances et non comme un partage de souverainetés ou un projet de “Village Global”… Ce constat confirme l’observation que nous faisait partager dans les années 1990-2000 notre ami et maître le général Pierre-Marie Gallois, l’un des plus brillants stratèges et géopolitologues français et occidentaux, qui craignait que le continent ouest-européen devienne celui de « l’impuissance volontaire » et de la « désouverainisation » en raison du fait que l’Europe ne peut pas, pour des raisons historiques et idéologiques, acquérir au niveau supranational la souveraineté qu’elle fait perdre aux Etats-membres de façon structurelle.
Un colosse aux pieds d’argile
Certes,le PIB global des 27 pays européens représente 25% de la richesse mondiale. Globalement, l’UE est un partenaire économique majeur pour l’ensemble du monde. Son secteur secondaire n’a pas totalement disparu, même si les délocalisations ont porté un coup fatal à des pans entiers de l’économie. Par la plupart des critères de puissance – taille du marché, monnaie unique, main-d’œuvre hautement qualifiée, gouvernements démocratiques stables et bloc commercial unifié – de ses pays-membres, l’Union pourrait acquérir un poids sur la scène internationale, mais le vieillissement de sa population et la diminution de la main-d’œuvre dans la plupart des pays auront un impact négatif durable sur un continent désindustrialisé qui risque de se paupériser progressivement et de “sortir de l’Histoire”, pour paraphraser notre maître le stratège Pierre-Marie Gallois. Certes, sa présence industrielle est encore forte dans des domaines sensibles comme la chimie, certaines industries lourdes, l’ingénierie industrielle, les énergies alternatives, en plus de l’automobile et des machines-outils, et elle demeure, au niveau des échanges intra-communautaires, le leader du commerce international. Mais pas forcément pour longtemps.
Car le déséquilibre avec les pays émergents à bas coût de main-d’œuvre et/ou à monnaie sous-évaluée s’accentuant, l’UE doit se protéger contre la concurrence déloyale en matière de commerce international et se détacher de l’angélisme en mettant en place une réciprocité dans le domaine des marchés publics. L’Union serait bien inspirée, pour ne plus être le dindon de la farce, d’instaurer l’équivalent du « Buy American Act » américain, qui contraint d’affecter les fonds publics américains à des entreprises US. Un tel “Buy European Act” aurait par exemple permis d’interdire à la Pologne d’acheter des avions militaires américains plutôt qu’européens, et éviterait les achats trop fréquents de matériels américains par les Etats européens membres de l’OTAN. Mais la guerre en Ukraine, avec son corollaire l’expansion renouvelée de l’OTAN et les sanctions consécutives des ventes d’armes et du gaz de schiste US aux Européens « auto-sanctionnés », nous ont éloigné presque définitivement de ce scénario idyllique d’autonomisation…
L’Europe, prisonnière de son propre mythe universaliste, qui s’affiche comme le Continent de la non-identité, des droits de l’homme, de la social-démocratie, a en fin de compte comme pire ennemi sa propre volonté d’impuissance et sa mauvaise conscience, en plus de sa démographie déclinante. Elle est en fait, si tant est qu’elle puisse être considérée comme un acteur géopolitique, le seul qui ait ainsi renoncé à afficher une identité, à définir des frontières, et toute volonté de puissance autonome. Et elle s’est à présent coupé avec son voisin russe problématique à son propre détriment et au détriment des constantes et réalités indéniables de la géographie et de l’histoire, dommage collatéral de l’extension vers l’Est de l’OTAN et de l’UE qui est son protectorat ou champs d’action vassalisé au profit de l’empire McWorld.
Une entité géopolitique hybride et « post-civilisationnelle »
La grande majorité des pays de l’Union européenne dépensant entre 1 % et 2 % de leur PIB dans le domaine militaire, le budget européen de la défense équivaudrait théoriquement à 290 milliards de dollars, ce qui en ferait potentiellement le deuxième budget mondial derrière les Etats-Unis (732 milliards de dollars), et devant la Chine, (178 milliards). Mais cela n’est qu’une projection, car en réalité, l’UE n’a ni stratégie, ni défense et armée propres, ni même une politique étrangère unie, mais 27 intérêts nationaux souvent divergents… Le véritable ordre de placement situe la Chine juste derrière les Etats-Unis, bien devant son concurrent l’Inde (71 milliards), puis la Russie (65,1), l’Arabie saoudite (61,9) et la France (51).
Outre les empires étatsunien, turco-islamique et chinois, qui la prennent en tenaille et convoitent ses richesses et son patrimoine uniques, l’Europe, démographiquement déclinante et psychologiquement complexée, est la seule civilisation au monde qui a remplacé toute appartenance identitaire par des valeurs humanitaires, démocratiques et libérales-libertaires. Celles-ci sont d’ailleurs vues comme des anti-valeurs post-identitaires par les autres civilisations et nations, même démocratiques comme le Japon, l’Inde, etc, qui demeurent patriotes” et qui assument fièrement des politiques de puissance et de civilisation. Le fait que l’UE, protégée par l’OTAN, donc vassal des Etats-Unis, amoindrisse progressivement les souverainetés nationales de ses pays-membres depuis les années 1990, la place en situation d’apesanteur stratégique. Loin de prendre le chemin de devenir un acteur géostratégique, alors qu’elle le pourrait si une unité de vue et une volonté existait entre Etats-membres, elle demeure en fait un “no man’s land” géostratégique. Pour les acteurs du reste du monde, Chine, Etats-Unis, Russie, Turquie, elle apparaît pour les uns comme un objet de dérision – Kissinger demandait d’ailleurs, “Europe, quel numéro de téléphone” ? – et pour les autres comme une belle proie affaiblie donc à convoiter…
Cet article développe une idée-force qui est le fil rouge de l’Ouvrage co-écrit par Alexandre del Valle avec le géopolitologue Jacques Soppelsa, La mondialisation dangereuse, le déclassement de l’Occident ? publié fin 2022, aux éditions L’Artilleur.