Le monde qui vient n’appartiendra plus à personne… en tout cas plus à l’Occident !

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Comme l’écrit Charles Kupchan, dans  La fin de l’ère américaine, The end of the American Era, US Foreign Policy and the geopolitics of the twenty-first century, 2002), le monde qui vient n’appartiendra à personne, car il sera à la fois multipolaire, politiquement pluriel et fera cohabiter une hyperpuissance américaine lassée de son fardeau de l’hégémonie mondiale et les acteurs émergents et réémergents d’un monde polycentrique. 

Certes, la montée de la Chine pourrait déboucher sur un duopole sino-américain ou une néo-guerre froide entre les deux rivaux dans une sorte de bipolarité, voire une guerre tout court autour de Taïwan et de la Mer de Chine, mais le monde ne redeviendra pas bipolaire pour autant. Car la Chine s’accommode du polycentrisme et n’a de prétention hégémonique (mais non prosélyte comme l’Occident) que dans sa zone d’influence asiatique. 

Contrairement à l’URSS jadis, la Chine néo-Maoïste-capitaliste d’aujourd’hui ne cherche nullement à répandre son modèle politique communiste ou civilisationnel sino-confucéen aux autres pôles. Pour Kupchan, l’internationalisme libéral qui a porté la politique américaine tout au long de la guerre froide s’essouffle. 

Les Etats-Unis, après plusieurs stratégies successives (containment, roll back, détente, puis unilatéralisme) pendant la guerre froide et durant la décennie et demie qui a suivi, n’ont plus de Grand Strategy (Luttwak) aujourd’hui, après avoir triomphé du communisme soviétique comme ils le pensent à tort (car l’URSS s’est effondrée sur lui-même). Le « moment unipolaire » des Etats-Unis est donc terminé et la transition, inexorable. Depuis quelques années, aux Etats-Unis, un courant de pensée a d’ailleurs émergé parmi les universitaires américains selon lequel l’Amérique devrait accepter les sphères d’influence respectives des nouveaux acteurs, c’est-à-dire un partage de la puissance mondiale avec d’autres grandes puissances, avec une référence particulière à la Chine, à l’Inde et à la Russie. Mais la terrible guerre en Ukraine, elle-même rendue bien plus inévitable par l’interventionniste Joe Biden que l’isolationniste Donald Trump a rendu totalement infréquentable cette école réaliste devenue suspecte de « pro-russisme ». L’heure ne semble plus à la réflexion raisonnable, en ce début février 2023, soit presque un an après l’incroyable et inacceptable invasion russe de l’Ukraine, mais à une émotion ukrainophile et atlantiste, certes légitime, qui fait de toute personne attachée à rappeler les provocations et erreurs de l’OTAN et des Etats-Unis (extension vers l’Est et encerclement de la Russie poutinienne) un être suspect voire abject à faire taire. Certes, il existe aux Etats-Unis notamment les exceptions de John Mearsheimer et de Henri Kissinger, mais ces voix âgées sont aussi rares que peu écoutées par les gouvernants.

Le nouvel ordre (ou désordre) international

Le nombre de grandes puissances va être plus élevé qu’il ne l’a jamais été par le passé: on trouve tout d’abord le «club des sept empires» (Giannulli), à savoir les États-Unis, l’Union européenne, le Japon, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, qui représentent à eux seuls plus de 50% de la population mondiale et 75% du PIB mondial, puis viennent ensuite dans un second cercle de puissances de moindre poids, l’Afrique du Sud, la Colombie, l’Indonésie, l’Egypte, l’Iran, la Turquie, chacune de ces puissances évoluant dans leur “étranger proche” sur la base de leurs propres valeurs et intérêts, portant ainsi une vision spécifique. 

La Chine, deuxième puissance du monde, va continuer de tout faire, dans tous les domaines, pour dépasser les Etats-Unis, même si cela va s’avérer long et plus difficile dans le domaine militaire et celui du soft power culturel mondial. La politique étrangère et de défense des Etats-Unis va se concentrer de ce fait sur l’impératif de contrer non seulement la Chine, mais aussi les “alliances anti-hégémoniques” (Brzezinski) susceptibles de gêner sa domination stratégique mondiale, comme l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Le duel sino-américain va de plus en plus prendre la forme d’une confrontation ouverte, mais les interdépendances économiques entre eux vont probablement empêcher que se reproduise un scénario identique à celui de la guerre froide. L’objectif immédiat des Etats-Unis sera de freiner au maximum les efforts de la Chine en vue d’acquérir un avantage dans nombre de domaines, ceci au moyen d’une guerre commerciale, monétaire, technologique (guerre de la 5G, voire infra) et stratégique (forces militaires, QUAD, voir supra), mais aussi en contrant le projet chinois d’établir une position hégémonique en Asie. Cette bataille se déroule d’ailleurs déjà en mer de Chine, autour de Taïwan et de la Corée du Sud, des Paracels/Spratleys et autres îles (Senkaku, etc). Les Chinois eux, vont donc tout faire pour éloigner les Etats-Unis de la zone (d’où la reprise en main de Hong-Kong, les menaces sur Taïwan et la stratégie du “collier de Perles”).

La stratégie du collier de perles 

Cette expression désigne l’installation, par la marine de guerre chinoise, de points d’appui (les « perles ») tout le long de sa voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient. Cela inclut la construction, l’achat ou la location, sur le long terme, d’installations portuaires et aériennes (échelonnées jusqu’en Afrique), destinées à protéger ses intérêts commerciaux d’Est en Ouest : de la mer de Chine méridionale au golfe de Bengale, à la mer d’Arabie et la mer Rouge. Sans surprise, l’Inde rivale y voit un encerclement, notamment à partir des ports au Pakistan, grand allié de la Chine, au Sri Lanka, au Bangladesh, ou encore au Myanmar et aux Seychelles, pays “retournés” ou acquis ces dernières années à Pékin. Il s’agit en fait d’une chaîne de bases militaires chinoises et de ports étrangers dans lesquels la marine militaire chinoise a acquis des installations portuaires dans le cadre de projets d’infrastructures financées par Pékin. L’idée est d’étendre son contrôle sur toute la mer de Chine méridionale et orientale, 80 % des importations énergétiques chinoises y transitant, la Chine revendiquant les archipels des Spratleys et des Paracels, également revendiqués par le Vietnam, lequel se rapproche de ce fait des Etats-Unis. Pékin rachète dans ce même contexte des ports, en Corée du Nord, au Cambodge (voir infra) et convoite même un port en Islande pour réduire les trajets de Shanghai à Hambourg de 6 400 km durant l’été ; sans oublier le golfe d’Aden-Djibouti, et alentours, pour escorter ses navires à travers cette zone infestée de pirates. 

Outsiders, émergents, “BRIICCTS”, acteurs de la désoccidentalisation du monde

Depuis le retour politique des non-alignés, l’émergence de l’OCS et des BRICS, la montée en puissance, de l’Indonésie, de la Corée du Sud, de la Malaisie, de la Turquie et d’autres pays émergents, l’économie mondiale multipolaire a évolué si rapidement que certains pays en développement se sont mués en puissances géoéconomiques. La catégorie générique de Tiers-Monde apparaît désormais désuète, du moins sur le plan économique. Si l’Europe et les Etats-Unis semblent menacés par la désagrégation économique et l’apparition de nouvelles frontières intérieures, d’autres zones économiques sont en passe d’apparaître sous l’impulsion d’échanges commerciaux, financiers et humains intensifiés entre les Etats qui les constituent.

D’après le FMI, les BRICS (Brésil, Russie, Chine, Inde, Afrique du Sud, acronyme créé par Goldman Sachs en 2001), comptent 40% de la population mondiale et assureraient 50 % de la croissance mondiale. Leur place dans l’économie mondiale croit fortement : 16% du PIB mondial en 2001, 27% en 2015 et, d’après des estimations, 40% en 2025. Ils affichent un PIB nominal équivalent à celui des 27 de l’UE réunis. Fort de ce constat, certains prospectivistes de Goldman Sach évoquent l’apparition possible d’un « E7 », sigle d’un “G7 à l’envers” qui regrouperait sept puissances mondiales émergentes (Chine, Inde, Brésil, Russie, Mexique, Indonésie, Turquie). La crise économique et financière a par ailleurs accentué le phénomène de rééquilibrage économique et géopolitique mondial en faveur d’une participation plus importante des pays non-occidentaux aux affaires du monde : la part de l’Asie dans l’économie mondiale est passée de 7% en 1980 à 30% en 2020, tandis que les marchés d’Asie représentent aujourd’hui 34% de la capitalisation boursière mondiale (devant les États-Unis, 29%, et l’Europe 24%). La part du monde en développement dans le PIB mondial en termes de parité de pouvoir d’achat est passée de 33,7% en 1980 à 45 % en 2019. Le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, l’Afrique du Sud forment au total un ensemble humain de plus de 3 milliards d’habitants, soit 40% de l’humanité, et ils ont une surface de presque 40 millions de km². Ils pourraient être bientôt rejoints par la Turquie, l’Indonésie, la Colombie, le Chili ou le Mexique (BRIICCTMS). Lors du sommet de Brasilia du 15 avril 2010, les quatre principaux pays-continents du BRIC ont pour la première fois remis en cause l’ordre économique et financier mondial hérité des accords de Breton Woods, appelant à la réforme de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). 

Plus gênant pour l’imperium américain : ces puissances remettent en cause la suprématie planétaire du dollar, appelant à constituer un système financier international alternatif au nom de leur droit d’utiliser comme bon leur semble leurs monnaies nationales pour l’énergie et d’autres transactions. Cette idée séduit bien sûr au premier chef Russes et Chinois, qui échangent déjà leurs hydrocarbures en yuans, mais aussi l’Inde et nombre de pays africains. Quant à la Turquie, elle a signé un accord avec la Russie pour échanger également hors du dollar, ce que la Chine fait déjà avec les pays africains qui ont abandonné eux-mêmes le franc-CFA. La désoccidentalisation est en marche… En juin 2019, dans le cadre d’un sommet des BRICS, en marge du G20, au Japon, à Osaka, Vladimir Poutine avait appelé les émergents à stabiliser les cours de leurs devises nationales en échangeant le plus possible avec elles au lieu du dollar. Et la Banque centrale russe a suggéré, en décembre 2017, de créer une monnaie virtuelle commune à la fois aux BRICS et aux Etats de l’Union économique eurasienne. Et en 2018, lorsque la direction de SWIFT, sous pression américaine, a déconnecté de son système la Banque centrale d’Iran et d’autres organismes financiers iraniens visés par les sanctions américaines liées aux lois extraterritoriales, l’Inde, la Russie et la Chine ont décidé de se débarrasser à terme de la dépendance envers SWIFT en reliant le système de messagerie financière (PSSA) au système chinois de paiements internationaux (CIPS) et au projet d’une structure indienne indépendante.

D’autres puissances régionales majeures, comme l’Iran, malgré les tensions très fortes de cette dernière avec les Etats-Unis, Israël, le monde arabe et l’Occident, ont également un très fort potentiel et même des velléités néo-impériales. L’Iran a considérablement augmenté sa profondeur stratégique au Moyen et Proche-Orient depuis les années 1980, ceci malgré des sanctions occidentales permanentes, mais également dans d’autres zones du monde, comme l’Amérique latine, l’Asie centrale et la Turquie. Elle est un membre observateur de l’OCS, elle renforce sa coopération avec l’axe Chine-Russie et les BRICS, et seule la politique de sanctions drastiques lancées par les Etats-Unis et la nature cleptocratique et totalitaire islamiste du régime ont empêché ce grand pays de poursuivre sa croissance économique, géopolitique et technologique déjà fort visible à l’époque du Shah, mais que les rivaux de Téhéran, Arabie saoudite en tête, craignent par-dessus tout. 

Puissance nucléaire potentielle, la Turquie post-kémaliste et national-islamiste est quant à elle déjà la 1ère puissance du Moyen-Orient, devant l’Iran et l’Arabie saoudite, et même la 13ème puissance mondiale depuis 2018. Non seulement elle revendique son entrée dans le club nucléaire et abrite des ogives nucléaires américaines sur son sol, mais elle se dote, grâce à son partenariat avec Moscou, de centrales nucléaires et diversifie ses capacités militaires, comme on le voit dans le rapprochement avec l’OCS et l’achat du système de missiles S400 russes qui permet à Ankara de devenir stratégiquement plus autonome vis-à-vis de l’Alliance atlantique.

Enfin, pour reprendre la dichotomie “ventres durs/ventres mous” du monde, chère à Pierre-Marie Gallois, le pôle africain, avec ses 150 millions d’habitants en 1930 devenus deux milliards dans trente ans, ne participe qu’à hauteur de 3 % aux échanges mondiaux et reste engluée dans les cercles vicieux de la surnatalité, du clanisme, de la corruption endémique, de la mauvaise gouvernance, de l’analphabétisme et des guerres et tensions ethnoreligieuses et tribales dans des Etats post-coloniaux dont les frontières ont été fort mal découpées. Le rêve de Chinafrique ou même Chindiafrique de certains demeure hélas un doux mythe : le décrochage des pays du Sahel est stupéfiant, cumulant problématiques de sous-développement, de réchauffement climatique, de séparatisme et de terrorisme islamiste, et il s’agit là de la seule région au monde où la pauvreté a continué de progresser… L’Afrique demeure globalement une source de convoitises pour les matières premières et les terres agraires au profit des multinationales, pas seulement occidentales, d’ailleurs, et des acteurs du monde polycentrique, Chine, Inde, Etats-Unis, France, Turquie, et même Russie.

Inexorable montée en puissance de l’hégémon chinois

En 1980, le produit intérieur brut (PIB) chinois équivalait à 7 % du PIB américain, contre 61% en 2015, et sera bientôt équivalent. Une tendance quasi-certaine : le FMI prévoit pour la Chine une croissance d’au moins 8% en 2022, quand l’Europe peinera à sortir de la crise la plus catastrophique depuis 1929. Rappelons tout de même que la Chine, devenue l’usine du monde avec la complicité des oligarchies économiques occidentales, a désormais plus de travailleurs dans l’industrie que tous les pays de l’OCDE réunis. Pékin a par ailleurs acheté 1200 milliards de dollars de bons du Trésor américain indispensable au budget des Etats-Unis, et acquiert des actifs financiers et physiques partout dans le monde. Longtemps considérée comme un simple pays d’accueil, la Chine est désormais exportatrice nette d’IDE : les flux sortants sont ainsi passés de 7 à 200 milliards de dollars entre 2001 et 2018. Dans une logique de guerre économique et financière, la Chine refuse de remettre en cause le niveau de taux de change de sa monnaie et elle exige d’entrer dans le club des « Économies de marché » pour s’affranchir de toute contrainte à l’exportation, tout en pillant allègrement les technologies de ses partenaires et en pratiquant en “non-retour” une forme de protectionnisme et de concurrence déloyale fondées sur le dumping social et le non-respect des critères de l’OMC et de l’OIT…

Outre l’OCS et les BRICS, évoqués plus haut, les instruments de ce processus de montée en puissance chinoise sont tout d’abord la Belt and Road Initiative (BRI, littéralement “ceinture et route”), appelée dans la presse “nouvelles routes de la soie”. Il s’agit d’un gigantesque plan de construction de réseaux d’infrastructures terrestres, maritimes, énergétiques et communicationnelles, véritable pilier de la mondialisation chinoise déployé sur six corridors d’Eurasie. Qualifiée de plus grand projet d’investissements depuis le plan Marshall, le BRI répond à la quête géopolitique de « Rêve chinois global »[1] lancé en 2013 par Xi Jinping lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Visant à accroître la place de la Chine au niveau international[2], les nouvelles routes de la Soie” englobent 65 pays asiatiques et européens, représentant près de 55 % du PIB, 70 % de la population et 75 % des réserves énergétiques du monde, pour une durée d’investissement de trente-cinq ans… Le coût estimé des premiers projets est de 900 milliards de dollars et les prêts associés, alloués par la Chine pour les infrastructures à venir dans les différents pays traversés atteignent huit trillions de dollars! 

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