Marc Lavergne est directeur de recherche émérite au CNRS, membre du laboratoire CITERES (Équipe monde arabe et méditerranéen) de l’université de Tours. Il vient de co-diriger avec David Rigoulet-Roze un ouvrage collectif publié en décembre 2022 aux éditions L’Harmattan et intitulé : La mer Rouge : convoitises et rivalités sur un espace stratégique. Il répond ici à un entretien exclusif pour Le Dialogue afin de nous présenter ce travail.
Le Dialogue : Pourquoi cet ouvrage ?
Marc Lavergne : La mer Rouge revient régulièrement sur le devant de l’actualité, compte tenu de son importance géostratégique, à la fois économique et militaire. Elle apparaît comme une zone de confrontation entre acteurs locaux, mais aussi régionaux et internationaux. Les foyers de tension, voire de guerre ouverte, en témoignent, du Yémen à l’Éthiopie, du Sinaï au Soudan. Et l’ombre portée de voisins comme la Turquie, héritière de l’empire ottoman, l’Iran de la révolution islamique, avec leurs ambitions stratégiques, et les Émirats Arabes Unis, avec leurs ambitions économiques, y revêt une importance nouvelle.
Enfin, la donne géostratégique mondiale y est rebattue, avec l’irruption de nouveaux acteurs comme la Chine, puissance économique mais aussi militaire, la Russie, qui y cherche un chemin vers les « mers chaudes », et Israël, qui apparaît comme une puissance qui se veut tutélaire des monarchies pétrolières de la péninsule…
Même si d’autres espaces retiennent aujourd’hui l’attention, comme la zone Indo-Pacifique ou l’Arctique, la mer Rouge demeure un cordon ombilical irremplaçable entre l’Extrême-Orient, « l’atelier de la planète », et les marchés européens, ainsi qu’une voie d’accès au continent africain et au Proche-Orient.
On comprend l’intérêt croissant pour cet espace pour les pays riverains, notamment pour l’Égypte, Israël ou dernièrement l’Arabie saoudite. Pourquoi d’autres puissances régionales comme la Turquie, l’Iran ou encore les Émirats arabes unis ont accru leur présence en mer Rouge ?
L’Égypte détient la clé de la mer Rouge, par le canal de Suez, et elle en contrôle les rivages depuis le Sinaï jusqu’à la frontière soudanaise au Sahara. Aujourd’hui, elle cherche à y contrer la menace iranienne, à assurer ses alliés d’Arabie et des Émirats de son soutien militaire, et à tenter d’y contenir les ambitions de son rival éthiopien.
Pour Israël, la mer Rouge fut d’abord l’étroite fenêtre du port d’Eilat vers l’Orient ; grâce aux nouvelles alliances nouées avec ses riverains arabes, il peut assurer leur protection maritime et développer des axes de coopération prometteurs.
L’Arabie Saoudite avait jusqu’à présent privilégié le développement économique de sa province orientale, le long du Golfe, riche en hydrocarbures. Sous la houlette du prince héritier MBS, elle a lancé de multiples et visionnaires projets de développement le long de la mer Rouge : son but est ainsi d’échapper au face à face contraint avec l’Iran, et de se placer dans la perspective de l’après-pétrole, sur un axe vital et ouvert de l’économie mondiale.
Mais d’autres pays, non riverains, ont également des intérêts à y pousser leurs pions. Ainsi la Turquie, puissance tutélaire de ces rives durant quatre siècles, s’efforce d’y créer un espace d’expansion économique, mais aussi d’affirmation d’un leadership sunnite ; mais l’Iran, plus proche, souhaite lui aussi rétablir son influence en soutenant les rebellions contre l’ordre israélo-américain sur la péninsule arabique. Une stratégie complémentaire de l’axe chiite mis en place plus au nord en direction de la Méditerranée, mais aussi en direction du continent africain. Enfin les Émirats Arabes Unis souhaitent comme l’Arabie Saoudite échapper à l’enfermement sur les rivages du Golfe, pour accéder aux eaux libres, avec la perspective de l’après-pétrole.
Quid du regard pour cette mer des grandes puissances tels les États-Unis mais également la Russie et surtout aujourd’hui la Chine ?
Les États-Unis demeurent à ce jour la puissance tutélaire de la région, mais leur capacité à y maintenir l’ordre est sérieusement mise en doute, après leurs échecs de la Syrie à l’Afghanistan, du Yémen à l’Éthiopie. Et l’on peut se demander si les relais israélien et égyptien, auxquels ils confient cette tâche, seront en capacité de l’assumer.
La Chine, en revanche, a inscrit la mer Rouge au centre de ses nouvelles routes de la Soie. Avide d’hydrocarbures, elle tisse des liens étroits avec les pays producteurs ; mais elle développe parallèlement les routes terrestres, ou arctiques, comme voies privilégiées du commerce avec l’Europe.
Les intentions régionales de la Russie contrastent avec la modestie de ses moyens. L’attrait qu’exercent les « mers chaudes » pour son commerce comme pour sa projection géostratégique n’est pas nouveau. Elle projette maintenant d ‘établir une base militaire sur le littoral soudanais. L’URSS disposait d’ancrages ouverts sur les arrière-pays de puissances régionales comme l’Éthiopie et l’Égypte, et contrôlait les deux verrous de la mer Rouge. Ses moyens militaires sont aujourd’hui réduits, ses relais idéologiques ont disparu ; reste un pouvoir de nuisance et de déstabilisation…
Et pour l’Europe ?
L’Europe est présente dans toute la région, mais les modèles institutionnels qui y président aux destinées des peuples sont très éloignés du modèle démocratique et sociétal européen. La France y maintient une présence militaire significative, contrepartie de ses succès commerciaux dans l’industrie de l’armement. Pour l’Europe, d’un point de vue économique, la région est un pourvoyeur majeur d’hydrocarbures en échange de biens manufacturés ; mais la compétition y est de règle entre ses membres, faute d’une approche multilatérale, non seulement commerciale, mais aussi politique et d’une vision commune des relations avec les pays riverains.
Comment voyez-vous l’évolution géopolitique de la mer Rouge ? Y a-t-il un risque de conflits ou au contraire un éventuel modus vivendi entre les puissances que nous avons évoquées ?
Compte tenu de ce qui vient d’être évoqué, on ne peut guère se montrer optimiste. Certes, les responsables des États riverains producteurs d’hydrocarbures proclament des « visions » à moyen terme, et font montre d’imagination et d’audace dans leurs projections dans l’avenir.
Mais le contraste est brutal entre les pays les plus pauvres de la planète, sur la rive africaine, et les plus riches, de l’autre côté de ce fossé. Cet écart de développement entre les deux rives est à mon avis le plus préoccupant pour un avenir de paix et de prospérité, et l’absence de concertation des pays riches pour aider au développement de la rive africaine – ou du Yémen – est significatif d’un aveuglement stratégique dangereux.
Pour qui a connu l’Arabie Saoudite d’il y a 40 ans et les Émirats du Golfe d’il y a 30 ans, le contraste s’est accru de façon criante entre ces pays et la rive africaine (et le Yémen d’il y a 50 ans) depuis l’Égypte d’Anouar el Sadate au Soudan de Jaafar Nimeiri et à l’Éthiopie de Mengistu Hailé Maryam… Un autre handicap me paraît être, cette fois-ci sur les deux rives, la fragilité et l’instabilité des systèmes politiques et administratif en place. États riches ou pauvres, la sous-administration de ces États est frappante ; avec au sommet, une prise de décision réservée à un cercle étroit, dépourvu de relais vers des structures administratives au niveau régional et local. L’absence d’instances locales ou régionales représentatives, comme d’appareils statistiques, de connaissance des besoins et des situations locales et régionales, rend la gouvernance souvent incohérente : un déficit de compétence tout autant que de légitimité, qui pourrait expliquer les tensions actuelles, derrière les apparences souvent ethniques, tribales ou confessionnelles.
La géopolitique ne se résume pas à l’étude – verticale – des relations internationales. Celles-ci s’articulent toujours sur des situations internes qu’il serait nécessaire de prendre en compte pour fournir des instruments valides d’analyse et d ‘action.
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.