Le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov (à gauche), serre la main du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, à leur arrivée à la réunion du Groupe de contact pour la défense de l’Ukraine à la base aérienne de Ramstein à Ramstein-Miesenbach, dans le sud-ouest de l’Allemagne, le 20 janvier 2023. Les États-Unis convoquent une réunion d’environ 50 pays – dont les 30 membres de l’alliance de l’OTAN – à la base militaire américaine de Ramstein en Allemagne pour discuter de l’aide militaire à l’Ukraine. (Photo par ANDRÉ PAIN / AFP)
Alors qu’une majorité d’experts occidentaux affirment que les puissances de l’OTAN ne sont pas cobelligérantes en Ukraine, le spécialiste des guerres secrètes Maxime Chaix estime le contraire, en documentant avec précision la cobelligérance clandestine des services spéciaux états-uniens et de leurs alliés dans la co-planification et la supervision de la réponse ukrainienne à l’invasion russe.
Dans le débat public orwellien autour du conflit en Ukraine, une question revient sans cesse depuis l’entrée en guerre directe de la Russie dans ce pays martyr. En d’autres termes, l’État français – et plus largement ses alliés occidentaux –, sont-ils cobelligérants dans ce qui est devenu, depuis le printemps 2022, une vaste guerre par procuration de l’OTAN contre l’armée russe ? Alors que la ministre des Affaires étrangères allemande vient de déclarer que les puissances occidentales menaient « une guerre contre la Russie », le chancelier Scholtz et le Quai d’Orsay se sont empressés de nier toute implication dans ce conflit. Comme l’a résumé une consœur de LCI, « flirter avec la cobelligérance sans jamais franchir la ligne rouge. C’est cet exercice d’équilibriste que mène l’Occident depuis bientôt un an. Dès le 7 mars dernier, (…) Macron s’était fixé comme objectif de “stopper” la guerre en Ukraine “sans devenir nous-mêmes des belligérants”. Une doctrine qui a permis au chef de l’État de justifier [au fil des] mois la mise en place de sanctions économiques de plus en plus restrictives et l’envoi d’armes toujours plus lourdes. Mais avec une éventuelle livraison de chars Leclerc à Kiev, cette “ligne rouge” souhaitée par Paris pourrait-elle être franchie ? »
Alors que ces tanks nous sont présentés comme la solution miracle pour faire échec à l’invasion russe, une consœur de Marianne s’interroge elle aussi sur la nature de notre implication en Ukraine ; plus catégorique, le Figaro reprend la ligne du Quai d’Orsay en estimant que « la livraison de chars occidentaux ne constitue pas un acte de cobelligérance ». Pour le démontrer, notre confrère se base sur une note de Julia Grignon, directrice scientifique à l’IRSEM, qui arguait en mai dernier que « le soutien apporté par un grand nombre d’États à Kyiv, notamment au travers de la livraison d’armes, ne fait pas de ces États des “cobelligérants” ». Mais sachant que l’appui occidental en faveur de l’Ukraine n’est pas uniquement matériel, cette note de Madame Grignon contient un argument juridique qui nous permet de déduire l’exact contraire – soit le fait que les puissances de l’OTAN sont bel et bien cobelligérantes dans ce conflit. En effet, sur la foi d’un jugement du TPIY rendu en juillet 1999, elle précisa que « tout engagement militaire indirect qui consisterait en une participation à la planification et à la supervision des opérations militaires d’un autre État (…) serait de nature à faire entrer un État dans le conflit armé », selon le critère du « contrôle global ».[1] En d’autres termes, cet argument du TPIY résumé par Madame Grignon implique que les États-Unis – et par extension leurs alliés de l’OTAN –, sont cobelligérants dans cette guerre, comme nous allons le documenter.
Le même jour que la publication de cette note de l’IRSEM, le célèbre éditorialiste Thomas Friedman estimait dans le New York Times que le conflit en Ukraine devenait « de plus en plus dangereux pour les États-Unis ». Au début de sa tribune, il cita deux fuites publiées la veille et l’avant-veille, qui trahissaient l’implication directe des services spéciaux de l’administration Biden dans la planification et la supervision de l’effort de guerre ukrainien. Comme il le souligna, « le Times a révélé que “les États-Unis [avaient] fourni des renseignements sur les unités [ennemies], qui ont permis aux Ukrainiens de cibler et de tuer de nombreux généraux russes (…) pendant la guerre en Ukraine, selon des hauts responsables états-uniens”. (…) Suite à [des révélations] de NBC News, et citant [d’autres] sources haut placées [à Washington], le Times rapporta que les États-Unis avaient “fourni des renseignements qui ont aidé les forces ukrainiennes à localiser et à frapper” le Moskva, qui était le navire amiral de la flotte russe en mer Noire. Cette aide au ciblage “a contribué au naufrage final” du Moskva provoqué par deux missiles de croisière ukrainiens. »
Face à des révélations aussi explosives, l’administration Biden a mis en œuvre la doctrine du déni plausible, niant tout rôle dans la planification et la supervision de ces attaques ukrainiennes contre les généraux russes et le Moskva. Or, nous savons depuis début 2022 que les services secrets états-uniens ont établi des dispositifs d’échange de renseignements tactiques en temps réel qui, de l’aveu-même de l’administration Biden, jouent un rôle clé dans la réponse ukrainienne à l’agression russe. Comme l’avait déclaré la porte-parole de la Maison-Blanche en mars 2022, « nous avons continuellement et systématiquement partagé avec le gouvernement ukrainien une quantité importante de renseignements détaillés et opportuns sur les plans et les activités de la Russie, et ce afin d’aider les Ukrainiens à se défendre. (…) Cela inclut des informations qui devraient les aider à façonner et à développer leur réponse militaire à l’invasion de la Russie. » La directrice du Renseignement national Avril Haines ajouta durant cette même période que les services états-uniens fournissaient « une énorme quantité de renseignements à l’Ukraine », le directeur de la NSA précisant par ailleurs que ce partage d’informations avec Kiev avait permis d’élever ses opérations de combat « à un autre niveau », et qu’il n’avait « jamais observé un meilleur partage de renseignements précis, opportuns et exploitables (…) en 35 ans de carrière ». À cette époque, le directeur du Renseignement militaire du Pentagone qualifia même cette coopération de « révolutionnaire ».
Or, ces échanges massifs de renseignements impliquent un engagement direct des services secrets états-uniens et de leurs alliés de l’OTAN aux côtés de leurs homologues ukrainiens. En décembre 2022, le Wall Street Journal confirma en effet que « les États-Unis ont fourni aux forces du Président ukrainien (…) des tonnes de données sur l’emplacement et les mouvements des troupes et des équipements russes, ainsi que d’autres informations opérationnelles. [Cette coopération s’est établie] dans le cadre d’un accord de partage de renseignements considérablement élargi, qui est pratiquement sans précédent pour un allié des États-Unis non-membre de l’OTAN. (…) Un haut responsable [du Pentagone] a déclaré que bon nombre de ces changements impliquaient de modifier les règles afin que le personnel ukrainien et occidental puisse collecter et analyser des renseignements côte à côte sur des sites classifiés. » Rappelons alors que, selon le critère de « contrôle global » établi par le TPIY et résumé par l’IRSEM en mai dernier, « tout engagement militaire indirect qui consisterait en une participation à la planification et à la supervision des opérations militaires d’un autre État (…) serait de nature à faire entrer un État dans le conflit armé ». En d’autres termes, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN sont bel et bien cobelligérants sur le territoire ukrainien, si l’on se conforme à ce jugementdu TPIY de 1999. Simplement, la nature clandestine de cette cobelligérance permet aux puissances de l’OTAN de démentir leur implication dans cette guerre en fixant l’attention de leurs opinions publiques sur l’aspect matériel de leur soutien à l’armée ukrainienne.
En effet, alors que les chancelleries occidentales se vantent de lui transférer massivement des armes, elles sont bien plus réticentes à nous livrer les détails de leur cobelligérance clandestine. Selon le bien informé Thomas Friedman, les fuites de mai 2022 concernant l’aide au ciblage des généraux russes et du Moskva« ne faisaient partie d’aucune stratégie [de communication] élaborée [à la Maison-Blanche], et le Président Biden en était furieux. Mes sources haut placées m’ont fait savoir qu’il avait appelé le directeur du Renseignement national, le chef de la CIA et le secrétaire à la Défense afin de préciser – dans les termes les plus explicites et virulents –, que de telles fuites étaient imprudentes et qu’elles devaient cesser immédiatement avant que nous ne nous retrouvions malgré nous en guerre avec la Russie. » Toujours selon Friedman, « la conclusion stupéfiante de ces fuites est qu’elles suggèrent que nous ne sommes plus dans une guerre par procuration avec la Russie, mais que nous nous dirigeons plutôt vers une guerre directe – et personne n’a préparé le peuple états-unien ou le Congrès à une telle issue. »
Infantilisées par leurs élites, les populations occidentales sont sommées de croire que leurs États ne sont pas cobelligérants dans une guerre de l’ombre antirusse qu’ils alimentent, co-planifient et aggravent dangereusement depuis bientôt un an ; cet engrenage mortifère est l’aboutissement de trois décennies de provocations des faucons états-uniens pour attirer Moscou dans le piège ukrainien, comme l’a récemment expliqué le contre-amiral, chercheur et ancien commandant de sous-marin d’attaque Jean Dufourcq. En Europe, il serait peut-être temps que l’on prenne conscience de cette réalité avant qu’il ne soit trop tard. Incarnées par la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland et son supérieur, le très antirusse Antony Blinken, les forces néoconservatrices ayant soutenu le renversement du Premier Ministre Viktor Ianoukovytch entre 2013 et 2014 ont une influence considérable sous la présidence Biden, et leur maximalisme nous mène à l’affrontement militaire direct avec la Russie depuis bien trop longtemps.
[1]. Julia Grignon, « La “cobelligérance” ou quand un État devient-il partie à un conflit armé ? », IRSEM.fr, 6 mai 2022 (https://www.irsem.fr/media/bs-39-grignon-cobellig-rance.pdf : « Il a pour cela dégagé le critère du “contrôle global” aux termes duquel un soutien qui va au-delà du simple financement et équipement d’un groupe armé engagé dans un conflit armé, mais qui implique également une participation à la planification et à la supervision de ses opérations militaires, permet de considérer que par cette intervention indirecte l’État qui apporte son soutien est en réalité lui-même engagé dans le conflit armé. En revanche, le tribunal n’exige pas que ce contrôle s’étende à l’émission d’ordres ou d’instructions spécifiques concernant des actions militaires précises. »
Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.