Humaniste, volcanologue, géographe, Anne Fornier est engagée dans l’étude et la diffusion des risques engendrés par les écosystèmes volcaniques. Elle a exploré plus de 40 volcans actifs sur les 5 continents, d’abord comme guide d’expéditions scientifiques, puis comme fondatrice de la Fondation Volcano Active, développant des projets sociaux et scientifiques dans les zones volcaniques. Actuellement, elle exerce le poste de co-directrice de recherche en la verticale biodiversité de l’observatoire Kosma Observatory sur les nouveaux risques sanitaires liés aux risques environnementaux. Elle est également co-fondatrice de Inarisk France, un institut d’anticipation des risques.
Dans son dernier livre, VOLCANIQUE – Une femme au cœur des volcans, paru le 21 octobre 2021 (Éditions Bold), elle alerte sur l’importance d’anticiper les éruptions volcaniques afin d’en atténuer les risques pour préserver les populations et l’environnement. Un véritable enjeu mondial !
Le Dialogue : Le terrible bilan humain des séismes qui ont frappé la Turquie et la Syrie ne cesse de s’alourdir, ce mardi 7 février. L’AFAD, organisme officiel de secours turc, fait désormais état de 17 134 morts, tandis que 3162 morts sont recensés en Syrie, selon le régime et les secours dans la zone tenue par les rebelles. Les opérations se poursuivent pour retrouver les corps des éventuels survivants, alors que Recep Tayyip Erdogan a décrété l’état d’urgence dans 10 provinces. Pourquoi les dégâts sont-ils si importants en Turquie et en Syrie, avec plus de 20 000 morts et près de 60 000 blessés dans les deux pays ?
Anne Fornier : Afin de comprendre l’ampleur des dommages survenus lors du séisme du 6 février 2023 dans la zone turco-syrienne, il est nécessaire de faire la différence entre ce que l’on appelle l’aléa sismique et le risque sismique.
Bien que le risque sismique soit très élevé, comme ce fut le cas avec le tremblement de terre de Loreto au Pérou où un séisme d’une magnitude de 8,0 a été enregistré par l’USGS (United States Geological Survey) le 26 mai 2019, le risque sismique était faible car il s’agit d’une zone peu peuplée.
Le tremblement de terre a fait deux morts et 31 blessés, et le Centre national des opérations d’urgence du Pérou a indiqué que plus de 400 maisons ont été touchées et rendues inhabitables ou endommagées. Des dommages aux infrastructures publiques telles que les écoles, les bâtiments publics et les ponts ont été détectés, laissant 205 familles sans abri.
Le risque sismique est caractérisé par une multitude de facteurs liés à l’implantation humaine sur le site.
Il n’existe pas de méthode unique pour évaluer le risque sismique, mais il existe des paramètres et des mesures.
Par exemple, la probabilité d’occurrence de séismes d’une certaine intensité et la résistance des bâtiments seront prises en compte. Un bâtiment peut être capable de résister à un grand tremblement de terre, mais pas à cinq petits tremblements de terre en un court laps de temps.
Un autre paramètre est la mesure de notre vulnérabilité. Ce paramètre tient compte de la typologie et des caractéristiques géométriques d’un bâtiment, ainsi que des matériaux qui le composent.
Enfin, nous étudions les dommages potentiels. Cette étude est obtenue en calculant l’étendue des dommages matériels et le nombre de victimes potentielles en cas de défaillance structurelle du bâtiment ou de l’infrastructure.
Tous ces paramètres nous permettront de connaître les risques sismiques d’une région, mais aussi de travailler sur la prévention.
Sans toutes ces études préalables, qui font partie d’une politique de gestion visant à réduire le risque de catastrophes sismiques, il est difficile de protéger la population.
LD : La première secousse, survenue en pleine nuit, a été particulièrement forte. Elle a atteint une magnitude de 7,8 (sur une échelle dont le maximum est 10). Quelques heures seulement après le choc initial, une réplique de magnitude 7,5 s’est produite à la mi-journée lundi 6 février 2023. Pourquoi une telle intensité ? Est-ce un phénomène que vous qualifieriez « d’exceptionnel » ?
AF : Lorsque des contraintes sont appliquées à une roche, celle-ci se comporte de manière plus ou moins élastique. L’élasticité est une propriété des solides et signifie qu’après qu’un corps ait été déformé par une force, il reprendra sa forme initiale lorsque la force ne sera plus présente. Si une contrainte est appliquée pendant une longue période, la déformation sera permanente, c’est-à-dire que le matériau “coulera” plastiquement ; par conséquent, le concept de rigidité et d’élasticité ou de fluidité dépend de la force et de la période pendant laquelle la force est appliquée au matériau.
Lorsqu’une roche se déforme, elle accumule de l’énergie de déformation élastique ; si la contrainte appliquée est relativement faible, la roche se comporte de manière élastique, alors que si la contrainte appliquée est très importante, elle produira une déformation trop importante et brisera la roche ; cette rupture soudaine provoque une défaillance.
Ce mouvement soudain de grandes masses rocheuses produit des ondes sismiques qui traversent et longent la surface de la Terre, provoquant un tremblement de terre. Le mouvement dépendra du type de faille, produisant des effets différents dans différentes directions.
Ce modèle du cycle d’accumulation des contraintes, de rupture et de libération des contraintes est appelé rétroaction élastique et a été proposé par H.F. Reid, sur la base de ses observations des effets du tremblement de terre de San Francisco de 1906.
Il existe des régions où l’activité sismique est presque inexistante ou inconnue, ce qui montre que le risque posé par les tremblements de terre est très élevé dans certaines zones et presque inexistant ou négligeable dans d’autres. En étudiant la répartition des hypocentres des différents séismes de l’histoire, la surface de la terre peut être divisée en trois zones :
Régions sismiques : zones actives de la croûte terrestre très exposées aux grands mouvements sismiques ; elles coïncident avec les zones d’impact ou de frottement des plaques (comme c’est le cas pour la Turquie).
Régions pénosismiques : zones où les séismes faibles (de faible intensité) se produisent rarement.
Régions asismiques : zones très stables de la croûte terrestre où les séismes sont rares. Il s’agit principalement de régions très anciennes de la croûte continentale (boucliers).
En ce qui concerne les répliques, les sismologues ont également observé qu’immédiatement après un grand tremblement de terre, des séismes plus petits, appelés répliques, se produisent à proximité du foyer du séisme principal. Comme ces répliques se produisent dans la zone de rupture du choc principal, leur apparition est probablement due au réajustement mécanique de la région touchée qui ne retrouve pas son état d’équilibre immédiatement après le choc principal.
Au départ, la fréquence est élevée, mais elle diminue progressivement avec le temps, de sorte que des répliques de force variable sont courantes et normales.
LD : Selon les experts, les habitations touchées par le séisme n’étaient pas assez solides pour résister aux secousses. Côté turc, 5 000 immeubles se sont écroulés “comme des crêpes”, souligne auprès de l’AFP le vulcanologue britannique Bill McGuire de l’University College de Londres. Le nombre d’infrastructures détruites n’est pas connu en Syrie, mais il pourrait être tout aussi lourd. Comment expliquez-vous ce manque de résistance des infrastructures, dans le sud de la Turquie et particulièrement en Syrie ?
AF : Le manque de résistance des infrastructures peut être dû à un certain nombre de facteurs. La plus fréquente est la méconnaissance du risque dans la zone au moment de la construction, qui n’a pas permis l’utilisation de matériaux appropriés. Un autre facteur souvent rencontré est la politique de déni du risque de la part des autorités compétentes et du manque de mesures de prévention. Enfin, ce manque de résistance des bâtiments peut aussi avoir une raison purement économique, en coûtant moins cher au moment de la construction.
Le terme “catastrophe naturelle” est incorrect et trompeur, et a souvent été utilisé par la plupart des organes politiques pour s’exonérer de toute responsabilité dans l’absence d’actions de prévention et d’anticipation des risques. L’utilisation du terme “catastrophe naturelle” implique un destin inéluctable.
Si certains aléas sont naturels et inévitables, les catastrophes qui en résultent ont presque toujours été causées par des actions et des décisions humaines. Notre vulnérabilité découle d’un manque de prévention, d’un aménagement urbain inadéquat ou d’une mauvaise éducation sur les comportements à risque.
Les catastrophes (à ne pas confondre avec les dangers) ont presque toujours été causées par des actions et des décisions humaines. Nous devons donc intervenir dans la première phase du risque, celle de la prévention par l’éducation et la connaissance de notre vulnérabilité.
LD : Le temps presse, notamment à cause de la chute brutale des températures, qui fait courir un risque d’hypothermie aux personnes piégées sous les décombres. Les 73 premiers pompiers et membres sécurité civile envoyés par la France ont atterri en Turquie en fin de matinée, et doivent se rendre dans la ville d’Hatay, très touchée par les puissantes secousses et proche de la frontière syrienne. Quels sont les obstacles que rencontreront les équipes de secouristes sur place et quelle est leur marge de manœuvre ?
AF : Les stratégies de préparation doivent tenir compte de certains principes et anticiper divers problèmes de terrain.
Les équipes de secours devront continuer à protéger la vie et l’intégrité des communautés dans la zone d’influence, et rétablir le fonctionnement des infrastructures telles que l’eau, le fonctionnement des services hospitaliers et organiser la gestion des corps. Cette gestion est très délicate, car elle implique un certain nombre de problèmes, tels que la reconnaissance parfois difficile des cadavres ou leur stockage et l’absence de sépulture individualisée. Cette gestion difficile augmente le choc post-traumatique des familles, qui ne peuvent pas rendre hommage à leurs membres décédés. Très souvent, la traçabilité familiale des enfants trouvés, sauvés ou perdus est quasi inexistante. Cela pose un réel problème et entraîne une augmentation des filières d’adoption illégales.
Au lendemain d’une catastrophe, le traumatisme psychologique est un problème souvent sous-estimé. Cependant, elle affecte l’ensemble de la communauté touchée à court et à long terme.
La gestion post-traumatique est très forte et difficile à évaluer dans les suites immédiates d’une catastrophe.
Bien sûr, d’un point de vue logistique, étant donné que la plupart des pipelines ou canalisations ont été détruits, les risques de détonation de gaz ou de problèmes électriques doivent être pris en compte.
Les équipes de secours internationales doivent se coordonner entre elles, et il est généralement préférable de disposer d’une organisation locale capable de planifier les opérations et d’évaluer les risques géologiques après le séisme.
Après une catastrophe, le processus de reconstruction offre la possibilité de promouvoir la résilience, c’est-à-dire de reconstruire les infrastructures endommagées et de rétablir les services, etc., sans rétablir les conditions de vulnérabilité qui ont conduit à la catastrophe, c’est-à-dire de “reconstruire en mieux”.
LD : Comment prévoir et prévenir un tel risque sismique aujourd’hui ? Quels sont les exemples de prévention ?
AF : Plusieurs régions du monde sont classées comme zones sismiques et font l’objet d’études approfondies en vue d’atténuer les risques. Aujourd’hui, il est impossible de prédire le jour et l’heure exacts du prochain séisme, mais nous pouvons établir des indices de probabilité en utilisant le principe d’occurrence.
Les cartes probabilistes d’aléa et de risque tels que les nouveaux modèles d’aléa (ESHM20, European Seismic Hazard Model) et de risque sismique (ESRM20, European Seismic Risk Model) sont harmonisés à travers tout le territoire européen. Elles se basent sur un catalogue de séismes construit pour toute l’Europe recensant tous les séismes connus depuis l’an 1000.
Parmi les exemples de mesures préventives, citons les codes de planification de base dans les domaines à risque, tels que :
Établir des cartes de risque pour planifier correctement l’utilisation des terres et éviter l’exposition dans les zones à haut risque.
Mettre en place des mesures de protection civile pour informer, alerter et évacuer la population si nécessaire.
Construire des bâtiments résistant aux tremblements de terre.
Laissez de grands espaces entre les bâtiments pour éviter le surpeuplement et les collisions de bâtiments pendant un tremblement de terre.
Construire des bâtiments dont les fondations ne sont pas rigides, de sorte qu’elles peuvent absorber les vibrations du sol et permettre au bâtiment d’osciller.
Travailler sur le plan éducatif pour réduire le choc post-traumatique mais aussi pour permettre à la communauté d’avoir les comportements les plus réactifs et adaptatifs dans les premières heures après l’impact.
LD : Quels sont les moyens de limiter les risques liés aux séismes ?
AF : À mon avis, il est important de travailler sur l’atténuation des risques en général.
Un risque géologique peut survenir en même temps qu’un risque économique ou géopolitique, et dans ce cas, notre résilience et notre capacité d’adaptation sont faibles.
L’atténuation des risques comporte différentes étapes. La première est la prévention par la sensibilisation aux risques. Pour ce faire, on modélise un aléa x dans une zone et on superpose la carte de vulnérabilité. De cette façon, nous avons une vue d’ensemble de l’impact que peut avoir un danger tel qu’un tsunami, un tremblement de terre, une éruption volcanique, etc. A partir de ce constat, un plan de prévention est organisé, intégrant la responsabilité citoyenne et incluant un plan de relance économique. Dans la deuxième étape, qui est la phase active lors du risque, la gestion et la coordination des équipes de secours et les plans de prévention sont mis en place. Si la première phase a été bien développée, cette phase de gestion active est efficace et optimale. Il convient ici de souligner l’importance de la communication préventive et le rôle ambivalent des réseaux sociaux.
Enfin, la dernière phase est analytique et permet d’améliorer le plan de prévention, le plan de gestion des débris, d’optimiser le plan de relance économique, etc. ….
Il existe une multitude de risques interconnectés regroupés en 5 grandes catégories : les risques économiques, géopolitiques, sociaux, environnementaux et technologiques. L’analyse et la coopération de connaissances dans chacun de ces domaines nous rendront moins vulnérables.
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.