Ordre ou désordre international? La réaction identitaire [2-2]

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La semaine dernière, Alexandre del Valle a analysé les enjeux du désordre international actuel ) – que certains assimilent déjà à une IIIème guerre mondiale déclenchée avec la guerre en Ukraine et qui pourrait s’étendre à des fronts asiatiques et moyen-orientaux – en revenant sur les paradigmes géopolitiques développés par les grands auteurs anglo-saxons depuis la fin de la guerre froide. L’auteur a examiné l’école géopolitique américaine « unipolariste décliniste » autour des travaux du Britannique Paul Kennedy; le courant « unipolariste optimiste » des Américains Francis Fukuyama ou Joseph Nye; l’école américaine impériale face à ses ennemis multipolaristes exprimée par Zbigniew Bzrezinski et Graham Allison, et il aborde dans cet article le paradigme civilisationnel du controversé Samuel Huntington puis celui de la critique de la mondialisation anglo-saxonne productrice de réactions identitaires (McWorld versus Jihad) développé avec brio par le politologue et sociologue américain Benjamin Barber

Le paradigme civilisationnel de Samuel Huntington. En 1993, ce professeur de Harvard publie un article, puis, à partir de ce dernier, un ouvrage, le Clash of the Civilizations and the Remaking of World Order », (traduit en français en 1997) qui va devenir très vite une référence incontournable… et la cible d’une multitude de critiques. Après avoir à son tour rappelé la disparition du monde bipolaire sécrété par les accords de Yalta, Huntington développe une idée majeure: la transition des relations entre Etats-Nations à celles impliquant des « aires culturelles». Il constate que les affrontements idéologiques de la guerre froide (communisme soviétique versus monde capitaliste) ont laissé la place au paradigme civilisationnel: « les différences entre les civilisations ne sont pas seulement réelles ; elles sont fondamentales, écrit-il. Les peuples des différentes civilisations ont des conceptions différentes des relations entre Dieu et les hommes, les individus et le groupe, le citoyen et l’Etat (…). Ces antagonismes, séculaires, ne disparaîtront pas de sitôt. Ils sont bien plus fondamentaux que les différences relatives à l’idéologie politique ou aux régimes politiques. (…). A travers les siècles, les différences entre les civilisations ont engendré les conflits les plus longs et les plus violents ». Huntington conçoit le nouveau paradigme du choc des civilisations comme une nouvelle rivalité globale entre, d’une part, les démocraties occidentales et le reste du monde, en particulier le monde sino-confucéen et le monde musulman, les deux aires culturelles qui contestent le plus l’universalisme occidental, et, de l’autre, entre les aires culturelles qui s’affrontent le long des “lignes de fractures civilisationnelles”: Chine confucéenne vs Inde; Inde majoritairement hindoue vs Pakistan musulman; Catholiques occidentaux vs slavo-russes-orthodoxes “post-byzantins”; Musulmans bosniaques vs Croates catholiques et Serbes orthodoxes dans les Balkans. Contrairement à ce qu’ont dit ses détracteurs qui ne l’ont pas lu, il ne nie pas, bien au contraire, la complexité et donc les fractures à l’intérieur de mêmes zones culturelles: Alaouites laïques et autres minorités vs Sunnites islamistes en Syrie, chiites vs chrétiens et sunnites au Liban, chiites contre sunnites au Yémen ou en Irak, “tiraillements” internes en Turquie. Prémonitoire, mais souvent caricaturé, Huntington annonce l’affrontement entre kémalistes et islamistes en Turquie, l’éclatement de l’Ukraine entre pro-Russes et anti-Russes, il prédit la montée des identités séparatistes en Catalogne, Ecosse, Kurdistan, etc, ainsi que la montée des populismes anti-immigration en Europe de l’Ouest en réaction à l’immigration de masse. Loin d’être un impérialiste unipolariste, il constate la remise en question de la suprématie occidentale, qu’il qualifie d’arrogante, en préconisant, pour faire baisser cette inimitié, l’acceptation d’un monde multipolaire dans lequel l’hyperpuissance américaine s’accommoderait de l’apparition des pôles de valeurs, d’identité et de puissances autonomes qui ne partagent pas l’universalisme occidental. On est très loin de l’occidentalo-centrisme qu’on lui a prêté.

Concernant les « aires de civilisation », son postulat selon lequel le XXIème siècle, sera « spirituel ou ne sera pas », comme l’avait évoqué naguère André Malraux, et se caractérisera par une compétition globale entre civilisations, parallèlement à un déclin inexorable des Etats Nations, est à nuancer, car les Etats souverains n’ont pas dit leur dernier mot. Sa distinction de sept aires culturelles est également discutable. Huntington insiste ici sur l’expansionnisme anti-occidental de deux aires culturelles montantes, la Chine et le monde musulman: « Ces deux civilisations pourraient en outre former un axe islamo-confucianiste susceptible de constituer une véritable menace pour le monde occidental ». Cette énumération a suscité de vives critiques, en partie justifiées, mais que l’alliance renforcée de la Chine et du Pakistan à la fois contre l’ennemi commun indien-hindouiste et contre l’Occident semble tout de même en partie confirmer. Certaines de ses classifications sont certes discutables: une civilisation japonaise dérivée de la chinoise? Un monde latino-américain judéo-chrétien mais distinct de l’aire occidentale? Il affirme que l’Afrique est tiraillée entre une civilisation propre, “l’Afrique noire” non-musulmane, et une Afrique islamique diluée dans la civilisation musulmane, et que l’Amérique latine, l’Afrique noire et le monde musulman, sont privés de leaders incontestables, ou « Etats-phares », à la différence des civilisations occidentales (Etats-Unis), orthodoxes-slavo-byzantine (Russie), japonaise (Japon), sino-confucéenne (Chine) ou hindouiste-indienne (Inde). Contrairement à ce qu’ont dit ses détracteurs, Huntington est loin d’avoir présenté l’islam comme une civilisation unique et homogène, puisqu’il dit qu’elle est foncièrement divisée en raison des rivalités internes pour son leadership. Et son affirmation que le monde musulman et l’islam mondial officiel connaîtraient depuis les années 1980 un mouvement de radicalisation intégriste tourné contre l’Occident et les autres civilisations rivales (Inde-hindouiste, Afrique noire animiste-chrétienne, Asie du Sud-Est bouddhiste), est loin, hélas, d’avoir été démentie par les faits. 

Jihad versus Mc World? 

Une autre clef de lecture, fort originale, est celle du politologue-sociologue Benjamin Barber, qui complète les autres et mérite un développement à part. Dans son ouvrage, Jihad vs. McWorld, publié en 1996, l’auteur dépeint de façon prémonitoire la lutte très actuelle entre, d’une part, l’empire de troisième type, qu’il appelle McWorld, excroissance hybride des Etats-Unis échappant à son créateur dans le cadre d’une mondialisation marchande et informationnelle, et, de l’autre, “Jihad”. Terme qu’il a regretté par la suite car il voulait décrire par-là l’ensemble des forces identitaires radicales et “paroissiales” (pas seulement l’islamisme) qui défendent les valeurs traditionnelles, le nationalisme, la religion, et autres appartenances tribales, face à l’empire déstructurant et acculturant de McWorld associé à l’Occident universaliste et libertaire. Pour Barber, la mondialisation non réglementée et ses multinationales américaines couplées à la technologie de l’information, formeraient une sorte d’empire anti-national planétaire alimenté par une déconstruction permanente des valeurs, des identités et des souverainetés. McWorld conduirait à l’anomie et à l’anarchie générale qui ne peuvent qu’appeler des réactions identitaires violentes comme les populismes. Ceux-ci pourraient même réagir de manière excessive, y compris à l’intérieur de l’Occident, de ce fait divisé entre “mondialistes” et “souverainistes”, en l’absence de réponse à leur demande d’identité et de souveraineté nationale. « La vérité paradoxale est que les tendances tant de Djihad que de McWorld se développent en même temps et que l’on peut les voir toutes deux à l’œuvre au même endroit et au même moment (…). Chacun des deux produit son contraire et a besoin de lui ». Visionnaire, Barber annonçait ainsi la polarisation actuelle américaine entre le camp pro-Trump, anti-interventionniste, nationaliste, isolationniste et anti-mondialiste, et le camp démocrate Biden-Obama, politiquement correct, multilatéraliste, universaliste, assimilé à McWorld, aux délocalisations massives et aux GAFAMs.

Plus largement, cette opposition recoupe l’antagonisme majeur qui fracture les sociétés occidentales entre, d’une part les souverainistes/populistes, et, de l’autre, les mondialistes/multiculturalistes. Et du point de vue géopolitique, force est de constater que cette fracture se retrouve aussi en grande partie dans l’opposition entre, d’une part,  les partisans d’un ordre international multipolaire hostile au multilatéralisme, aux interventions américano-occidentales sous couvert de droitsdel’hommisme, et, de l’autre, les démocrates/néo-cons américains, l’OTAN, les sociaux-démocrates de l’UE, qui voudraient que l’Humanité toute entière adhère aux valeurs libérales-libertaires et consuméristes de l’Occident. Barber fut également précurseur, car à l’époque de la rédaction de son ouvrage majeur, internet n’en était qu’à ses débuts et les réseaux sociaux n’existaient pas, mais il pressentait la puissance de plus en plus défiante, pour les identités stato-nationales et les traditions enracinées, que sont les puissances digitales et autres multinationales déterritorialisées, plus puissantes que nombre d’Etats. 

La thèse de Barber met en lumière les revers de la mondialisation « pas toujours heureuse ». Il s’est probablement trompé, dans sa conclusion, en postulant que l’empire marchand anglo-saxon pourrait l’emporter. Aujourd’hui, le McWorld occidental est largement concurrencé par son rival le Big Brother chinois articulé autour de gigantesques multinationales et des GAFAMS chinoises, les “BATXs” (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Ces nouveaux conquérants véhiculent des valeurs opposées à celles, libérales-libertaires, du McWorld anglo-saxon, et surtout sont contrôlées par l’Etat. En octobre 2020, on a vu le patron d’Alibaba, Jack Ma, disparaître avant de se faire recadrer par la Cour pénale chinoise… Toutefois, la proposition barberienne de conjurer le scénario chaotique d’un “Mad Max universel” par la réhabilitation de l’Etat souverain confirme que ce dernier demeure l’acteur majeur de la politique mondiale et le cadre le plus approprié pour assurer les droits des citoyens – donc la démocratie elle-même – comme seule alternative viable face aux forces impériales.

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