Randa Kassis, femme politique franco-syrienne et présidente du Mouvement pour une société pluraliste, a été coprésidente de la délégation de l’opposition laïque et démocratique syrienne aux pourparlers de Genève. Elle a initié la plateforme d’Astana en 2015, qui a réuni à plusieurs reprises des opposants syriens. Elle a rencontré dans ce contexte à de nombreuses reprises les dirigeants russes, turcs, occidentaux, saoudiens, etc, et nous dresse un très intéressant et fort lucide état du monde, et du manque de stratégie de l’Occident.
Alexandre Del Valle: Randa Kassis, vous suivez en permanence l’actualité geopolitique mondiale dans le cadre de votre action d’opposante syrienne à la recherche de solutions de sortie de crise, et vous avez souvent echangé avec des responsables americains, turcs, ukrainiens ou russes de haut niveau, pensez-vous que 2023 sera une annee de déconfliction donc de sortie de crise et que le pire est derriere nous?
Randa Kassis : Je ne suis pas si optimiste en notant que, pour de bonnes et de mauvaises raisons, toute notre attention se porte sur le conflit en Ukraine. Malgré son importance stratégique, de nombreux pays sont désormais oubliés : la Syrie, la Lybie, le Myanmar, le Yémen, sans oublier les femmes Afghanes, qui ont été abandonnées à leur sort, l’Irak, qui vit dans une instabilité perpétuelle, et le conflit israélo-palestinien, sans parler d’autres conflits dans le monde notamment en Afrique. Les Nations-Unies ne sont plus seulement inactives, elles sont devenues inutiles… L’envoyé Spécial pour la Syrie, Geir Pederson, par exemple, n’a jamais tenté de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve, et il n’a pas émis la moindre petite idée depuis sa nomination… D’ailleurs, il vit en semi-retraité à Oslo plutôt qu’à Genève, en tentant de trouver des solutions. L’année 2023 verra sans doute un Iran doté de la bombe nucléaire ou, à tout le moins, ayant la capacité d’en assembler une.
Concernant le conflit russo-ukrainien et russo-atlantique que vous suivez de très près, que répondez-vous aux va-t-en guerre occidentaux qui ne demandent pas au président ukrainien Zelenski de negocier et livrent des armes de plus en plus sophistiquées aux Ukrainiens dans l’optique assumée par le président américain Biden et par son homologue français Macron, d’une “défaite russe”, voire-même d’une ‘récupération de tous les territoires ukrainiens’, y compris la Crimée ? Ont ils raison de refuser toute négociation qui ne pose pas la recuperation de tous les territoires ukrainiens comme condition initiale non négociable?
Les gens vivent dans l’illusion, j’en ai vu beaucoup en Syrie, pendant des années, quand la France du Président oublié François Hollande et de son directeur de la DGSE, Bajolet, désormais mis en examen pour complicité de tentative d’extorsion de fonds, s’imaginaient déjà victorieux à l’automne 2012…. Nous savons où nous en sommes des années plus tard ! Il est hélas fort probable que l’Ukraine ne fasse pas exception, malgré sa résistance et les armes fournies qui ne seront pas suffisantes pour une victoire. Par ailleurs, il est clair qu’une implication militaire plus massive de l’Occident, par exemple avec la livraison d’avions de combat, nous pousserait tous vers l’abîme, sachant que le fait de livrer des avions de combat prendrait selon les dires du Pentagone de 12 à 24 mois…
Je ne crois même pas un instant à la récupération de tout le territoire Ukrainien et encore moins à la retraite russe de ce territoire…
Les sanctions européennes globales et les plus recentes sur les produits petroliers – y compris raffinés et le plafonnement des prix – vont elles finir par etre efficaces et faire plier le Kremlin et son maître Vladimir Poutine ?
Non ! nous le voyons bien, ceci n’a pas de répercussions sur les exportations russes. Nous avons bien constaté que le pétrole brut qui est exporté en Inde est ensuite raffiné sur place puis revendu ensuite en Europe…. Beaucoup de pays dans le monde n’appliquent pas ces sanctions, et au contraire, certains parmi eux collaborent avec l’état russe afin de contourner les sanctions occidentales !
Les Européens sont ils les dindons de la farce ?
La plupart des pays Européens se sont enfermés dans un discours guerrier, alors que nous verrons les Etats-Unis se repositionner selon leurs intérêts lorsqu’ils réaliseront que la Chine est leur ennemi principal et lorsque l’Iran sera bientôt doté de la bombe nucléaire, cela changera la donne… Les Etats-Unis feront ce qu’ils savent faire le mieux : ils abandonneront les Ukrainiens dans un pays qui sera ravagé par la destruction et limiteront leur aide financière un peu plus chaque mois. A ce moment-là, que feront les Européens ? Je crois qu’ils seront en caleçon avec un air hagard et tourneront leurs regards vers leur nouveau Bismarck « d’opérette » : la présidente de l’Union européenne, Ursula Von Der Leyen, en cherchant une solution qui n’existe pas ou plus…
Les Etats-Unis sont-ils beneficiaires de cette crise ukrainienne et energetique qui frappe surtout l’Europe ?
Bien sûr : Les Européens achètent plus de gaz de schiste, même si à moyen et long terme, c’est économiquement peu viable. Mais les Etats-Unis cherchent une Europe vassalisée, même si certains pays Européens résistent comme la Hongrie.
Poutine prend-il ses désirs pour des réalités quand il qualifie sa guerre en Ukraine comme l’épicentre d’une lutte qui oppose le monde multipolaire et emergent aux “imperialistes occidentaux”?
C’est certainement un peu exagéré, mais il est certain que nous vivons dans un monde multipolaire et que le mythe américain s’est effondré. De plus, le monde émergent n’est pas en guerre en Ukraine, tels le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud…etc., mais ces pays ne supportent plus le dictat Américain et notamment n’appliquent pas les sanctions contre la Russie.
Nous avons bien constaté récemment que l’accord entre l’Iran et l’Arabie Saoudite forgé sous les auspices de la Chine le 14 mars 2023 a démontré de manière criante la nouvelle implication de la Chine sur la scène Internationale. Or les Etats-Unis se retrouvent marginalisés dans plusieurs régions du monde, dont l’Amérique latine, où ils n’ont quasiment plus de réelle influence.
En Turquie, le prèsident turc Erdogan semble bien profiter lui aussi de la crise ukrainienne, mais qu’en sera-t-il de la position turque si les Kémalistes et leur coalition laïque remporte l’élection de juin prochain ?
Il faut relativiser le possible changement de politique étrangère en Turquie si la nouvelle coalition autour du CHP (kémalistes) remporte les élections. Certes, leurs méthodes seront moins provocatrices et agressives, mais sur les dossiers majeurs, ils ne changeront pas drastiquement leur politique étrangère. D’ailleurs, il est à noter que d’anciens éminents membres du gouvernement d’Erdogan sont dans la coalition avec le CHP, tels que Ahmed Davutoglu et Ali Babacan.
En tant qu’opposante syrienne, quelles sont les répercussions directes et indirectes de la crise ukrainienne sur le dossier syrien ?
La Syrie est un dossier délaissé aussi bien par l’Europe, que par les Etats-Unis et les Nations Unis. Il n’y a plus de stratégie ou de ligne directrice. L’Occident porte toute son attention sur le seul dossier ukrainien. Il est à noter que des pays, jadis très actifs sur le dossier Syrien, tels que l’Arabie Saoudite ou le Qatar, se sont rapprochés de Moscou, particulièrement Mohamed Bin Salman, qui a quasiment coupé les ponts avec les Etats-Unis en moins de cinq ans.
Le retour de Benyamin Netanyahou en Israel avec une droite dure et une extreme-droite religieuse bien moins moraliste et bien plus neutre que Lapid vis-à-vis de la Russie va il permette a Israël de jouer un nouveau rôle concurrent de la Turquie comme pays de négociation entre Russes, Ukrainiens et Americains?
Netanyahou doit naviguer autour d’alliés très encombrants aux intérêts divergents. Il est en conflit quasi ouvert avec le Mossad et le Shin bet, ce qui ne facilite pas des prises de positions claires sur certains dossiers comme l’Ukraine…
Voyez vous une vraie difference entre les diplomaties de Messieurs Joe Biden et Donald Trump vis-à-vis de la Russie, de l’Union européenne et de Ukraine, sachant que l’équipe Trump etait violemment opposée aux gazoducs Nord-Stream 1 et 2 et qu’elle avait déjà fait armer Kiev ?
L’armement massif vient de l’administration Biden. Certes, il est vrai que l’équipe Trump, mis à part le retrait effectif de l’accord de Vienne sur le nucléaire Iranien, a été caractérisée par des paroles et des actions erratiques et contradictoires notamment sur Nord Stream, mais pendant la période Trump, nous pouvons dire qu’il n’avait pas une réelle intention dirigée contre la Russie, tandis que Biden est plus actif et foncièrement antirusse depuis toujours.
Sachant que Washington a une part de responsabilité dans la non-application de Minsk 1 et 2 et dans l’extension de l’Otan, faudra-t-il attendre que l’opinion publique américaine se lasse des dizaines de milliards (près de cent) depensés pour l’Ukraine ou que la Russie frappe tres fort et menace ses ennemis d’une vraie escalade nucleaire credible pour que les Etats-Unis demandent à Zelenski de negocier et de figer les positions ?
Il est probable qu’un possible retour au pouvoir des Républicains aux Etats-Unis confirme que l’ennemi principal des Etats-Unis est la Chine. En effet, le congrès américain donne déjà des signes de lassitude quant aux dizaines de milliards déversés sur l’Ukraine. La Russie va continuer cette guerre, si nécessaire, de longues années, ce qui peut impliquer une usure et une pression croissante sur Zelenski pour négocier. Alors la stratégie militaire des va-t’en guerre occidentaux trouvera, sans doute, ses limites : l’Otan ne dispose pas et ne fabrique pas assez des munitions pour fournir l’armée Ukrainienne longtemps comme elle le fait maintenant. Les systèmes anti-missiles américains n’ont visiblement pas la capacité d’intercepter les nouveaux missiles hypersoniques russes, même si la Russie devra augmenter drastiquement leur productions…
Quelle est votre prediction 2023 quant à la grave crise de économique mondiale et surtout europeénne, puis vos scénarios quant aux risques de guerre mondiale ou de surgissement d’un nouveau front à Taiwan ou contre le regime iranien? Sont-ils pessimistes ou mitigés ?
Si l’Iran disposera vite de la bombe nucléaire ou au moins de la capacité de l’assembler au cours de l’année 2023. Il serait assez donc hasardeux pour Israël de s’engager dans un conflit militaire alors qu’ils n’ont pas la certitude d’atteindre leurs objectifs. C’est sans doute déjà trop tard… L’Arabie saoudite l’a bien compris. La Chine, en réussissant un rapprochement, ou du moins un apaisement, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, a spectaculairement démontré une certaine capacité à déstabiliser les États-Unis. Cela peut-être une partie du plan méthodique chinois visant à affaiblir les Etats-Unis et l’Europe qui ne pourront que très difficilement répondre de manière économique ou politique à une éventuelle agression sur Taiwan… La Chine pourrait décider à terme un blocus sur Taiwan. On ne voit pas bien comment l’Occident pourrait les en empêcher. Cela dit, la Chine est plus prudente que Moscou et elle essaye de s’organiser et d’entraver toute réelle action possible de ses ennemis occidentaux.