Depuis un an, l’Ukraine est en guerre, envahie par son puissant voisin russe. Ce conflit nous ramène à la période pré-1945, celle des conflits inter-étatiques « classiques », après plusieurs décennies de conflits de faible intensité ou infra-étatiques.
Nous devrions nous réjouir : notre système juridique Onusien a justement été pensé, calibré et mis en place pour faire face à ce type de guerres, mais depuis sa naissance, elles ont été extrêmement rares. Nous devrions donc être rassuré sur la manière d’abréger rapidement cette guerre. Le dernier conflit de ce type était la guerre du Golfe en 1990 qui avait été le théâtre d’une pleine application des chapitres VI et VII de la Charte avec une coalition internationale sous l’autorité du Conseil de sécurité des Nations-Unies (lequel s’en était rapidement déchargé sur les Etats-Unis avec l’aval de tous)
Et pourtant, alors que nous sommes face à une violation patente du droit de la Charte des Nations-Unies, personne ne semble penser que l’ONU puisse jouer un quelconque rôle. Il faut dire que la réponse est dans la question : le fait qu’un pays membre de droit du Conseil des Nations Unies soit l’agresseur est un défi pour l’institution, mais la preuve alarmante de l’émergence d’une ère de nouveaux périls
De manière plus surprenante, cette question complexe de l’agonie de l’accord de Yalta, loin d’être analysée froidement, passe à l’arrière-plan des débats, au profit d’interprétations, d’analyses et de propagande pour imposer un « autre récit ».
Lors de sa tournée en Europe de février 2023, Vladimir Zelensky a par exemple insisté sur le fait que la guerre en Ukraine était une guerre pour tous les européens : « Nous ne défendons pas que notre territoire, nous défendons notre maison européenne » a-t-il martelé avant d’expliquer qu’il avait besoin qu’on lui livre des armes offensives. Par maison européenne, le président Zelensky entendait « défendre l’Europe face aux forces les plus anti-européennes du monde ». Plutôt que de faire appel aux mânes de la sécurité collective, le président ukrainien a ainsi préféré poser la question en termes d’alliances, alors justement que ce système a conduit par deux fois le monde au bord du gouffre.
Si l’argumentaire lyrique de Zelensky est parfaitement en phase avec ses objectifs (l’entrée dans l’UE, vue comme le relais américain en Occident), il accrédite au passage l’idée (fausse) que la Russie ne serait pas un pays de civilisation européenne, ce qu’il a d’ailleurs tenté de prouver en recourant au terme vague de « défense du mode de vie européen » ainsi défini : « un mode de vie où l’individu et le droit prévalent, où les États et les sociétés essaient de s’entraider et comprennent leur diversité de valeurs […], où les frontières ne sont pas violées […], où les gens ont confiance en l’avenir ».
Bien que Zelensky mélange habilement droit et valeurs, le cocktail est dangereux. Repousser la Russie hors de l’Europe, c’est réactiver le concept d’Occident qui a servi de base au socle de l’OTAN et à la guerre froide, et justifier la stratégie américaine de l’encerclement russe.
Invoquer le mode de vie, c’est légitimer aussi l’analyse d’un Samuel Huntington qui parlait en 1994 d’inévitables « guerres de civilisations » en pointant que parce que les principes philosophiques, les valeurs fondamentales, les relations sociales, les coutumes et la façon de voir la vie en général diffèrent entre les civilisations, des conflits d’ordre culturel seraient hautement probables. A l’appui de sa thèse, Huntington invoquait justement l’Ukraine, pays divisé selon lui, entre deux civilisations (orthodoxe et occidentale).
Invoquer la civilisation, c’est quelque part passer au second plan la question de la légalité de la guerre en transformant les enjeux : le devoir des Européens ne serait plus de mettre fin à un crime d’agression mais d’être solidaire d’un pays membre de sa civilisation. En d’autres termes, si la Russie avait violé la souveraineté du Kazakhstan, aurions-nous dû moins nous impliquer ? Je ne le pense pas, et notamment pour la France qui a des responsabilités particulières dans le système.
Réfléchir à froid est essentiel car le lyrisme ne peut pas nous conduire à devenir co-belligérant. D’autant que lorsque Zelensky invoque le respect des frontières, il semble oublier que ce sont les Etats-Unis qui se sont les premiers affranchis des règles en la matière avec l’autorisation a posteriori par l’ONU du déploiement de troupes en Serbie (résolution 1244) puis en soutenant l’indépendance du Kosovo (1999). Pourtant, la Serbie était bien un État souverain.
C’est justement le discours manichéen et quelque peu idéaliste qui a progressivement réintroduit les lois de la jungle dans le système international, car ensuite ce fut l’invasion américaine de l’Afghanistan (2001) au nom d’un concept de légitime défense assez extensible (quoique moralement justifié) après les attentats du 11 septembre, puis la Guerre d’Irak (2003), initialement validée par le terme fumeux de guerre contre le terrorisme mais qui servait essentiellement des intérêts géopolitiques américains liés au pétrole. Ce fut ensuite la réponse du berger à bergère avec la guerre en Géorgie téléguidée par la Russie (2008). Ce furent enfin les libertés prises par la coalition internationale avec le mandat onusien en Libye (2011).
En réalité, depuis plus de vingt ans, les Etats-Unis et la Russie jouent une partie d’échecs d’influence mondiale en s’affranchissant de plus en plus de l’illusion du droit, un « Grand Jeu » dont le cœur le plus sensible est l’ancien périmètre d’influence soviétique, qu’il s’agisse de conflits directs ou de soutiens déguisés (Maidan, 2004). Or, lorsque l’argument de la légitimité prend le pas sur celui de la légalité, la subjectivité prend le pas sur l’objectivité. Chacun voit midi à sa porte et petit à petit, le système des Nations Unies s’auto-détruit. Le prochain palier pourrait bien être l’affrontement direct de deux ou plusieurs membres du Conseil de sécurité, exactement ce que l’Amérique de Roosevelt voulait éviter à Yalta.