Emmanuel Macron et les trois ambiguïtés françaises en Chine

Shares

Photo : JOEL SAGET / AFP

Le Président français a opéré en avril un voyage d’État en Chine, après plusieurs années blanches du fait du Covid. Avant lui, plusieurs chefs d’État et dirigeants européens avaient fait de même, comme le chancelier allemand, Olaf Scholz (novembre), le président du Conseil européen, Charles Michel (décembre) et le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez (mars). 

La France, dans le jeu complexe asiatique a une position intéressante. Nous sommes une puissance maritime attachée à la navigation internationale, ce qui est au cœur de la problématique taïwanaise. La France veut jouer un rôle central dans l’Indopacifique où elle conserve quelques bribes d’influence – officiellement la France n’a d’ailleurs jamais renoncé à ses droits sur les îles Spratley, qui sont au cœur des revendications chinoises en mer de Chine, après son retrait d’Indochine, ce qui fait que de manière assez paradoxale elle pourrait si elle le désirait rajouter encore de la confusion aux débats sur les limites archipélagiques. Enfin, au plan mondial, Paris insiste sur l’autonomie stratégique, notamment vis-à-vis des Etats-Unis. 

De l’avis des commentateurs, ce voyage s’est pourtant révélé peu fructueux au plan diplomatique. En effet, il reposait sur une triple ambiguïté dont Emmanuel Macron a fini par sortir… à son détriment. 

Première ambiguïté : au nom de qui Emmanuel Macron venait rencontrer Xi Jinping ? 

On le sait, la France, qui est à la fois acteur majeur de la stabilité mondiale en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, et puissance leader au sein de l’Union européenne, cumule beaucoup d’attraits pour Pékin, qui n’a pas oublié le pas décisif de Charles de Gaulle en 1964. 

Emmanuel Macron avait choisi de se faire accompagner par Ursula von der Leyen, laquelle n’avait pas accompagné Charles Michel, sans doute une conséquence du camouflet protocolaire du « sofa gate » turc en avril 2021. 

Néanmoins, si Macron aime à affirmer que la France est « une voix qui unit l’Europe », le choix était à double tranchant, car les positions de l’UE sur l’Ukraine ne sont pas aussi alignées qu’on pourrait le croire, et la France, qui parle d’incarner une troisième voie, n’est pas totalement en phase avec ses partenaires, plus atlantistes ou va-t’en guerre. Van Der Leyen est vue par les Chinois comme le cheval de Troie de Washington au sein de la citadelle bruxelloise, et pour couronner le tout, elle avait prononcé le 30 mars un discours très offensif à l’égard de la Chine. Il était donc périlleux de prétendre incarner une troisième voie en amenant dans ses bagages un des responsables politiques les plus alignés sur Washington. 

Pékin, qui a toujours divisé les pays européens suivant leurs intérêts et n’a pas intérêt à renforcer la solidité de l’édifice européen, a subtilement levé l’ambiguïté en traitant de manière séparée et surtout différenciée Macron et Van der Leyen (accueillie à part par un ministre chinois). Cette première ambiguïté, dissipée par une ingénieuse formule qu’on pourrait résumer en « Une délégation, deux systèmes », a au final privé la France de l’appui politique qu’elle était venue solliciter, en la faisant passer au demeurant pour plus « molle » que ses alliés sur l’attitude à tenir face à la Chine. 

Seconde ambiguïté : Qu’attendait la France de la Chine ? 

Les objectifs de Paris étaient assez larges. La première chose était de réengager le dialogue, sur la base d’un « dialogue franc ». En tout, plus de sept heures ont permis à Xi Jinping et Emmanuel Macron d’échanger sur une liste de points longue : le commerce (surtout en matière agricole), les négociations climatiques à venir, le sommet pour un nouveau pacte financier mondial et, en 2024, le soixantième anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la République populaire de Chine, avec une année franco-chinoise du tourisme culturel.

Néanmoins, sur son sujet numéro 1 – l’Ukraine – Emmanuel Macron est arrivé avec un message assez ambivalent. Originellement, il s’agissait d’engager la Chine à s’intermédier dans le conflit. La visite du président chinois à Moscou quelques jours avant rendait cet objectif inatteignable. Emmanuel Macron s’est donc rabattu en cours de route vers un objectif moins ambitieux : s’assurer de la neutralité chinoise dans le conflit, en faisant pression auprès de Xi Jinping pour qu’il ne livre pas des armes à la Russie. 

Ce zig-zag macronien s’est révélé étrange, car il revenait à considérer simultanément Xi Jinping comme un médiateur potentiel puis un soutien militaire en puissance pour la Russie. Cette seconde ambiguïté a empêché d’exercer la juste pression sur un Géant diplomatique (qui s’est peut-être agacé aussi de cette confusion) : on ne parle pas de la même manière à un pays neutre ou à un pays qui sape le système international. 

Troisième ambiguïté : qu’étions-nous prêts à négocier ?

L’agenda chinois n’était celui de la France, venue parler d’Ukraine – un sujet lointain pour Pékin – alors que le cas de Taïwan est l’enjeu majeur, enjeu identitaire et politique : si l’île à majorité chinoise franchissait le pas de l’indépendance, le gouvernement communiste pourrait craindre des répliques et un éclatement de l’Empire, notamment au Tibet et au Xinjiang, où les peuples concernés sont des ethnies non chinoises.

Parler simultanément de Taïwan et de l’Ukraine avait, au-delà de l’attachement de Pékin au sujet, une certaine logique. 

En effet, lorsqu’on vient parler à la Chine du respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, elle réagit toujours avec en toile de fond sa velléité de récupérer l’ile sécessionniste. Aussi, quand les Européens invoquent l’intégrité territoriale de l’Ukraine, la Chine attend qu’ils mettent en accord leurs principes et leurs actions en soutenant les revendications chinoises. 

Autre lien, plus sécuritaire celui-ci, qui fait que les deux enjeux sont connectés : pour se consacrer aux sujets géopolitiques maritimes – c’est à dire contester le leadership américain – la Chine a besoin d’une relation apaisée avec son voisin continental russe, avec lequel elle partage plusieurs milliers de kilomètres de frontière qui n’ont pas toujours été en paix (cf. 1969). 

Aussi, qu’on le veuille ou non, accepter que la perception chinoise du système international conduit à lier inexorablement les positions sur l’Ukraine et sur Taïwan aurait été un grand pas en avant vers le réalisme géopolitique. 

A partir du moment où Washington se reprojette militairement en Asie, les gains pour Pékin de se brouiller avec Moscou sont faibles, pour ne pas dire inexistants. Xi Jinping n’a aucun intérêt à trouver une solution politique dans ce conflit, tout comme il n’a aucun intérêt à se risquer à une opération militaire aux cotés de Vladimir Poutine. Inversement, prendre le contrôle de l’île rebelle, un des moteurs économiques asiatiques, permettrait à la Chine de devenir le rival des Etats-Unis en s’imposant comme le leader de sa zone régionale. 

La Chine voit au surplus la guerre en Ukraine, tout comme la défense américaine de Taïwan, comme un reliquat de guerre froide, le produit du maintien des alliances militaires yankees nées de la seconde guerre mondiale. Washington n’a pas hésité par le passé à menacer de s’engager militairement pour défendre l’autonomie de l’île, d’abord juridiquement (Taiwan Defense Agreement en décembre 1954) puis concrètement, notamment en 1958 et 1996. 

Pour les américains, Taiwan est un point nodal de sa frontière asiatique. En octobre 1949, le général américain Douglas MacArthur en réponse à une lettre d’Arthur Schlesinger, rédacteur du New York Times, affirma que la victoire des Etats-Unis dans l’océan Pacifique « a fait glisser la frontière américaine stratégique qui, dès lors, comprenait la totalité de l’océan Pacifique, lequel était devenu un fossé qui nous protège aussi longtemps que nous le tenons….Nous le contrôlons jusqu’aux plages de l’Asie par une chaîne d’îles formant un arc de cercle, des îles Aléoutiennes aux îles Mariannes…. La prise de Formose par les communistes percerait sérieusement cette ligne de défense et constituerait sur nos flancs une force qui pourrait être hostile, créant un dangereux abcès entre Okinawa et les Philippines ».

Dès lors, même s’ils sont géographiquement très éloignés, tout poussait à coupler les deux priorités pour avoir un débat au fond. C’est ce qui s’est passé à Yalta quand Staline a accepté la création de l’ONU voulue par Roosevelt en échange du partage de l’Europe. La France aurait pu se démarquer du reste du camp occidental. 

Néanmoins, au lieu d’accepter le couplage, Emmanuel Macron, a au contraire tout fait pour que seul son propre agenda soit débattu. L’Élysée a ainsi affirmé que la France laisserait les Chinois le soin d’aborder de leur propre initiative le sujet taïwanais, sans doute gêné par la concomitance du voyage présidentiel en Chine avec l’étape américaine de la présidente Tsai Ing-wen. La carte gaulliste n’a pas été jouée car en réalité, Macron est très proche sur le sujet Ukrainien des préoccupations américaines… et beaucoup moins à l’aise pour parler crûment à la Chine.

Dès lors, les deux sujets prioritaires se sont croisés sans jamais se rencontrer, et le voyage n’a conduit qu’à une aimable promenade entre amis. Mettre le sujet Ukrainien en haut de l’agenda n’a rien apporté au Président Français, qui est reparti bredouille de Pékin, c’est à dire sans grande promesse.

De son côté, la Chine n’a pas obtenu la moindre concession sur Taïwan, l’Élysée s’étant bien gardé de communiquer. Pékin a sauvé la face en publiant un communiqué chinois qui indique qu’Emmanuel Macron « affirme que la France respecte et poursuit la politique d’une seule Chine ». Dès qu’Emmanuel Macron avait à peine quitté le sol chinois, des manœuvres d’intimidation à l’égard de Taïwan ont débuté.

Peut-être frustré d’avoir raté le train de l’Histoire, Emmanuel Macron a fini par sortir imprudemment des trois ambiguïtés en parlant avec des journalistes pour (1) Réaffirmer son rôle européen après plusieurs jours de découplage avec Van Der Leyen (2) Parler ouvertement du sujet taïwanais (3) Éclipser l’absence de retombées sur l’Ukraine. Il a affirmé redouter que l’Europe se retrouve « entraînée dans des crises qui ne sont pas les siennes » comme à Taïwan, et se mette «à suivre la politique américaine, par une sorte de réflexe de panique». 

Ces quelques phrases ont agacé les chancelleries occidentales mais aussi placé la France d’Emmanuel Macron devant ses propres ambiguïtés. 

D’une part, en tant que membre du Conseil de sécurité des Nations-Unies, la France aurait un devoir d’intervention pour que la paix revienne à Taïwan en cas d’agression chinoise. Évacuer notre responsabilité internationale pour redevenir un simple acteur européen, c’est se comporter exactement comme la Chine lorsqu’elle ne veut pas se mêler du problème ukrainien ! Quel paradoxe de conclure un voyage en validant la position diplomatique du partenaire qui vient de vous envoyer une rebuffade. 

D’autre part, en critiquant la politique américaine, Emmanuel Macron a semblé finalement délégitimer son propre agenda diplomatique. Les Etats-Unis, en Ukraine comme à Taïwan, poursuivent une géopolitique d’encerclement des géants continentaux que sont la Russie et la Chine et en les empêchant d’accéder à la mer. Comment convaincre le matin la Chine qu’il faudrait suivre Washington à Kiev et affirmer le soir que la France serait mal avisée de suivre l’Oncle Sam à Taïpei ? 

Shares
Retour en haut