Quels sont selon vous les nouveaux enjeux éco-énergétiques ?
Jamais probablement dans l’histoire nous n’avons eu encore à imaginer une vision de l’avenir qui tranche avec plus de deux siècles d’histoire, et pas les moindres, puisqu’ils ont défini notre rapport au progrès, issu de la révolution industrielle, et au cœur de notre société moderne. A l’échelle du temps, ce qui saute aux yeux, c’est le gigantesque défi auquel nous confronte l’urgence climatique. Chaque degré de différence pourrait paraître anecdotique, mais on sait aujourd’hui que c’est loin d’être le cas. Désormais et depuis la COP26 de Glasgow, on sait que notre objectif d’augmentation maximum des températures moyennes de notre planète ne doit pas dépasser 1,5°C, car les conséquences et les coûts directs ou indirects qui en découleraient seraient bien supérieurs à ceux qu’on aurait pu imaginer il y a encore moins de 5 ans. Des scenarios de réchauffement inférieurs ou supérieurs ont permis d’analyser les différents types de risques générés par cette augmentation des températures. On appréhende désormais de mieux en mieux les conséquences multiples et les coûts qui en résulteraient.
D’autant que le sujet de la transformation requise est extrêmement sensible et directement ressenti par les citoyens aux premières loges. On a encore en mémoire le mouvement des gilets jaunes, partis d’une protestation contre l’augmentation des prix des carburants. Les efforts à fournir pour atteindre cet objectif sont absolument colossaux, car il s’agit de revenir aux niveaux d’émissions de 1950 d’ici à 2030, alors que le PIB mondial aura été multiplié par 10 et que la population sera 3,5 fois supérieure. Force est de constater l’asymétrie qui saute aux yeux entre une économie qui a donné lieu à une croissance étroitement corrélée à la consommation des énergies fossiles depuis plus de 2 siècles, et le temps qu’il nous reste (moins de 20 ans) pour parvenir à contrebalancer les effets délétères des émissions de gaz à effet de serre (GES). Il ne s’agit d’ailleurs pas juste de remplacer ces énergies fossiles par les nouvelles énergies, notamment les renouvelables, mais d’un gigantesque chantier de transformation de l’économie et de nos façons de vivre. Pour mieux comprendre la situation d’immense transformation à laquelle on doit se préparer aujourd’hui afin de promouvoir un nouveau paradigme éco-énergétique, contribuant à ce nouveau désordre mondial, quelques rappels préliminaires concernant l’histoire de la révolution industrielle et des grands enjeux en termes de questions énergétiques qui l’accompagnèrent s’imposent.
Quel a été votre parcours et comment avez-vous évolué des grandes sociétés vedeuses de pétroles et de gaz que vous avez dirigées aux économies d’énergie et à la transition énergique donc aux énergies renouvelables ?
J’ai passé en effet mes 20 premières années de carrière dans le pétrole et dans le gaz. Je l’ai fait avec des convictions très fortes, notamment celles selon laquelle l’énergie était au cœur du progrès et de notre société moderne. Je dirigeais une société de distribution dans les produits pétroliers, j’ai dessus créé Primagaz en Espagne de A à Z puis je suis partie au Pays-Bas pour travailler à l’international, je suis par la suite revenue en France en tant que directeur commercial de Primagaz avant d’en prendre la direction générale, ce qui a été pour moi une expérience très enrichissante. J’ai ensuite commencé à concevoir un monde de l’énergie différent et plus innovant, un concept à ma manière. Il n’y a qu’à imaginer en 2004 la première femme à la direction commerciale d’une société qui depuis plus de 100 ans a vu pour business model « plus je vends de l’énergie, plus je gagne d’argent » qui dit qu’il faut aider ses clients à consommer moins, ce qui peut paraitre paradoxal… J’étais évidemment en train de transformer cet acte de vente d’énergie en une relation plus durable avec les clients. On passant en gros à un simple concept de vente d’énergie au conseil énergétique et à la conception et fournitures de solutions énergétiques durables.
Et donc, lorsque j’ai décidé de quitter mon poste de dirigeante de Primagaz en 2011, c’était l’aboutissement d’un chemin de transformation qui m’a pris plusieurs années, et qui a conduit à la décision de lancer l’une des premières start up spécialisées dans l’efficacité énergétique avec un nom fort évocateur : Économie d’Énergie (EDE SA). J’ai donc décidé de devenir entrepreneur et créer une société très nouvelle dans un secteur complètement en construction. Bien évidemment, cette décision s’inscrivait en contrepoint évident par rapport à mes vingt années passées dans le secteur des énergies fossiles. Je présentais alors souvent cette nouvelle phase comme une sorte de rédemption! En effet, j’avais alors déjà intégré la conviction que le changement climatique était une dimension fondamentale et que ses conséquences allaient être beaucoup plus importantes et rapides que ce que l’on imaginait. Il me semblait essentiel de prendre en compte les externalités négatives de notre économie dont, bien évidemment, les émissions de carbone et de GES en général. C’était comme une illumination… et même à ce moment là encore un pari, car nous étions peu à voir les choses comme cela.
Aussi, lorsque j’ai été nommée « Femme de l’Environnement » en 2014, c’était tout un symbole pour moi… J’y ai vu un encouragement et une marque de soutien dans cette nouvelle vie qui ont été très importants pour moi. Quand on décide de changer de vie et de passer de l’autre côté du miroir, ce n’est pas une démarche facile. Je suis une femme de convictions et d’engagements, au point d’ailleurs d’en avoir fait un chemin de vie, même si cela a supposé des renoncements et m’a valu alors des jugements parfois sévères, car des choix radicaux sont souvent difficiles à comprendre… Je n’ai toutefois jamais regretté une de mes décisions. Bien au contraire, car finalement, elles se sont toutes avérées être les bonnes. Quand j’ai fondé Économie d’Énergie (EDE), nous étions huit personnes avec zéro euro de chiffre d’affaires… Huit années plus tard, en 2019, lorsque j’ai vendu cette société au groupe La Poste, nous étions passés de huit salariés à 350 et de zéro euro de CA à 150 millions! Mais cela, c’était après… Car, au début de l’histoire, les risques à prendre et l’énergie pour se réinventer – dans une nouvelle dynamique et avec de nouvelles compétences – étaient énormes. Ceci explique pourquoi cette distinction a été aussi importante pour moi. Il me semble d’ailleurs important de réitérer toute la gratitude due envers les personnes clairvoyantes qui ont contribué à cette reconnaissance personnelle et professionnelle. Lorsque nous décidons de vivre une vie alignée avec nos convictions et nos aspirations sincères, nous avons tous besoin d’encouragements, car le travail à fournir est énorme. Au fil du temps, j’ai par conséquent acquis la certitude de l’importance de vivre une vie pleinement alignée avec nos idées… ce qui nous oblige à changer de vie ou d’idées si l’on veut éviter de se retrouver en situation de “dissonnance cognitive” comme disent les psychosociologues ! Je suis également convaincue que c’est une condition pour accéder au bonheur, bonheur à conjuguer bien sûr avec l’envie de continuer à apprendre –a fortiori dans un monde qui se transforme aussi vite- et de contribuer au bien commun, plus important que jamais dans notre humanité menacée. Nous verrons dans les lignes qui suivent que cette parenthèse personnelle n’est pas hors sujet et nous ramène au thème initial qui nous importe, à savoir l’urgence et les conditions de faisabilité d’une transition énergétique non-antinomique de la croissance et non pessimiste ni punitive, mais constructive.
Vous parlez souvent de l’énergie 5.0 » et de la « chaîne de services », pouvez-vous nous en dire plus ?
Ces deux concepts sont le principe fondateur de la société que j’ai créée, EDE, et qui a depuis vendue au groupe La Poste. Je m’étais alors aperçue que, dans les faits, le client était resté au niveau d’usager et était juste bon à payer les factures. Il me paraissait essentiel de donner à chacun les clés pour mieux maîtriser ses consommations d’énergie. Pour cela, il était déterminant de mieux définir la notion d’ «efficacité énergétique », d’ailleurs encore toujours mal comprise. Dans nos schémas de pensée, c’est assez contre-intuitif de donner de la valeur à quelque chose que nous ne consommons pas, d’autant que cela implique d’agir sur plusieurs leviers. D’ailleurs, je me souviens que lorsque l’on discutait avec les spécialistes du secteur, chacun donnait sa définition du sujet et partageait sa vision, en attrapant certes souvent le petit bout de la lorgnette… Ils avaient en fait tous raison, mais malheureusement, chacun était convaincu de sa vérité et tendait souvent à l’imposer au détriment des autres. Or une des caractéristiques de l’efficacité énergétique est que l’on doit absolument développer une vision holistique du problème à l’image d’ailleurs plus large de la transition énergétique. C’est à mon sens une des caractéristiques et l’une des principales difficultés des nouveaux modèles économiques. J’avais donc alors considéré comme essentiel de m’attaquer à ce problème. Le modèle de la « service profit chain » – que j’étais partie étudier aux Etats-Unis à la Harvard Business School et sur lequel j’ai travaillé avec mon grand ami le Professeur Luis Huete[1] – m’a été d’une grande utilité. J’ai alors transposé dans mon activité ce modèle qui avait d’ailleurs été initialement conçu pour les services au secteur -industriel- de l’énergie. Cette démarche m’a amené à définir la « chaine de services » de l’efficacité énergétique qui me paraissait de nature à mettre tout le monde d’accord ! Dans cette chaîne, je distinguais 5 leviers:
– le premier était la capacité de pouvoir choisir son fournisseur d’énergie ;
– le deuxième était d’agir sur les comportements et d’ajuster un peu nos modes de vie (plus de deux cent gestes du quotidien peuvent nous permettre d’économiser de l’énergie) ;
– le troisième était, bien sûr, de rénover et améliorer l’efficacité énergétique de nos logements en effectuant des travaux critiques (isoler notre maison, changer de chaudière, etc) ;
– le quatrième était de faire appel aux nouvelles technologies « smart » pour permettre à chacun de mieux comprendre ses consommations et d’agir pour les réduire et enfin le dernier est celui de produire sa propre énergie ;
– le cinquième consistait à favoriser l’autoconsommation grâce à des installations individuelles d’énergie, notamment photovoltaïque, le marché restant d’ailleurs encore largement à développer ;
En fin de compte, maîtriser l’ensemble des maillons de la chaîne consiste à permettre à l’usager d’hier de devenir un « éco-citoyen consomm’acteur », lequel peut commencer à prendre en main son destin énergétique. Aujourd’hui, plus que jamais dans le contexte de forte augmentation des prix de l’énergie, cet enjeu est fondamental et il devrait être le socle des politiques énergétiques européennes.
Qui de votre Fonds de Dotation E5T que vous avez créé pendant que vous dirigiez E5T mais qui est devenu incontournable et qui vous occupe presque à plein temps depuis que vous avez quitté E5T ? Quels sont ses objectifs ?
J’ai créé le fonds de dotation E5T en même temps que ma start-up Économie d’Énergie parce qu’il me paraissait déterminant d’analyser l’ensemble des paramètres de la transition énergétique qui impliquent une transformation profonde dans de nombreux domaines. A l’origine, c’était une petite initiative. Je considérais important et intéressant de réunir au moins une fois par an les différentes parties prenantes impliquées dans la transition énergétique, en choisissant ceux et celles qui étaient le plus en pointe sur ces questions. Nous avons alors créé, avec un groupe de bons collègues et amis (Corinne Lepage, Franck Bruneau, Michèle Sabban, Michel Derdevet, etc), nos premières Universités d’été d’E5T à La Rochelle. Il s’agissait une fois par an de lancer un dialogue intégratif pour parler des nouvelles énergies (premier « E » d’E5T), d’Efficacité Energétique (les 2 suivants), d’Environnement et d’Économie (les 2 derniers E d’E5T). L’idée était de promouvoir un dialogue de qualité entre élus, étudiants, représentants des collectivités locales, dirigeants et chefs d’entreprise de toutes tailles, enseignants-chercheurs, etc. C’est assez rare de parvenir à réunir autant de points de vue et de pouvoir les partager.
Vous venez de fêter les dix ans de E5T ? Quels sont ses missions principales pour le présent et pour l’avenir ?
En 2021, nous avons ainsi fêté les 10 ans d’E5T. Depuis l’idée d’origine, nous avons beaucoup évolué. Aujourd’hui E5T a 4 missions principales:
– la première est de repérer et identifier les initiatives qui contribuent ou peuvent contribuer directement ou indirectement à la transition énergétique et à la neutralité carbone ;
– la deuxième est de mettre en valeur ces initiatives au cours de nos universités (aujourd’hui déployées dans différents lieux du monde, et en France toujours à La Rochelle ou sur un port -cette année ce sera Le Havre, les années passées c’était Dunkerque- en veillant à les structurer autour d’un agenda et d’une réflexion précis puis à les mettre en perspective par rapport à l’environnement global ;
– la troisième mission est de développer et animer un réseau de gens qui innovent et créent ensemble, avec des vocations et des innovations nées et à naître ! ;
– et enfin la dernière mission plus récente est de développer un volet éducation, car trop peu de gens comprennent le besoin d’innover et changer et penser le monde d’après. Cette dernière initiative a donné le jour au premier Executive MBA sur la transition énergétique (en coopération avec l’IPAG Business School Paris-Nice-Shanghaï) dont nous lançons en septembre prochain la deuxième promotion, et à la plate-forme digitale E5T Education, en plein essor.
Vous avez remporté ces dernières années non seulement le prix Women Entrepreneurs 2019 mais aussi récemment en 2022 le prix Forbes de la femme entrepreneur investie dans la transition énergétique. Est-ce un couronnement ou une consécration de votre évolution du gaz vers les renouvelables et les économies d’énergie ?
Avant de créer EDE, j’ai été dirigeante d’une filiale d’un grand groupe (Primagaz, filiale de SHV), avec plus de mille salariés sous ma responsabilité, à un moment où il y avait encore très peu de femmes dans le secteur. J’étais alors salariée et, comme beaucoup de dirigeants salariés, je me suis retrouvé à devoir gérer des rapports compliqués avec des patrons, parfois inspirants, parfois frustrants… D’où mon projet consécutif de créer ma propre société, EDE. L’entreprenariat a ainsi été quelque chose de très important pour moi, car réussir un projet qui nous appartient est une aventure extraordinaire. Le risque est élevé mais la récompense est à la mesure, car d’un coup on dispose du pouvoir magique d’imaginer et de créer sa vie comme on l’entend. La contrepartie de cette immense liberté est qu’il faut apprendre à gérer ses émotions dont ses propres peurs. Pour entreprendre, il ne faut pas être stressé au mauvais sens du terme. Si on est quelqu’un de très anxieux, cela va être compliqué… Il nous manque une vraie culture de l’échec en France et en Europe. Que l’on soit homme ou femme, on a un destin et une vie à décider. Il faut un vrai leadership : on décide de la sorte de voir le verre soit à moitié plein, soit à moitié vide…, de générer des relations positives ou toxiques. Nous avons toujours le choix de positiver, mais nous vivons dans une société d’analphabétisme émotionnel: je pense que nous devons au contraire développer le “QE” individuel et collectif et aller ainsi vers une société d’entraide, de travail en équipe, faire preuve d’une plus grande solidarité, d’un plus grand niveau de conscience et de valeurs partagées. Mon invitation est de mieux essayer de comprendre qui nous sommes, et de mieux comprendre comment on peut mieux se construire en tant qu’êtres humains. J’ai donc eu l’honneur de remporter ces prix que je dédie à tous les acteurs du monde de l’énergie 2.0 et à tous mes associés et anciens associés et employés. Un mot pour les femmes, que l’on a honorées avec le prix Forbes récemment : j’ai passé 15 ans dans une entreprise ou j’étais la seule femme au top 100 (à l’exception de ma collègue et de mon amie Ulrike). Quand j’ai fondé l’économie d’énergie, j’ai décidé que je voulais faire de la parité un élément moteur de la croissance. C’était une expérience extraordinaire, car l’environnement paritaire est extrêmement positif et synergique. Je pense que nous devons exiger la parité et pour cela, nous devons mieux comprendre les rapports, entre les femmes elles-mêmes et entre femmes et hommes. C’est une culture dans laquelle le respect doit prévaloir et c’est aussi une façon de voir les choses.
[1] Professeur à l’IESE à Barcelone, avec qui on a publié le livre « Intelligence Émotionnelle, Services et Croissance » aux éditions Maxima en 2008
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