La fin de l’ère Netanyahou ?

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Analyser l’évolution d’Israël et notamment sa situation intérieure avec objectivité est un défi, tant ce pays suscite de passions, de haines et d’aveuglement de part et d’autre de la Méditerranée et à travers le monde. Néanmoins, ce qui se passe actuellement à Tel-Aviv mérite qu’on s’y attarde. 

On le sait, Israël est un pays où la question de la sécurité est devenue centrale, au fil des guerres mais aussi de la multiplication des menaces. 

Deux conséquences en ont découlé : la première est un poids et un rôle politique de l’armée particulièrement prégnant, dans un pays qui peut compter sur 161 000 hommes et femmes sous les drapeaux et 425 000 réservistes mobilisables dans les 3 jours. Bon nombre des Premiers ministres israéliens ont été du reste des militaires prestigieux, à l’instar de Ytshak Rabin, Ehud Barak, ou Ariel Sharon. La France a eu un général-président ou un caporal-Empereur parce qu’elle était une Nation en armes. Il en va de même pour les Etats-Unis au sortir de la seconde guerre mondiale. Parce qu’Israël est une Nation perpétuellement en armes en 1948, ce qui est une exception ailleurs est une tradition solidement ancrée en Israël. C’est par conséquent aussi un État où les limites entre société civile et armée ne sont pas aussi étanches que dans d’autres démocraties.

La seconde conséquence de la dominante sécuritaire a été le déportage de la vie politique israélienne pendant les années Netanyahou, avec un recul du nationalisme laïc des origines au profit d’une droite religieuse, orthodoxe et belliciste. Les faucons ont définitivement muselé les colombes. Il faut dire que le premier passage au pouvoir, entre 1996 et 1999, de Benjamin Netanyahu s’était abruptement terminé après qu’une partie de son électorat lui avait reproché avoir validé – même du bout des lèvres – les accords de Wye Plantation. Ces derniers entérinaient les modalités d’un accord prévoyant le retrait de troupes israéliennes en Cisjordanie. 

Revenu dix ans plus tard, en 2009, aux affaires, Benjamin Netanyahu comprit la leçon et a changé de cap en misant sur l’impasse du processus de paix pour rendre irréversible le projet de grand Israël, ce qui lui a permis de consolider sa base électorale : 470 000 voix pour le Likoud en 1999, 729 000 en 2009, 1,1 millions en 2022. La colonisation (le nombre de colons est passé sur la période de 314 000 à 475 000 en Cisjordanie), les expropriations de maisons et de biens palestiniens et la judaïsation des quartiers arabes de Jérusalem se sont intensifiées, culminant avec la crise de 2021 du quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, une zone qui, en vertu du droit international, fait toujours partie des territoires palestiniens occupés par Israël.

Benjamin Netanyahou a poursuivi une entreprise méthodique de renforcement de l’État-nation juif, en faisant de sa menace la plus faible – un État arabe aux portes de Jérusalem – son adversaire prioritaire. Cela répondait à la fois aux légitimes aspirations des israéliens de vivre non pas en paix, mais en sécurité, après la menace des missiles de Gaza (Dôme de fer en 2012) mais aussi, peut-être plus cyniquement, cela lui fournissait un puissant catalyseur d’union électorale dans un paysage politique fragmenté.

Pour cela, Bibi a obtenu sous Trump un appui précieux. Celui-ci lui a amené en dot la reconnaissance de Jérusalem comme capitale officielle d’Israël (2018), alors que la plupart des pays se sont sagement établis à Tel-Aviv depuis la guerre des six jours. Puis Trump a dévoilé en janvier 2020 un « accord du siècle », consolidant les réalisations déjà accomplies par les Israéliens sur le plan administratif, militaire, urbanistique et économique dans tous les territoires palestiniens occupés, autour de Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem, et ouvrant la voie à une occupation permanente. Défait l’an dernier, « Bibi » est revenu, après une interruption de quelques mois, en novembre 2022 à la tête d’un gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.

La principale victime de cette politique a été l’Autorité palestinienne, minée par les dissensions et régulièrement attaquée par le gouvernement israélien. Ainsi, afin de lui faire « payer le prix » de sa récente démarche pour faire examiner à l’ONU la question de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, le Premier ministre a récemment dévoilé une nouvelle batterie de mesures frappant au porte-monnaie les palestiniens. 

De manière plus théorique, l’inconvénient de cette hyperbolisation / dramatisation du discours sécuritaire par le Likoud a été globaliser deux menaces : celle, extérieure et susceptible d’annihiler Israël, incarnée par l’Iran et ses alliés ; et celle, intérieure, matérialisée par le terrorisme ou les attaques armées du Hamas (guerres de Gaza de 2012 et 2014), du Hezbollah et des mouvements djihadistes. L’absence de hiérarchie et de nuance – car les deux menaces n’ont pas la même portée – a servi un discours sécuritaire sans concession, qui a muselé tous ceux qui défendaient des approches diplomatiques ou pacifiques. On pourrait même ajouter que c’est en dramatisant, voire en excitant la colère (comme lorsque le nouveau ministre israélien de la Sécurité nationale et figure de l’extrême droite, Itamar Ben Gvir, s’est rendu sur le mont du temple en janvier 2023), que la coalition au pouvoir a alimenté son carburant électoral.

Nation en armes, Israël s’est muée pendant ces années Netanyahou en État en guerre permanente. Or, le durcissement d’Israël contre le menace protéiforme intérieure (Autorité palestinienne, terroristes, populations arabes israéliennes, populations arabes de Gaza ou de Cisjordanie) ne s’est pas fait sans conséquence. On le sait, il est difficile pour un État démocratique de garder tous ses principes de fonctionnement inchangés au milieu d’un combat sans concession. Lorsqu’il s’agit d’une guerre, c’est complexe. Mais face au terrorisme ou à des rebellions, le choc avec le principe minoritaire essentiel aux démocraties est inévitable. La prévention du terrorisme implique, au nom de la sûreté de l’État, d’intervenir en amont, avant que l’acte ne soit commis, parfois sur des soupçons. Le partage de la responsabilité entre armée et gouvernement est complexe, entre possibilité d’émancipation et instrumentalisation réciproque. Dans une lutte sans merci où l’efficacité est centrale, la question des droits (effleurée par le vote de la loi Israël, État-Nation du peuple juif en 2018 avec l’absence de référence à l’égalité des habitants de l’État d’Israël, sans distinction de religion, de race ou de sexe), des libertés, de la protection de la société civile (question de la révocation des cartes d’identité israéliennes des proches des assaillants ou de l’obtention par les citoyens israéliens de permis de port d’armes) se pose inévitablement. 

C’est ce qui est survenu avec le projet de réforme de la justice voulu par le pouvoir. Au cœur du projet contesté, on trouve un affrontement classique entre la démocratie (l’ordre issu du politique) et état de droit (l’ordre juridique issu des principes intemporels). Que le premier domine trop, et c’est l’arbitraire. Que le second l’emporte, et c’est le gouvernement des juges. Benjamin Netanyahu et ses alliés d’extrême droite et ultraorthodoxes ont estimé nécessaire de déposer ce projet de réforme pour rétablir un rapport de force équilibré entre les élus et la Cour suprême, qu’ils jugent politisée. Il faut dire que, comme d’autres juridictions similaires, celle-ci s’est arrogé le droit de juger de la constitutionnalité des lois de la Knesset (arrêt Bergman, 1969) ou confronter les lois aux principes fondamentaux. Le projet actuellement « en pause » prévoit donc que le Parlement puisse annuler une décision de la Cour suprême, une disposition qui ressemble au « lit de justice » utilisé autrefois par les Rois de France pour contraindre leur parlement en cassant leurs décisions. L’idée n’est pas en soi choquante – elle témoigne d’un Parlement au sommet de l’ordre juridique – mais l’absence de garde-fous (notamment un vote à la majorité simple) pourrait ouvrir la voie à une politisation à outrance de la justice. La loi donnerait une majorité automatique à la coalition gouvernementale au sein de la commission de sélection des juges et lui permettrait vraisemblablement de contrôler toutes les nominations aux tribunaux inférieurs et la grande majorité des nominations à la Cour suprême.

Une analyse trop superficielle conduirait à penser que la décennie de radicalisation à droite de la politique israélienne a finalement provoqué un électrochoc dans une société qui s’était résolue à une hyperbolisation des sujets sécuritaires. En effet, je crois que le réveil de la société civile n’aurait vraisemblablement pas suffi à enrayer la machine Netanyahou. 

Le véritable tournant a été le limogeage du ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, très apprécié des milieux militaires, au lendemain de son appel à une pause d’un mois dans le processus de réforme judiciaire controversée voulue par le gouvernement. 

Sur la question sécuritaire, armée et droite nationaliste n’ont pas toujours les mêmes vues. Déjà, en 1996, Benjamin Netanyahou avait eu un affrontement direct avec la sphère militaire, en la personne du général Amnon Lipkin-Shahak, le Premier ministre reprochant à l’armée, à cette époque favorable à l’application des accords d’Oslo, son manque de fermeté à l’égard à la fois du Hezbollah et des Palestiniens). Il avait transformé ce militaire en son principal rival politique, le militaire devenant l’espoir de l’alternance en 1998. 

Sauf que cette fois-ci, l’armée a clairement hiérarchisé les menaces et constaté que la perméabilité entre le militaire et la société civile pourrait se retourner contre les intérêts d’Israël. Gallant avait prévenu Netanyahu que cette réforme risquait de provoquer un divorce avec l’armée. Tsahal, comme l’avait laissé entendre le chef d’état-major, le général Herzi Halevi, craint que la prolongation de la crise érode la motivation des réservistes de l’armée, un peu sur le modèle russe avec une généralisation de l’objection de conscience voire des désertions. Ainsi début mars, le Monde donnait l’exemple de ces 37 réservistes sur 40 de l’escadron 69 de l’armée de l’air qui interrompraient leur entraînement pour aller manifester. Des vétérans des services de sécurité intérieure (Shin Beth) et des membres des commandos d’élite de l’armée israélienne (Sayeret Matkal) se sont joints aux protestations. 

Dans un contexte plus apaisé au plan international, peut-être que Tsahal aurait réagi différemment. Mais l’époque des « Accords d’Abraham », pour lesquels le Premier ministre israélien avait en 2020 obtenu un grand succès diplomatique, est déjà révolue. En signant ces traités de paix avec Bahreïn et les Émirats arabes unis, Netanyahou s’était fixé comme but ultime d’y faire entrer l’Arabie saoudite afin de créer une alliance régionale contre l’Iran, ennemi d’Israël depuis la révolution islamique de 1979, tout en enjambant le problème palestinien, abandonné par les États sunnites de la zone. Or, le rapprochement entre Téhéran et Ryad, sponsorisé par la Chine et annoncé en 2023, matérialise l’effondrement de cette stratégie et marginalise Israël dans sa propre zone. 

Derrière les manifestants contre la politique de Benjamin Netanyahou se dresse peut-être une autre question que la nature démocratique du régime israélien : celle d’un retour au réalisme, avec une sanction tacite à l’égard d’un dirigeant qui a pensé pouvoir contenir le danger majeur en muselant le danger mineur. Peut-être serait-il temps de régler le problème mineur, en concédant enfin la paix au peuple palestinien, pour se préoccuper des menaces vitales pour son avenir.

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