On prête au célèbre Benjamin Disraeli la phrase suivante : « Soyons pessimistes par réalisme et optimistes par nécessité ». Or depuis la chute du mur de Berlin et la disparition de l’Union soviétique, la planète est entrée dans une vaste ère prolongée d’incertitudes, caractérisée par une gamme de plus en plus nourrie de menaces, de crises, de défis multiformes. Depuis lors, le monde, sans vision commune et encore plus durablement déstabilisé par la pandémie puis la guerre russo-ukrainienne qui a suivi de peu, et qui pourrait se transformer en guerre directe OTAN-Russie, nous naviguons dans une grande zone de tempête, sans gouvernance capable d’envisager un ordre mondial plus multilatéraliste. D’un côté les « puissances révisionnistes », au sens des relations internationales du terme, avec à leur tête le tandem russo-chinois, mais aussi la Turquie, l’Iran et d’autres nations désireuses de changer en profondeur le statu quo des frontières et de l’ordre international, et, de l’autre, les puissances « conservatrices » de l’ordre international occidentalo-centré, Etats-Unis, Five eyes et Union européenne en tête.
Dans ce contexte, et contrairement à une idée reçue très ancrée dans les consciences occidentales selon laquelle les guerres ne seraient plus possibles sur le sol des démocraties libérales, les conflits armés directs, dits de haute intensité, redeviennent tout à fait possibles. C’est ainsi que le général Thierry Burkhard, chef d’Etat-major de l’armée française (CEMA), confirmait officiellement, dès juillet 2019, le double constat de l’incertitude croissante et d’un possible retour de la guerre en Occident et plus seulement entre pays non-démocratiques dits “du Sud” : “dans un monde de l’incertitude et de l’instabilité, en transformation rapide (…), il faut être prêt à s’engager pour un conflit de survie (…). Le rapport de force redevient le mode de règlement des différends entre nations. Le combat de haute intensité devient une option très probable».
Cette idée émise par un responsable militaire dont la mission est d’anticiper les menaces mais qui est tout sauf un va-t-en-guerre, dément de plein fouet le postulat philosophique majeur de l’Union européenne, qui a confié sa défense aux Etats-Unis, via l’OTAN et a renoncé de ce fait à se doter d’une armée et d’une stratégie propres. Elle dément la croyance qui consiste à penser que l’on peut conjurer guerres et chocs de civilisation en prônant la paix, la tolérance, et en renonçant à son identité, à tout nationalisme, et en affichant un universalisme droitdel’hommiste béat. La radicalisation de la Turquie d’Erdogan contre les Européens depuis que ce pays a été accepté comme candidat à l’intégration dans l’UE – sans d’ailleurs en remplir les critères – est l’une des manifestations les plus flagrantes de ce phénomène faussement paradoxal. On peut bien sûr également évoquer la guerre économique permanente que nous livrent tant nos “amis”-protecteurs nord-américains que la Chine, les desseins de conquête prosélyte de puissances islamiques qui voient dans le Vieux Continent européen post-chrétien un ventre-mou à conquérir par la démographie et en y remplissant le vide religieux, ou encore les multiples tensions entre puissances nationalistes et autres conflits identitaires partout dans le monde.
Eric Denécé, Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), évoque ainsi des “risques d’affrontement avec des Etats non nucléaires disposant de moyens militaires modernes. C’est en particulier le cas de la Turquie, à laquelle nous pourrions être confrontés en Libye, en Grèce ou en Méditerranée (…) beaucoup de pays du monde ont modernisé leur arsenal militaire alors que les Européens ont tous cherché à profiter des ‘dividendes de la paix’ et ont baissé la garde. (…) Des armements modernes (drones, missiles, aéronefs, moyens de guerre électronique, etc.) sont présents partout, pas seulement chez les grandes puissances militaires!”[1]. Aux risques plus que jamais d’actualité, mais désormais « classiques », que sont la prolifération nucléaire, la dissémination des armements (voir chapitre VII), l’immigration de masse incontrôlée, l’islamisation radicale, le terrorisme et les mafias transnationales ou narco-puissances, il convient aussi d’ajouter ceux de la nouvelle donne énergétique, des aléas du contexte écologique, les enjeux de la crise sanitaire et la digitalisation de l’Humanité et des cyber-menaces auxquelles les Etats et les services de sécurité se sont souvent adaptés avec un coup de retard.
Autre manifestation de la mondialisation dangereuse, titre du livre éponyme que j’ai écrit avec Jacques Soppelsa, c’est bien grâce à la globalisation des échanges et des technologies que les pires ennemis des démocraties, à commencer par la Chine maoïste-capitaliste désireuse de déclasser l’Occident et d’être le maître du monde, mais aussi d’autres puissances multipolaristes (Turquie, Iran, Pakistan, Corée du Nord) ont réussi à acquérir des technologies et arsenaux militaires créés par les Occidentaux mais dont ces derniers, avides de délocalisation et de libre-échangisme, n’ont plus le monopole. C’est donc dans un contexte de mondialisation que les puissances occidentales et leurs entreprises stratégiques ont transmis aux outsiders multipolaires des armes et des technologies qui se retournent aujourd’hui contre elles. Dupés par leurs propres modèles libre-échangistes sans limites, les Occidentaux, surtout les Européens, sont en passe d’être déclassés et sont déjà massivement dépendants vis-à-vis de pays jadis perçus comme des zones durablement faibles où il serait toujours profitable de délocaliser, source majeure de la désindustrialisation de l’Europe, exceptée l’Allemagne, et des Etats-Unis.
Multiplication des conflits infra-étatiques internationalisés
Avant la montée en puissance du néo-sultan turc Recep Taiyyp Erdogan et l’intensification du terrorisme islamiste depuis les années 1995-2001, les pays occidentaux pensaient que la Turquie, pays-membre de l’OTAN, ainsi que les puissances islamiques sunnites du Golfe, alliées sous la guerre froide, face à l’URSS, étaient des “amis durables”. Il en est rien. Ces pays ont connu paradoxalement un processus de réislamisation radicale et de montée de l’anti-occidentalisme au moment même où, au sortir de la Guerre froide, et bien qu’étant nos alliés stratégiques de longue date ou nos fournisseurs d’énergie, ils entraient de plein fouet dans la modernité technologique et la mondialisation. En réalité, les élites occidentales et leurs multinationales n’avaient pas prévu les dommages collatéraux civilisationnels de la mondialisation façon McWorld, laquelle, de par son action d’acculturation et d’occidentalisation, a suscité de violentes réactions identitaires de la part des nations désireuses de ne pas subir une “seconde colonisation”, à commencer par les partisans des valeurs islamiques. Ces derniers ont perçu dans la lecture individualiste, libertaire et mondialiste de la globalisation à l’occidentale, une menace existentielle majeure. Outre le monde musulman, la quasi-totalité des Etats-Nations souverainistes non-occidentaux (Russie, Chine, Turquie, Iran, pays d’Asie du Sud, Inde), ont riposté aux effets déracinant et déconstructivistes de la mondialisation à la McWorld en la désoccidentalisant, en la désidéologisant et en l’utilisant au contraire comme un levier d’expansion et de projection de puissance. Pour ces acteurs, décidés à ne pas se retrouver, comme le ventre-mou ouest-européen, sans identités traditionnelles et souverainetés, donc sans colonne vertébrale, ont désoccidentalisé et canaliser la modernité et la mondialisation en fonction de leurs intérêts géocivilisationnels. Les Occidentaux semblent toutefois continuer à associer la mondialisation à la prospérité et à une vision libertaire occidentalo-centrée, sans même prendre acte du fait que les autres civilisations perçoivent cet universalisme occidental acculturant et sa religion des droits de l’homme (au nom de laquelle tant de guerres néo-impérialistes ont été conduites par les pays de l’OTAN) comme fondamentalement menaçante et arrogante, donc comme un facteur de conflits et de tensions durables. Bref, l’interconnexion entre aires géo-civilisationnelles et l’internationalisation des échanges ont paradoxalement internationalisé et donc étendu les sources de conflit et de casus belli…
D’une manière générale, on note que depuis la fin de la guerre froide, les guerres infra-étatiques internationalisées sont les plus fréquentes et les plus meurtrières, car elles permettent aux grandes puissances de s’affronter par procuration (dissuasion nucléaire et interdépendance économique entre le tandem Chine-Russie, d’une part, et l’Occident, de l’autre), à travers la participation à des conflits identitaires et guerres civiles[2]. Par ailleurs, depuis les années 1990-2000, la politique occidentale de soutien militaire à des forces d’opposition (révolutions de velours et printemps arabes) ou séparatistes (Kosovo) pour déstabiliser des régimes considérés anti-démocratiques) au nom de valeurs occidentales universelles hégémoniques ou de mobiles issus de la guerre froide, a contribué à augmenter considérablement le nombre de conflits meurtriers dans le monde, notamment dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Afrique. Le plus souvent, les politiques de “pandémocratisme” et de regime change voulues par l’Occident (surtout anglo-américain), loin d’avoir remplacé des régimes autoritaires par des démocraties libérales, ont plutôt abouti à créer des zones de non-droit, des Etats criminels (Kosovo) ou faillis (Irak, Libye) et des zones de guerre civile endémique comme l’Afghanistan, le Yémen, la Syrie.
Poussée par une mondialisation acharnée, ladite multiplication des conflits ouverts a pris une telle ampleur au cours de la seconde moitié du XXème siècle qu’elle a abouti, via la polémologie, à de multiples tentatives de typologie. L’une de ces tentatives intéressantes est, au-delà de quelques simplifications, celle proposée par le fondateur de la polémologie française, Gaston Bouthoul, et de son disciple René Carrère, auteurs du Défi de la Guerre. Les deux auteurs, à travers cet ouvrage, analysaient trois grands types de conflits: les guerres inter-étatiques, les guerres coloniales et les guerres intra-étatiques post-coloniales.
D’évidence, les conflits coloniaux décrits par le polémologue Gston Bouthoul sont quasi inexistants aujourd’hui, puisqu’ils ont été fort logiquement concentrés sur la période 1955-1975, l’époque d’accession à l’Indépendance de pays d’Afrique, d’Asie méridionale ou de la péninsule indochinoise. Ce type de conflit ouvert s’est progressivement effacé au profit des guerres intra-étatiques, que Bouthoul a qualifiées de “conflits de troisième type”. Le plus significatif réside donc dans le déclin quantitatif des conflits classiques par rapport aux autres, notamment identitaires et ethno-religieux. Ce déclin résulte directement des caractères fondamentaux du système bipolaire engendré par l’après Yalta et a été fortement conforté par les effets du nucléaire (cf “Le pouvoir égalisateur de l’atome“, dixit Pierre-Marie Gallois, l’un des pères de la Force de frappe nucléaire française). A cette époque, les deux superpuissances ont très vite estimé que tout conflit direct, y compris à l’échelle de leur zone d’influence respective, serait désormais inconcevable, sous peine de rompre le fragile équilibre des forces, au-delà de la sévère crise de Cuba, en 1962, qui faillit plonger le monde dans l’Apocalypse. Dans ce contexte, les guerres interétatiques ont « privilégié », si l’on peut dire, les nations défavorisées du Tiers Monde, d’où la croyance en vogue dans l’Europe pacifiste, déplorée plus haut, que l’homme blanc-occidental riche et ses démocraties libérales seraient protégées ad vitaem eternam par les parapluies nucléaires et ne connaîtraient plus jamais de guerre classique sur leur sol. C’était oublier la montée des guerres asymétriques, identitaires, religieuses, civiles, terroristes, contre lesquelles l’arme nucléaire d’un Etat ne peut rien puisqu’elles se passent sur son propre sol.
Échec du multilatéralisme?
En fin de compte, la multiplication des conflits depuis la fin de la guerre froide peut s’expliquer non seulement par le fait que la sanctuarisation nucléaire ne suffit pas et ne concerne que peu de nations, mais aussi par l’échec patent du multilatéralisme, qui n’a réglé pratiquement aucun des conflits, excepté les exemples discutables des Balkans: échecs au Rwanda, à Chypre, Israël-Palestine, RDC, Centre-Afrique, Syrie, Libye, Irak, Corée du Nord, nucléaire iranien, les exemples étant trop longs pour être tous énumérés. La création de l’ONU, suivie de la promotion officielle durant ces dernières décennies, de la Paix internationale, n’a en effet pas réduit les violences, bien que les antagonismes entre grandes puissances aient été souvent évités et qu’ils se déroulent souvent dans le cadre de guerres civiles ou conflits asymétriques.
La croyance en la fonction durablement pacifique de la sanctuarisation nucléaire a semblé décrire une réalité depuis le début de l’ère nucléaire militaire, puisque pendant des décennies, seuls trois conflits ouverts, relativement limités, ont opposé directement des Etats échappant au dramatique contexte du sous-développement : la guerre des Malouines, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, le conflit du Cenepa (la « Cordillera del Condor »), entre le Pérou et l’Équateur, et le conflit du Haut Karabakh, entre Arménie et Azerbaïdjan. Si les conflits des Malouines et du Cenepa sont largement oubliés du grand public, celui du Haut Karabakh s’est réveillé – tel un volcan – le 27 septembre 2020, après 20 années de statu quo. Il se déroule sur une zone stratégique, le Caucase, disputée par deux empires renaissants, la Turquie nationale-islamiste d’Erdogan, qui a considérablement appuyé son allié et “frère” azéri turcophone, et la Russie slavo-orthodoxe, qui veut toujours contrôler ces deux Etats de “l’étranger proche” ex-soviétiques. Ce conflit concerne en fait autant les Européens que celui en Ukraine, car le pays qui a poussé à la dernière guerre azéro-arménienne, la Turquie, membre de l’OTAN et candidat à l’intégration dans l’UE, est au bord de la guerre avec deux pays-membres de l’Union, Chypre et la Grèce, ainsi qu’avec des pays arabes qui partagent avec la Grèce, Chypre ou la France, des intérêts géo-énergétiques. Quant au théâtre ukrainien, conflit en gestation depuis les années 2000 quand les Etats-Unis ont encouragé la révolution Orange et ont pratiqué une ingérence dans l’Ukraine jadis chasse gardée des Etats-Unis, il a éclaté de façon dramatique en interne, dès 2014 en tant que conflit intraétatique, avant de se muer logiquement en conflit interétatique en février 2022, puis est en train de ressembler toujours plus intensément à un conflit régional russo-occidental ou russo-américain, dans un contexte de risque de III ème guerre mondiale ou de conflit généralisé entre puissances révisionnistes anti-atlantistes et anti-occidentales et puissances conservatrices occidentales. Toujours est-il que le conflit du Haut Karabakh et celui de l’Ukraine ont confirmé dramatiquement ces quatre dernières années l’échec croissant et cuisant du multilatéralisme, manifestation parmi tant d’autres, du fait que la mondialisation, plus dangereuse et complexe que l’on croit, n’a supprimé ni les motifs de conflits ni les identités nationales et civilisationnelles…
[1] Entretien avec Eric Denécé, “Nouvelles menaces, nouveaux risques, nouveaux défis, la France est-elle préparée ?”, Atlantico, 28 janvier, 2020.
[2] Ces guerres ont notamment concerné l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie, I’ex-Yougoslavie-Serbie, l’Ukraine, la Géorgie, le Yémen, le Soudan, l’Afghanistan, le Mali, la Somalie, la République centre-africaine, la Côte d’Ivoire ou le Congo-RDC.