Les Chroniques afghanes de David Vallat
Nous sommes à un moment de ma formation durant laquelle le nombre d’élèves de la « djihad academy » de Khalden est le plus bas. Parfois ce sont des groupes qui arrivent et repartent, parfois ce sont des candidats qui ne viennent que pour un module précis, et beaucoup plus rarement, un candidat repart très vite en réalisant qu’il y a « erreur de casting » … La seule constante est celle du nombre de nos cadres, qui restent à demeure. Certains sont là depuis plusieurs années.
Il en résulte que ce jour-là, pour la formation au module « stratégie et tactiques » nous ne serons que deux, mon cadre, Abou ‘Omar al Djézaïri et moi-même. Le module « stratégie et tactiques » est le plus long et le plus important. C’est le plus long dans le temps pour durer environ deux semaines, et le plus important car il réapparait dans les autres modules. Par exemple, durant la formation aux « moutafajarates », aux « explosifs », le volet tactique accompagne l’usage et les objectifs de commandos avec ceintures explosives. L’aspect stratégique quant à lui, est celui de l’usage politique de ces mêmes commandos avec leur justification religieuse. Il y a toujours une imbrication du religieux et du politique pour l’aspect stratégique, et son application tactique relève du « verrouillage de la cible ».
Pour faire simple, il nous était dit que le choix ou le verrouillage d’un objectif ou d’une cible relevait de la stratégie et que la tactique relevait de la méthode.
Paradoxalement, ce matin-là, Abou ‘Omar me dit que nous allons étudier un aspect politique de la tactique. Je suis étonné, puisque le politique relève de la stratégie. L’autre particularité de cette formation ce jour-là, c’est que nous allons inverser le planning pour aller de la pratique à la théorie. Habituellement, qu’elle que soit le matériel étudié, nous devions faire le tour de tous les aspects théoriques le matin, pour procéder à leur mise en application l’après-midi.
Pour se faire, il me dit d’aller récupérer un AKS74U avec un seul chargeur au « maghzen », à l’armurerie. Il s’agit d’une sorte de mini ak47, mais plus puissant, pour avoir un calibre identique mais avec une charge plus importante de poudre propulsive. Le AK47 s’utilise avec des munitions 7.62x39mm et le AKS est servi par un calibre 7.62x54mm. Le canon est plus court, mais la douille contient plus de poudre. Cette arme fut mise au point pour les spetsnaz ou commandos russes.
Je vais donc à l’armurerie et indique à notre imam-armurier, Abou al Harith as Somali, l’arme qu’il doit me donner. Je le vois écarquiller les yeux, puis affiche un sourire malicieux. Il a déjà suivi et étudié le module du jour apparemment. Il me donne l’arme et un chargeur, avec ce conseil étrange « antabiyou », « fais attention » … Je ne relève pas, et me rend au « maydane al rimaya », « le pas de tir », pour rejoindre abou ‘Omar.
Arrivé sur place, mon formateur vérifie l’arme puis me la rend. Il désigne une cible constituée de deux briques l’une sur l’autre, à environ une centaine de mètres, et me donne la consigne de tir suivante :
« rimaya bla tenchine bil rachache wa al ghalizi », « tir sans visée en rafale, arme sur le flanc. »
Il s’agit d’un tir consistant à occuper l’adversaire et de couverture pour qu’un ou plusieurs autres tireurs puissent épauler et procéder à des tirs plus précis avec visée sur la cible.
J’observe un détail bizarre, puisqu’au moment où je place une balle au canon, Abou ‘Omar recule de quelques pas sur ma droite… Je ma place et commence à faire feu. Le temps de tirer l’ensemble du chargeur ne s’écoulent que trois à quatre secondes. Mais dès les premiers coups de feu, je vois que des balles touchent le sol à peine à dix mètres devant moi, en ricochant. Puis arrivé vers la fin du chargeur, mon arme se disloque en explosant dans mes mains, de sorte qu’il ne reste que la poignée avant et le canon dans ma main gauche, et la poignée du côté détente de tir dans la main droite… Le tout fume encore quand je le jette au sol.
Interloqué, je regarde mon formateur qui sourit. Il me dit que nous pouvons commencer le cours.
En substance, il me formera sur la nécessité de la vérification de chaque lot d’armes et de minutions lors de leurs acquisitions. Il existe quelques façons simples, et parfois sans avoir à tirer pour chaque type d’arme et chaque type de munitions. Il n’est en effet pas rare qu’un lot soit défectueux, et parfois même aura été saboté, de sorte que le temps passé à vérifier évite quelques désagréments de terrain… Quelques semaines avant mon arrivée, trois servants de mortiers de 120mm auront été pulvérisés par obus qui aura explosé dans le canon. Apres vérifications, il sera observé que le lot de fusées des obus aura été modifié. Le système de sécurité et celui du retardateur auront été tout simplement enlevés. Les soupçons avaient été portés sur les gars de Massoud, qui avaient pu avoir la main sur le lot.
Pour le AKS74U, il me dit que j’aurais dû vérifier et constater qu’il était de facture pakistanaise, tout comme les munitions, et que ce faisant, j’aurais pu anticiper la fin du tir. Il aura cette formule lapidaire : « Si tu veux perdre une guerre, utilise du matériel fabriqué au Pakistan. Dis-toi que pour chaque million de dollar dévolu à l’armement au Pakistan, la moitié part dans les armes, et l’autres moitié va à la construction des villas des généraux… Bref, quand tu vois « made in Pakistan », remplace cela par un « made in Rashwa », (made in « pot de vin »). »
J’avais quasiment entendu la même chose en Bosnie concernant des armes venues d’Iran…
Je comprends mieux pourquoi notre Emir avait eu un sourire narquois quand je lui avais dit que le Pakistan avait développé un missile antichar Milan rechargeable, alors que le modèle d’origine français était jetable après un seul tir. Sa réponse avait été « le modèle français est plus sur… »
La synthèse de la journée aura été « plus le niveau de corruption est élevé dans un pays, moins les montants alloués à l’armement finissent dans ce même armement, et par conséquent, moins les armes sont fiables. »