Erdogan ou Kiliçdaroglu, quelles différences pour la politique étrangère turque ?

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A quelques heures du résultat de l’élection présidentielle turque, celui-ci signifiera la fin de 20 ans de règne pour Recep Tayyip Erdogan, donné perdant dans les derniers sondages ? Si son adversaire gagne, quelles seront les nouvelles positions de la politique étrangère turque ?

Kemal Kiliçdaroglu est le principal opposant de l’actuel président turc Recep Tayyip Erdogan. Il est âgé de 74 ans. Ancien expert-comptable, directeur de la sécurité sociale turque, il est le président du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), un mouvement de type républicain, social-démocrate et laïc, créé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk. Sous ses airs de fonctionnaire terne, de modéré voire de « mou » qui ne paie pas de mine, Kiliçdaroglu est un fin stratège politique qu’il ne faut pas sous-estimer. Son atout majeur face à Erdogan dans la prochaine élection présidentielle, c’est qu’il a réussi le tour de force d’avoir réuni sur son nom les principales oppositions (près de 7 partis politiques turcs du centre-gauche à la droite voire l’extrême-droite) au président sortant dans une coalition électorale plurielle dénommée Alliance de la nation. C’est l’une des raisons pour laquelle, les derniers sondages évoquent une possible victoire de Kiliçdaroglu. Celui-ci est par ailleurs de confession alévie (la vidéo de son annonce publique est devenue virale en brisant un véritable tabou). L’alévisme est une religion syncrétique issue de l’islam chiite duodécimain, certes, mais comportant des éléments inspirés aussi bien de la chrétienté orientale (les alévis croient en une trinité « Allah-Mohammed-Ali ») que des rites et croyances anatoliens préislamiques, comme les rites s’apparentant au tengrisme (dieu ciel). Cette religion populaire se classe plutôt dans les traditions soufies, à tendance libérale voire progressiste. Les membres de cette minorité religieuse (la plus grande du pays) seraient aujourd’hui entre 15 et 20 millions en Turquie, soit un cinquième de la population du pays. C’est une communauté qui a été victimes de discriminations voire de persécutions par le passé en Turquie. En effet, pour les sunnites les plus rigoristes, les Alévis sont considérés comme des hérétiques…

Quel avenir pour les rapports entre la Turquie et l’Europe si l’opposition est victorieuse ? 

Les rapports entre la Turquie et l’Europe changeraient beaucoup sur la forme, mais pas forcément sur le fond. Erdogan est un partenaire très difficile qui méprise ses interlocuteurs européens. Qu’on l’aime ou pas, c’est un grand homme d’État qui surpasse largement tous les leaders actuels de l’UE.  C’est un négociateur terrible qui use, avec succès sur ces faibles homologues européens, du chantage et des coups de gueule. Si Kiliçdaroglu et son alliance électorale l’emportent, la diplomatie turque sera certes moins brutale. Les relations s’apaiseront assurément et seront fondées sur le rétablissement d’un échange dépassionné sur des sujets économiques, diplomatiques ou stratégiques d’intérêt commun. Mais attention, les Européens ne doivent pas se faire trop d’illusions en cas de défaite d’Erdogan. Car sur le fond, l’Alliance de la nation, à l’instar de la totalité des formations politiques turques – à l’exception du HDP – est souverainiste voire nationaliste : sur la défense des intérêts nationaux, aucune concession ne sera faite. C’est vrai pour la question migratoire, comme pour les eaux territoriales en Méditerranée. La grande différence de fond avec Erdogan, on la trouve dans une interview récente, où Kiliçdaroglu déclare que l’Otan est l’alliance principale de la Turquie. Il réaffirme ainsi l’appartenance de la Turquie au camp occidental. Tout en préservant une certaine « indépendance » acquise sous Erdogan et en maintenant par exemple le dialogue avec Moscou et surtout Pékin…

Quid de l’islamonationalisme en cas de succès de Kiliçdaroglu ?

Après vingt ans passés à sa tête, après s’en être saisi de toutes les manettes du pouvoir, Recep Tayyip Erdogan a transformé la Turquie en un État de plus en plus autoritaire. Avec son parti et issu des Frères musulmans turcs, il a également méthodiquement réislamisé la Turquie anciennement laïque. A l’international, et surtout en Méditerranée et au Moyen-Orient, sa politique est basée sur le panislamisme (depuis les printemps arabes de 2011 à aujourd’hui, il est avec le Qatar, son allié, le soutien principal des Frères musulmans arabes dans la région) et un néo-ottomanisme. En cas de succès Kiliçdaroglu, le pendant panislamique de la politique étrangère actuelle de la Turquie pourrait être abandonné. Or pour l’autre pendant, celui du nationalisme néo-ottoman, et comme nous l’avons dit plus haut, c’est moins certain…

Ne pas enterrer trop vite Erdogan…

En attendant, tous les sondages récents donnent l’adversaire d’Erdogan gagnant. Or il faut rester très prudent sur l’issue du scrutin le 14 mai prochain. Il ne faut pas trop enterrer trop vite le président turc sortant. Car en dépit du fait d’avoir passé vingt ans au pouvoir, des ennuis supposés de santé, une mauvaise gestion initiale du séisme de février (qui a tué 50 000 personnes et en a affecté des millions d’autres) et enfin de graves problèmes économiques, le charismatique Erdogan bénéficie encore d’une très grande popularité, restée intacte auprès d’une large frange du pays. 

Il ne faut surtout pas le sous-estimer car c’est un redoutable animal politique et un adversaire féroce dans une campagne électorale. Son parti, l’AKP, est une machine de guerre politique parfaitement rodée, qui dispose encore d’importants financements, d’une base électorale solide et des relais d’influence déterminants dans toute la société et surtout la majorité des médias…

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