La montée en puissance de l’influence turque en Afrique

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La chaîne de télévision turque TRT Africa a été inaugurée en grande pompe le 31 mars 2023 à Istanbul, lors d’une grande cérémonie à laquelle ont participé un panel de dirigeants de l’audiovisuel turc ainsi que des délégations de l’Union africaine (UA). 

Véritable Soft power pour la Turquie, TRT Africa est diffusée en français, en anglais mais aussi en Haoussa et en Swahili. Elle a pour objectif de présenter un discours alternatif sur le Continent africain décrit selon les Turcs, la plupart du temps, comme un territoire de misère et d’instabilité politique. Du reste le slogan de la chaîne n’est -il pas « Africa as it is », « l’Afrique telle qu’elle est » ? 

Dans la même veine, le 27 mai 2022, lors du sommet Afrique-Turquie, Fahrettin Altun, directeur de la communication de la présidence turque n’avait-il pas encouragé les partenariats avec les médias africains ? « La Turquie ne reçoit d’ordre d’aucune puissance étrangère, nous tenons tête aux injustices mondiales, nous croiserons le fer avec l’industrie du mensonge et de la délation d’où qu’elle vienne. Nous nous opposerons à l’industrie de la terreur », avait-il déclaré 

La Turquie ne saurait se désintéresser de l’Afrique. Et ce pour des raisons à la fois économiques et stratégiques, mais aussi historiques.  

Pour mémoire, l’Empire ottoman, avait étendu son autorité en Libye sous Soliman le Magnifique, en Tunisie et au sud de la mer Rouge, tout au long de l’actuelle Corne de l’Afrique, se rapprochant même du royaume du Kanem Bornou, à cheval sur le Tchad et le Niger.  

L’influence religieuse ottomane se fit sentir au XIXe siècle jusqu’en Afrique du Sud. En 2005, Erdoğan est devenu le premier chef de gouvernement turc à se rendre en Afrique subsaharienne, obtenant la même année pour la Turquie le statut de pays observateur au sein de l’Union africaine.  

L’engagement en Libye est donc intervenu fort à propos pour répondre à plusieurs objectifs turcs : la reconquête d’une influence pour s’imposer comme leader régional, la sécurité énergétique et les intérêts économiques des entreprises turques. Dans la guerre civile qui oppose le Gouvernement d’accord national (GAN) du Premier ministre libyen Fayez el-Sarraj au Maréchal Haftar, appuyé par les forces russes du groupe Wagner, l’Égypte et les Émirats arabes unis, Ankara s’est placée délibérément aux côtés du premier en lui fournissant une aide militaire conséquente. Outre le matériel (armes, munitions, drones et véhicules blindés) et la logistique, elle fait venir sur place ses nouveaux proxies que sont les mercenaires syriens, pour la plupart, d’anciens djihadistes. Elle a même établi en août 2020 un centre de commandement commun à l’armée et aux services secrets turcs à Tripoli. 

Ce soutien a permis in fine de repousser le Maréchal dissident dans l’est du pays. 

Sur le plan géopolitique, cette victoire a consacré le succès de l’axe Turquie-Qatar, soutien des Frères musulmans en Libye, face à l’axe opposé constitué de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui œuvraient en faveur d’Haftar. En termes économiques, le gain pour la Turquie s’est révélé encore plus important.  

Depuis l’époque de Kadhafi, la Libye représente en effet un marché profitable pour les entreprises de BTP turques, dont certaines sont dirigées par des proches d’Erdoğan (ainsi Cengiz İnşaat, propriété de l’homme d’affaires Mehmet Cengiz) et qui avaient besoin localement d’un regain de stabilité politique pour assurer la continuité de leurs affaires. La Turquie a donc obtenu en août 2020 la signature d’un accord renforçant les relations économiques et commerciales avec la Libye, qui succède à l’accord bilatéral sur la délimitation des frontières maritimes des deux pays négocié en contrepartie de son soutien militaire à Tripoli, comme le rappelle l’avocat Ardavan Amir Aslani, auteur de La Turquie, nouveau califat ? (Éditions de l’Archipel).  

Cet accord offre notamment à la Turquie une position de « game changer » en Méditerranée orientale, au grand damne de la Grèce, de Chypre, de l’Égypte et d’Israël, autour du projet de gazoduc EastMed. Ces trois pays avaient en effet négocié, sans Ankara, leur ZEE (zone économique exclusive) pour l’exploration des ressources d’hydrocarbures au large de leurs côtes.  

L’accord libyen saborde ce projet d’isolement des ambitions turques, puisque la Turquie peut désormais, en vertu de ce texte, faire valoir ses droits sur de vastes zones concernées par ce projet énergétique.  

Le contrôle du verrou libyen, notamment en matière d’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne, apporte enfin un autre moyen de pression à la Turquie dans ses relations avec l’Union européenne, atout non négligeable pour s’imposer comme un interlocuteur de premier plan. À cet égard et de longue date, la Turquie s’est bien gardée de négliger l’Afrique, toujours pour des raisons économiques et stratégiques, mais aussi historiques (Ardavan Amir Aslani).

Sous l’impulsion d’Ahmet Davutoğlu, l’ancien Ministre des Affaires étrangères (2009-2014), Ankara avait développé son réseau de représentations diplomatiques, passant de douze ambassades en 2008 à trente-neuf en 2016, tandis que trente-deux ambassades africaines ont aujourd’hui pignon sur rue en Turquie. 

Entre 2003 et 2014, le volume des échanges entre la Turquie et l’Afrique a quadruplé, passant de 5,3 milliards de dollars à 23,4 milliards. Le bénéfice de ces relations bilatérales est économiquement avantageux, l’Afrique ouvrant de nouveaux marchés pour des investissements potentiels, au tournant des années 2010, dans un contexte de guerre permanente au Moyen- Orient, en Syrie et en Irak. Aussi, de 500 millions de dollars en 2008, les investissements turcs en Afrique ont atteint 5 milliards en 2016, tandis que les exportations ont doublé entre 2007 et 2013.  

Mais Ankara a aussi développé sa présence en Afrique de l’Ouest. Au printemps 2016, Erdoğan a ainsi effectué une grande tournée en Côte d’Ivoire, au Ghana et au Nigeria, pour finir par la Guinée, emmenant dans ses bagages près de deux cents entrepreneurs turcs et ne repartant pour Ankara qu’après avoir signé neuf contrats bilatéraux avec Abidjan portant sur la santé, la défense, l’urbanisation, la lutte contre l’évasion fiscale et les télécommunications. Ces contrats ont complété ceux signés en 2015 lors de la visite d’Alassane Ouattara en Turquie, qui portaient sur la diplomatie, l’éducation, le tourisme et la formation militaire (Ardavan Amir Aslani). 

Au-delà cette présence économique et politique assez classique, la Turquie a étoffé sa pénétration du continent africain en lui donnant une dimension humanitaire, culturelle, religieuse et éducative de plus en plus prononcée. Le gouvernement turc a ainsi multiplié l’ouverture de bureaux de son agence de coopération et d’aide au développement, le TIKA (Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı), qui sont désormais au nombre de 22 sur le continent. Elle s’est aussi investie dans des opérations de restauration de patrimoine comme la réhabilitation de l’ancien port ottoman de Suakin au Soudan, ou dans la construction de mosquées dans des pays musulmans comme le Mali, mais aussi dans des États où le christianisme est majoritaire comme au Ghana. Ainsi, à Accra, « une grande mosquée du peuple », édifiée dans le style des mosquées ottomanes d’Istanbul, a été ouverte en 2017., Confie Jean Marcon pour Orient XXI.

La Corne de l’Afrique demeure et demeurera également une cible prioritaire pour la Turquie, en raison de sa proximité immédiate avec la péninsule Arabique et le stratégique détroit de Bab el-Mandeb, par lequel transite près d’un tiers du commerce mondial.  

Si cette implantation africaine alimente la concurrence avec les pays du golfe Persique, elle permet chemin faisant à Erdoğan de poursuivre sa chasse aux sorcières contre le réseau Gülen, très développé sur le continent, et d’œuvrer à son démantèlement.  

Quid de la politique étrangère turque en cas de victoire de Kılıçdaroğlu

Qu’on y songe la référence aux “approches idéologiques” reflète probablement l’accusation souvent exprimée par Kılıçdaroğlu selon laquelle la politique étrangère d’Erdoğan, y compris ses politiques en Syrie et en Libye, est “induite par les Frères musulmans“. Même si l’alliance électorale du principal opposant d’Erdogan, est composée entre autres de deux petits partis ayant leur propre histoire et une proximité avec les Frères musulmans, les Frères musulmans auraient probablement peu d’avenir dans la Turquie de Kılıçdaroğlu. 

Et dans ce contexte, on pourrait s’interroger sur le point de savoir si Kılıçdaroğlu cessera de soutenir le gouvernement de Tripoli (majoritairement frériste) contre le maréchal Haftar ?… Rien n’est moins sûr.  

En attendant, cette stratégie économique est couplée à une volonté de soft power efficace : désormais, le turc est enseigné dans les écoles de plusieurs pays africains. Une percée qui touche aussi le secteur de la culture : les séries turques émergent un peu partout sur les télévisions du continent. « Jamais président turc n’aura été aussi proactif en Afrique » 

Même si la présence turque en Afrique y est importante, le Continent africain demeure le grand absent de la campagne électorale

On l’a vu, la présence turque en Afrique est importante et croissante. Pourtant, le Continent africain demeure pourtant le grand absent de la campagne électorale. 

Si l’opposant Kemal Kiliçdaroglu venait à être élu, y aura-t-il un changement significatif de politique en direction du continent ? Nul ne le sait pour l’instant. Même si son conseiller diplomatique, Ünal Çeviköz, assure que son candidat ferait bien plus pour l’Afrique qu’Erdoğan.  

Du reste l’AKP « s’est révélé incapable de comprendre et de satisfaire les demandes des Africains », assure Çeviköz, qui promet la prolongation d’un « accord sur les céréales », avec Moscou et Kiev, bénéfique à l’Afrique en cas d’élection. Le conseiller de Kiliçdaroglu milite aussi pour que la coopération afro-turque soit marquée du sceau de la lutte contre le terrorisme…

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