Nous sommes une demi-douzaine à prendre le trajet de retour à Khalden, après avoir transporté une amana, un dépôt. En 1994 l’Afghanistan est une véritable far-ouest, une zone grise sans autorité régalienne. Il existe bien un gouvernement à Kaboul, mais sa zone de contrôle se limite à la capitale et une partie de sa banlieue. Il est donc fortement conseillé de sortir du camp avec un équipement léger complet, avec Ak47 et gilet tactique de trois chargeurs.
Les rencontres avec des « malfaisants » ne sont pas à exclure, avec notamment les trafiquants en tous genres, armes et pavot, ainsi que des « équipes » de coupeurs de chemins qui détroussent le chaland par trop naïf et sans défense.
Le passage par la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan était tendu depuis quelques semaines, et la dernière partie du trajet s’était faite à pied pour éviter les postes de douanes. Les « arabiano moussafer moudjahid », ou combattants étrangers, n’étaient pas en odeur de sainteté avec les autorités d’Islamabad. Je vous raconterai un jour comment nous avions dû nous départir de notre argent pour ne pas finir en prison…
Toujours est-il qu’il nous reste encore quelques heures de marche, avec des villages de plus en plus rares dans les petites vallées proches de Khalden. Voici quelques minutes que nous entendons de la musique au loin. En nous approchant de la source, nous observons un gamin se mettre à courir depuis le sommet d’une colline, immédiatement après nous avoir vus. Nous voyons enfin les premières maisons de la petite bourgade d’où venait la musique, qui s’arrête d’un coup…
Avant d’entrer dans le village, le chef, ou le maire de celui-ci court à notre rencontre pour nous inviter. Nous comprenons que nous arrivons en plein mariage, et que c’était la raison de la musique que nous entendions au loin. Je comprends alors que celle-ci fut arrêtée comme une sorte d’allégeance au groupe armé que nous étions. Nous sommes en zone tribale contrôlée par le hizb islami, le plus vieux parti politique islamiste d’Afghanistan, fondé et dirigé par Qulbuddine Hakmatyar, bien avant l’arrivée des soviets de Moscou en 1979. Tous les hommes des deux familles concernées par le mariage, ainsi que la plupart de ceux présents sont armés, soit une bonne cinquantaine, les uns de AK47, les autres de Siminov, et d’autres encore avec de vieux Lee Enfield 1916. Notre émir devra user de trésors de persuasions pour décliner l’invitation sans que cela ne soit tenu pour une offense. Cela prendra tout de même le temps de quelques verres de thé et des gâteaux, en extérieur, assis sur un tapis.
Si l’envie les avait pris de nous accueillir de façon hostile, nous n’aurions pas fait long feu. Mais si notre émir avait demandé de couper la musique sans que cela ne soit fait, cela aurait pu constituer un motif de « tensions sportives » avec « argument en plomb » dotés d’une vélocité d’environ sept cents mètres par seconde… Il faut dire que Al Qaïda, le hizb islami et les talibans (qui commencent à monter en puissance) condamnent la musique, hormis celle avec uniquement des percussions et seulement pour des chants guerriers, ou nachide…
En faisant arrêter la musique, le chef du village venait de nous signifier une allégeance tacite au hizb islami. En conséquence de quoi, la « pachtoune wali » accordée par le Hizb Islami à Al Qaïda nous conférait le statut « d’invité sous protection » (1). Ce faisant, il aura évité une possible montée en tension avec nous, et par conséquent avec le chef de guerre régional, Qulbuddine Hakmatyar. S’il y avait eu échanges de coups de feu, les torts auraient été ceux du chef et du village tout entier. L’émir du village, le maire, avait pensé que de couper la musique valait mieux qu’une mariée veuve le jour de la noce et des « soucis » avec le Hizb Islami. En cela, paradoxalement, le silence, ou la non-musique aura bien adoucit les mœurs…
Mais surtout, l’interdiction de la musique est une façon de marquer un territoire comme le sien pour tous les groupes islamistes. Réduire la musique au silence est une façon d’éviter le son des armes à feu.
- La pachtoune wali est un code tribal afghan proche du statut de la amana en islam, en plus stricte. Pour faire simple, quand un afghan vous ouvre sa maison et vous invite, s’il devait arriver une ou plusieurs personnes pour s’en prendre à vous, non seulement cet afghan ne vous livrera pas, mais prendra même les armes pour vous défendre s’il le faut.
C’est pour cette raison qu’il était parfaitement inaudible que l’on demande aux talibans de livrer Oussama Ben Laden en 2001. Pourtant les talibans savaient que la présence de Al Qaïda et de Ben Laden était un véritable obstacle à la reconnaissance internationale de leur gouvernement. Néanmoins, pour les Talibans, il était inimaginable de le livrer.
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