Devenir président de la République en France est pour les impétrants, toujours le rêve d’une vie, un exploit, l’accomplissement de plusieurs décennies de combat politique pour s’élever au sommet de « la chaine alimentaire ». L’élection au suffrage universel direct a en effet profondément transformé la fonction, la rendant centrale dans le jeu politique français. La Présidentielle précipite les attentes du peuple français et l’heureux élu est pendant quelques mois nimbé de la sacralité autrefois réservée aux rois de France.
Que se passe-t-il ensuite, lorsque les portes du palais de l’Élysée se sont refermées sur le candidat élu ? Chaque président de la République, rassasié des fruits de sa victoire, entre dans un club très restreint, composé d’une petite dizaine de personnalités, dont la moitié appartient déjà aux livres d’Histoire, élues sous la Vème République. Le nouveau président voit son portrait être accroché dans la galerie prestigieuse de la dynastie républicaine, elle-même héritière de la dynastie capétienne. S’ouvre alors un nouveau challenge, après plusieurs années de combats : durer. La question prioritaire devient celle de la réélection, c’est à dire la confirmation. Seul François Hollande et Georges Pompidou ont échappé à la dure loi de l’Élysée. Le premier, théoricien de la désacralisation de la fonction (le président « ordinaire »), a préféré ne pas se représenter en 2017, et son mandat a quasiment disparu de l’imaginaire français. Le second n’a pas eu le loisir d’y réfléchir puisqu’il est malheureusement décédé en cours de mandat.
Décrocher le « graal » qu’est second mandat est la condition sinon qua non pour changer de dimension, et espérer passer du monde politique à l’histoire avec un grand H. N’oublions pas qui a fondé la Vème République et conceptualisé la fonction présidentielle. Originellement, Michel Debré, rédacteur de la constitution voulait un mandat décennal, pour imiter la durée moyenne d’un roi de France. Avec deux mandats consécutifs, on égale donc le premier « règne républicain », celui de l’auteur du « Fil de l’épée », Charles de Gaulle. Avec un seul mandat, on rate la marche et on court le risque de ne devenir qu’un interrègne : que peut-on faire en 5 ans ?
A l’aune de cette grille, et sans préjuger de la qualité des hommes concernés, il y a donc deux catégories de présidents : d’un côté Valery Giscard d’Estaing, François Hollande et Nicolas Sarkozy, qui n’ont fait que 5 ans à l’Élysée (Pompidou étant un cas particulier) et de l’autre Charles De Gaulle, François Mitterrand, Jacques Chirac et désormais Emmanuel Macron. Les trois présidents à double-mandat, qui ont précédé Macron, ont marqué par leur longévité, une génération entière. Moi-même, par exemple, ai dû attendre quasiment mes 18 ans pour savoir qu’il existait une alternative au socialisme.
Néanmoins, un second mandat ne se vit pas comme un premier, car il met l’homme politique face à celle de sa mort symbolique. Après l’Élysée, il n’y a plus de mandat qui puisse être occupé. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis où la fonction présidentielle peut conduire au monde des affaires ou à d’autres activités lucratives. En France, un président le reste à vie, avec les avantages liés à ses anciennes fonctions. Il est à part.
Ce n’est donc pas un hasard si pour les présidents battus après un seul mandat, « l’après » a souvent été occupé à tenter de faire un come-back pour faire mentir l’Histoire, et rejoindre le firmament des présidents réélus. Cependant, tous les essais ont été des échecs. Valery Giscard d’Estaing, élu jeune à l’Élysée et premier à avoir manqué sa réélection a bien tenté de conjurer ceci. Il a continué une carrière politique après l’Élysée, en tant que député européen (1989 – 1993), puis député français (1993 – 2002) mais les Français ne l’ont jamais rappelé. Nicolas Sarkozy a occupé plusieurs années à tenter de remonter en selle, mais cet espoir s’est fracassé en 2016, lorsqu’il est arrivé troisième à la primaire de la Droite et du Centre. Il en rêve sans doute encore. Quant à François Hollande, la tentation le travaille mais les conditions de son départ l’ont décrédibilisé au sein du « peuple de gauche ».
Pour les présidents à deux mandats, la mort symbolique s’est toujours doublée d’une perspective plus existentielle : l’approche du crépuscule d’une vie conduit l’homme d’État à réfléchir au legs qu’il laissera à la France. De Gaulle, président de l’âge de 68 ans à 78 ans, et Mitterrand, en fonction de 65 à 79 ans, sont décédés un an après avoir quitté leurs fonctions. Jacques Chirac, élu à 63 ans, est parti à l’âge de 75 ans de l’Élysée malade et affaibli.
Charles de Gaulle, qui a toujours eu un sens aigu de l’Histoire, a pensé, écrit et agi de manière à ce que sa pensée soit comprise et transmise. Pour le fondateur de la Cinquième République, le mandat politique n’était cependant pas un moyen mais la conséquence de sa légitimité historique : pour les Français, il était avant tout l’Homme du 18 juin 1940. Arrivé au soir de sa vie, de Gaulle s’est employé à mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu, moderniser le pays et mettre en œuvre ses idées. Acteur et théoricien de l’Histoire, chacune de ses décisions s’inscrivait en résonnance avec une perspective longue. Par exemple, son choix d’abréger la guerre d’Algérie, pourtant militairement gagnée par la France, procédait d’une vision civilisationnelle qui faisait que comme l’eau et l’huile, la civilisation chrétienne et la civilisation arabo-musulmane ne pouvaient durablement cohabiter dans une même Nation, sur fond de dynamisme démographique des masses arabes.
En choisissant lui-même de mettre un terme à son mandat, un acte unique dans les annales de la Vème République et également dans celles des régimes politiques occidentaux, de Gaulle a évité le naufrage d’un rejet populaire ou d’une vieillesse débilitante, et fait de la fin brutale de son second mandat l’acte conclusif de son épopée politique.
Il n’est pas inexact d’affirmer que l’obsession des successeurs de de Gaulle, après l’avoir imité dans la longueur de mandat, voire dépassé (Mitterrand et Chirac ont duré respectivement 14 et 12 ans) a été de le rejoindre, de coexister à ses côtés voire de le dépasser dans la cosmologie française. Leur second mandat s’est peu à peu détaché de contingences politiques nationales pour les élever vers des matières plus nobles. Ces hommes très politiques, rompus à des années de marigot, ont brusquement choisi de réorienter leur énergie vers une cause plus noble que la conquête du pouvoir, afin d’entrer dans l’Histoire, et inconsciemment rejoindre le panthéon monarchique puis républicain de ceux qui ont fait le destin de la France.
Il n’est cependant pas facile de succéder à l’Homme du 18 juin. Chacun d’entre eux s’est attaché à contourner l’ombre tutélaire et écrasante du gaullisme pour exister. Chacun des trois présidents concernés a répondu à ce défi avec sa sensibilité.
Le plus anxieux à l’idée de se comparer au géant de Colombey était François Mitterrand, pour des raisons de génération, d’opposition de parcours et d’idéologie politique, et parce que Mitterrand s’était posé très tôt en « meilleur adversaire » du gaullisme. Le passé vichysto-résistant de Mitterrand ne pouvait pas lui permettre de rivaliser en matière de légitimité sous l’Occupation, et la nécessité de trouver un autre chemin était obligatoire pour exister. Mitterrand, à la manière d’un roi de France, n’hésita pas à marquer la capitale de son empreinte urbanistique avec l’Arche de la Défense, la Grande Bibliothèque, l’Opéra Bastille et la pyramide du Louvre. Symboliquement, la Culture, la Défense et la Royauté. Là où de Gaulle avait choisi l’Histoire et le monde, Mitterrand fit le choix de la géographie et de l’Europe en substituant à son socialisme originel un nouvel horizon : construire l’Europe fédérale. La symbolique attachée au couple franco-allemand (main dans la main avec Kohl) a accompagné toute une série de sacrifices institutionnels pour y parvenir : politique budgétaire d’austérité pour rester dans le système monétaire européen, Acte unique, référendum sur le traité de Maastricht. Tout occupé à devenir le père de l’Europe moderne, François Mitterrand faillit passer à côté de l’inéluctabilité de la réunification allemande, manquant sur ce point singulièrement de vision historique.
Jacques Chirac, quant à lui, était peut-être être moins obsédé que son prédécesseur direct par son héritage historique. D’abord, il n’appartenait pas à la même génération que De Gaulle, et donc n’avait pas à se justifier de son attitude sous l’Occupation. Ensuite, il se revendiquait du gaullisme, ce qui le plaçait dans une position forcément de filiation.
En revanche, il s’était construit en opposition au sphynx socialiste de Château-Chinon, et le style trancha résolument avec celui de Mitterrand. Il tenta d’incarner avec une certaine simplicité la France du cœur, là où Charles et François portaient en eux la France du logos et de l’esprit. Au classicisme de la pensée française et la grande littérature qui fascinaient tant les hommes de lettres qu’étaient Mitterrand et de Gaulle, Chirac donna l’impression de puiser dans son instinct de terroir de véritables convictions humanistes. Alors qu’il arrivait au crépuscule de sa vie politique, il s’est ainsi beaucoup déployé à l’échelle mondiale pour incarner un dialogue de civilisations à l’échelle mondial. Dernier président respecté dans le monde arabe, féru d’arts premiers et de civilisation asiatique, il aura été l’un des premiers à s’emparer de la question environnementale (« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs »). Néanmoins, c’est sur un « Non » qu’il a marqué les esprits : en 2003, en ayant le courage de s’opposer à Washington sur l’illégalité de l’intervention américaine en Irak, il renoua avec la grande tradition gaulliste. Nul n’a oublié les mots de son Premier ministre à New-York, où le souffle de l’Histoire balaya pendant quelques instants l’hémicycle de l’ONU : « Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui, qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs. Et qui pourtant n’a cessé de se tenir debout face à l’Histoire et devant les hommes. »
Aujourd’hui, c’est à l’aune de ce canevas qu’il faut comprendre le problème existentiel d’Emmanuel Macron. Comme disait la chanson de Gilbert Becaud, « Et maintenant, que vais-je faire de tout ce temps ? ». Car, du temps, il en aura. Contrairement à ses trois illustres prédécesseurs, Emmanuel Macron aura cinquante ans à la fin de son second mandat et la fin de celui-ci ne coïncidera pas avec sa retraite, mais ouvrira la porte à une nouvelle vie. Contrairement à Sarkozy ou Giscard, Emmanuel Macron, deux-fois adoubé, n’aura pas l’excuse d’un règne inachevé pour justifier un bilan historique un peu léger. Aucun match retour ne lui sera accordé par le peuple français pour finaliser ce qu’il aurait dû achever en 10 ans. Au surplus, à l’instar de Valery Giscard d’Estaing, Macron devra vivre plusieurs dizaines d’années à regarder ses contemporains commenter sa « trace dans l’Histoire ».
Il y a chez Macron un peu de chacun des présidents qui l’a précédé : le goût pour le verbe gaullien, le pragmatisme pompidolien, la séduction mitterrandienne, le dynamisme sarkozyste, la chaleur chiraquienne, le modernisme giscardien. Aussi, pour réussir son « entrée dans l’Histoire », il n’est pas étonnant que cet imitateur né se soit beaucoup inspiré de ses glorieux prédécesseurs pour percer.
A son premier mandat, lors du discours d’Athènes, il a tenté d’accélérer – comme Mitterrand – la fédéralisation de l’Europe en défendant le concept de souveraineté européenne, puis en promouvant la mutualisation des dettes. Sans doute a-t-il un temps esquissé le rêve de devenir le premier président des Etats-Unis d’Europe, un poste qui lui permettrait de considérer véritablement les présidents américains comme ses égaux. Son crédit s’est cependant rapidement étiolé et il est devenu une anomalie dans une Europe où les uns après les autres, les gouvernements ont viré nationalistes ou d’extrême-droite.
Il a aussi tenté d’endosser – comme Chirac – la cause environnementale. Sacré « Champion de la Terre » (2008), il avait l’année précédente fondé – comme Giscard avec le G7 – le « One planet summit » à Paris ; Cependant rapidement, faute de résultats concrets, l’élan s’est stoppé net. Macron a fini par faire une volte-face éhontée sur le nucléaire, finissant de brouiller son image auprès des écologistes les plus radicaux.
A l’orée de son second mandat, Emmanuel Macron a donc changé de stratégie et de modèle. Désormais, c’est la trace de de Gaulle qu’il suit. En novembre 2022, le Canard Enchaîné révélait que les yeux rivés sur les affaires étrangères, Macron se désintéressait de la politique intérieure. Beaucoup plus investi dans la politique étrangère, Emmanuel Macron se serait mis dans la tête de viser le Prix Nobel de la paix en apparaissant comme le seul chef d’État d’une grande puissance qui peut parler à tous et faire avancer la cause de la paix. Voilà qui remettrait les compteurs à zéro, le singulariserait et le mettrait au même niveau que Barack Obama…
C’est à l’aune de ce postulat qu’il faut comprendre les essais d’Emmanuel Macron pour s’intercaler dans les conflits les plus complexes. On se souvient de son road show à Beyrouth, au Liban (2020) qui n’avait pas abouti à grand-chose, mais c’est en Ukraine (2022) qu’Emmanuel Macron a insufflé toute son énergie. Il a en effet tenté – comme Nicolas Sarkozy en Géorgie en 2008 – de s’imposer comme médiateur de la crise en allant voir Poutine, et en maintenant un canal…
Le problème est que personne n’a véritablement compris la stratégie du président français qui après cette tentative a changé de braquet en tenant – comme Chirac en 2003 – un grand discours en faveur de la paix destiné à marquer les esprits aux Nations Unies. Son discours condamnant l’action de Vladimir Poutine lors de l’Assemblée générale de l’ONU à l’automne 2022 avait particulièrement marqué la communauté internationale, mais l’a sans doute définitivement placé dans le camp atlantiste. C’est ensuite avec beaucoup de naïveté qu’Emmanuel Macron a tenté de persuader Pékin de lâcher Moscou.
Le dernier rêve secret, la dernière cartouche c’est l’Algérie, où Emmanuel Macron rêve de reproduire ce que de Gaulle a fait en son temps avec Adenauer en mettant fin à soixante années de méfiance. Pour se faire, Macron a dès 2017 tenté unilatéralement de faire repentance sur le sujet de la colonisation (qualifié de « crime contre l’Humanité »), puis en multipliant les gestes d’apaisement : reconnaissance du rôle de l’armée française dans la mort de Maurice Audin, de la France dans la mort d’Ali Boumendjel, restitution à l’Algérie des crânes des combattants algériens, hommage aux dizaines de manifestants algériens, au pont de Bezons, soixante ans après la tragédie du 17 octobre 1961…
En retour Emmanuel Macron n’a récolté que des humiliations et des rebuffades, et son tropisme algérien l’a éloigné du Maroc.
La raison de ces échecs est qu’il manque à Emmanuel Macron la connaissance du tragique de l’Histoire, et au-delà du verbe, la prise en compte du rapport de forces.
Si Emmanuel Macron n’est pas de Gaulle, c’est parce qu’il s’est auto-convaincu, auto-intoxiqué pourrait-on dire, de sa légende et de son talent : il suffirait de vouloir pour pouvoir. Dans un monde compliqué, Macron vient avec des pensées toutes-faites, des mots très durs (voire franchement maladroits) et une naïveté presque confondante. Macron ne cherche pas à retrouver le fil du temps long, mais à réussir un coup de poker. Il espère à chaque déplacement que la chance va lui sourire, et que par sa personnalité il va susciter l’étincelle qui va allumer l’Histoire.
Certes, De Gaulle agissait par le Verbe. Mais il était l’Histoire, ses protagonistes en étaient conscients. Ce qu’il avait traversait lui donnait un poids bien supérieur à celui de chef d’État de la France. Allié à un instinct politico-historique hors normes, lorsqu’il prenait la parole c’était pour souligner les brisures de l’Histoire et s’en servir, pas pour rebondir sur un épiphénomène. De Gaulle avait compris les besoins de la RFA d’avoir un allié à Paris. De Gaulle avait senti l’humiliation de cette grande civilisation qu’était la Chine et l’opportunité qu’il y avait de lui tendre la main à bas-coût. De Gaulle avait intériorisé que derrière le masque du communisme, il y avait la Russie éternelle.
Certes, De Gaulle faisait des coups politiques, mais c’était parce qu’il savait mieux lire les basculements tragiques de l’Histoire que ses contemporains.
Macron imite. Il bavarde en pensant que le Verbe est l’action, et en oubliant que l’Histoire est tragique. Or, Emmanuel Macron veut justement ignorer le passé, le transformer, le sublimer, pour construire l’avenir. Il n’a pas compris que la nature du régime militaire algérien est justement fondée sur le rejet de la France en 1962, et qu’il se maintient aussi en fournissant un adversaire extérieur bien commode en la personne de l’ancien colonisateur. L’Algérie n’a aucun intérêt ni aucune envie de se réconcilier autour d’une mémoire commune, pas plus en tous les cas que la Chine en a pour le Japon.
Emmanuel Macron surestime le poids de la France et sa propre influence. En Chine, malgré les égards dont il a été l’objet, il fallait être sérieusement optimiste pour croire qu’il pourrait être le catalyseur d’une paix en Ukraine. Le PIB chinois est aujourd’hui quatre fois le nôtre. En 1964, la Chine était l’un des pays les plus pauvres et les plus arriérés économiquement de la planète. Les temps ont changé.
Voilà pourquoi malgré toute son énergie, Emmanuel Macron s’est heurté de manière nette à la dure loi des rapports de forces et de la complexité des situations. Son bilan intérieur étant déjà l’un des plus légers et controversés de la Ve République, grand est le risque qu’il termine un second mandat à l’international qui pourrait se résumer ainsi : beaucoup de bruit pour rien.