Depuis novembre 2022, un spectre hante le monde : le spectre de l’Intelligence Artificielle. Chat GPT, système conversationnel multilingue, a été mis en ligne par les promoteurs de l’Open AI et des millions d’usagers sont devenus les cobayes d’une expérience en temps réel, qui a permis une incroyable courbe d’apprentissage pour Chat GPT. Sa version 4 peut déjà égaler les avocats et les médecins. On frémit d’excitation ou d’horreur en imaginant ce que pourra faire Chat GPT 12 dans quelques années.
Pourtant, l’IA est une technologie difficile à appréhender car le terme est polysémique, allant de choses assez simples comme des algorithmes ou l’apprentissage automatique (machine learning), jusqu’à des perspectives beaucoup plus ambitieuses (comme l’apprentissage profond (deep learning) et la recherche d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI), c’est à dire une IA forte, capable de concurrencer directement l’intelligence humaine avec une autonomie totale dans la prise de décision)
Les conséquences économiques de cette révolution d’un autre type sont très lourdes, avec un risque de bouleversement d’un nombre conséquent de métiers. En effet, l’IA est une technologie qui agit potentiellement sur tous les secteurs d’activités humaines. Mais au-delà de cet aspect économique, l’irruption de l’intelligence artificielle dans le système international peut-elle bouleverser profondément la géopolitique mondiale en elle-même ? Très vraisemblablement, oui.
La compétition que se livrent les grands acteurs internationaux pour alimenter la recherche en IA, avec notamment la sécurisation des approvisionnements en micro-processeurs (rôle essentiel de Taïwan) mais aussi le défi de la production énergétique, ne sont pas à proprement parler un fait nouveau. Il s’agit d’une intensification de rapports de forces déjà préétablis, suivant des schémas connus. En revanche, l’IA nourrit quatre ruptures géopolitiques.
La première rupture se situe cependant au niveau du champ d’action des rapports internationaux. En effet, ces systèmes avancés sont déterritorialisés, à l’image de l’internet et échappent donc à une loi immuable de la géopolitique : le déterminisme géographique. En théorie, un pays petit, enclavé, faiblement peuplé, pourrait grâce à une domination de l’outil relever la tête dans le concert des nations.
L’internet n’était qu’une aimable mise en bouche, un galop d’essai, un essai en laboratoire à côté du potentiel des IA. Les IA ouvrent une nouvelle dimension, un nouveau champ d’affrontement pour la puissance, au même titre que la mer, la terre, les airs ou l’espace, car elles ne sont pas seulement un espace non-tangible comme l’internet, mais aussi un accélérateur de puissance. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les deux principales superpuissances du XXIème siècle qui soient le plus investies dans la domination de ce nouveau champ stratégique, à savoir les Etats-Unis et la Chine. Le gouvernement chinois a fait en 2017 de l’IA une propriété absolue. L’aide gouvernementale inonde toute la société chinoise. Les Etats-Unis ont présenté quant à eux une stratégie nationale.
Une fois accepté comme champ d’action, la question est d’imaginer les « lois » de ce champ géopolitique. Par exemple, la terre se partage – c’est le propre des frontières – alors que la mer produit naturellement une hégémonie d’un acteur. Qu’en est-il du champ de l’IA ? Peut-elle accoucher d’écosystèmes intégrés juxtaposés (avec des ressources numériques, des brevets et des valeurs différentes) ou la compétition technologique conduira-t-elle inéluctablement à ce qu’un seul système survive avec un système de valeurs (notamment politiques) associé ? L’IA est-elle le prélude d’un système international homogène ou hétérogène ? Cette question sera vue plus loin (cf. infra).
La seconde rupture géopolitique se situe au niveau du fonctionnement politique du système international. Tony Blair et William Hague ont récemment plaidé pour que les conseillers des ministres soient remplacés par des IA. L’essor des IA pourrait régler un biais important dans la prise de décision politique : le biais informatif ou des préjugés. L’histoire est pleine de ces erreurs de jugement : Hitler qui s’auto-intoxique sur un débarquement en Bretagne, Brejnev qui ne comprend pas la détermination américaine à Cuba, les Occidentaux qui refusent de croire en l’invasion de l’Ukraine, les services américains qui ne croient pas aux alertes sur un attentat terroriste de masse au World Trade Center, etc… Robert Jervis, dans « Perceptions and misperceptiond in international politics » (1970) avait brillamment démontré comment ces biais pouvaient jouer dans la prise de décision.
Cette rupture est cependant plus complexe, car simultanément, les IA en réglant un problème en créeront un autre : celui de l’âge de la manipulation du réel, de la fabrication de fausses informations, documents et images plus vrais que nature. Cela veut dire – en miroir – que pour les décideurs dépourvus d’IA, la capacité à arbitrer sera de plus en plus difficile.
Paradoxalement, soit dit en passant, s’agissant non pas de l’information fraîche mais de la connaissance, nos vieux livres auront peut-être bientôt une plus-value unique : imprimés avant l’apparition de l’IA, ils resteront peut-être comme les seuls éléments de confiance dans un monde inondé de contenus modifiés. Le lecteur sera certain que ce qui est dans le livre est exact (peut-être dépassé, mais c’est une autre affaire) tandis que les contenus numériques seront de plus en plus difficiles à trier. Les dictateurs devraient continuer dans les années futures à brûler des livres, mais auront probablement les yeux de Chimène pour l’IA, capable de manipuler les foules.
Troisième rupture géopolitique : l’art de la guerre. J’ai déjà parlé du formidable pouvoir de distorsion actuel des armes numériques. Les autorités françaises ont mis en évidence mardi 13 juin 2023 l’existence d’une campagne numérique de manipulation de l’information contre la France impliquant des acteurs russes et à laquelle des entités étatiques ou affiliées à l’État russe ont participé en amplifiant de fausses informations », qualifiant ces attaques de « guerre hybride » menée par la Russie. L’Intelligence Artificielle peut être vue comme une sorte d’arme ultime, à l’image de la bombe nucléaire. Celui qui la possèderait surclasserait ses adversaires, à l’image d’un pays en capacité de prendre les meilleures décisions grâce à l’IA, d’anticiper et corriger les offensives militaires, ou encore de contrôler des milliers d’unités robotiques sur le champ de bataille. Le fossé qui s’est creusé entre les pays qui ont l’IA et ceux qui ne l’ont pas, rappelle l’avance technologique américaine de 1945. D’ailleurs, il est assez significatif que tous les laboratoires d’IA – OpenAI, Google DeepMind, Anthropic – aient signé récemment un appel à contrôler le développement de l’IA, en affirmant que celle-ci pourrait à terme avoir des conséquences aussi dévastatrices que la bombe. Tout ceci ressemble à une forme de Traité de Non-Prolifération (TNP) destiné à empêcher de nouveaux entrants sur ce secteur d’avenir, pour empêcher la prolifération horizontale.
Néanmoins, l’IA pourrait différer de la bombe nucléaire sur un point critique, celui de la capacité pour les pays suiveurs de rejoindre les leaders. Faut-il considérer l’IA comme toutes les autres inventions technologiques ? Les experts chinois semblent considérer que leur pays, qui sait copier ce qui fonctionne et qui sait aussi perfectionner des systèmes, pourrait profiter d’être dans le sillage américain. D’ailleurs la Chine a quasiment rattrapé les Etats-Unis. D’autres experts pensent au contraire que l’avance prise par les leaders croît à un rythme exponentiel, ce qui fait que le rattrapage serait virtuellement impossible, passé un certain seuil, faute de moyens budgétaires suffisants. Seuls des macro-pays pourraient donc suivre une telle stratégie.
Dans cette approche pessimiste, l’IA serait une technologie fondamentalement créatrice d’hégémonie. Un pays qui a des ogives nucléaires peut exercer la dissuasion, car la dissuasion du faible au fort existe. Dans le domaine de l’IA, le fort écrase toujours le faible, de la même manière que faire affronter l’intelligence d’un garçon de 8 ans et celle d’un garçon de 18 n’a aucun sens. En d’autres termes, l’IA pourrait favoriser l’émergence d’empires dont le centre serait une alliance de multinationales et d’un État, régnant sur des territoires cyber-vassalisés. Une fois la domination technologique établie, les populations concernées seraient piégées dans des écosystèmes d’influence, de soft-power, et de biais informatif. Par exemple, le patron de Midjourney, IA de production d’images, a justifié jl’interdiction de générer des images du président chinois Xi Jinping en expliquant que « la satire politique n’apportait pas grand-chose ». Chacun chez soi et l’IA pour tous.
La quatrième et dernière rupture géopolitique se situe pourtant ailleurs. Elle est philosophique et anthropologique. Jusqu’ici, les intelligences supérieures avaient toujours procédé de sélections génétiques et biologiques, les espèces plus intelligentes étant en capacité d’éliminer, de domestiquer ou de chasser les espèces moins intelligentes. Pour la première fois dans l’Histoire humaine, l’homme va potentiellement « créer » son supérieur.
C’est d’autant plus étonnant que pendant des siècles, l’Homme a cherché à dégager une marge d’autonomie par rapport à l’omnipotence de Dieu, et son omniprésence. Les démocraties occidentales sont nées de la laïcisation des sociétés. En développant la science, l’homme a repoussé les limites du mystère et réussi à expliquer rationnellement – puis à dominer – l’univers qu’il entoure.
Or, voilà que parvenu au sommet de la connaissance, l’Homme se fait démiurge en créant un serviteur l’Intelligence Artificielle, capable d’émancipation. En effet, rien ne dit, comme dans un film des années 70, « le Cerveau d’acier », que cette intelligence supérieure ne réagira pas vis à vis de nous comme nous avons agi avec l’intégralité des espèces moins puissantes, et qu’elle ne deviendra pas notre maître. C’est ce que les experts appellent le « désalignement » de l’IA sur les volontés de son créateur, et la « singularité technologique », c’est à dire des « supraintelligences » qui s’auto-amélioreraient, créant finalement une puissante superintelligence qui dépasserait qualitativement de loin l’intelligence humaine.
Cette rupture anthropologique pourrait avoir des effets positifs en offrant une sorte de cyber-juge de paix, capable de réguler les relations humaines diplomatiques, un tiers de confiance neutre. Mais, elle pourrait aussi déclencher des effets en cascade.
La parade au risque potentiel de la perte de contrôle, c’est l’Homme augmenté, l’accélération des capacités et savoirs naturels par la technique, c’est à dire le transhumanisme, promu par exemple par Neuralink. Ne pouvant égaler la machine, l’Homme se hisserait à son niveau. Là encore, les enjeux géopolitiques sont profonds. En effet, si l’IA remet en cause une loi immuable qui est la contrainte géographique, l’Homme augmenté questionne une autre loi, celle qui veut que la démographie soit un élément de puissance.
Un homme augmenté capable de réfléchir cent fois plus rapidement qu’un homme normal pose un défi gigantesque. La question se pose déjà lorsque des pays moins peuplés peuvent mettre en échec des adversaires plus peuplés du seul fait de leur avance technologique (Israël face au monde arabe par exemple). Demain, si le « capital technologique » et l’ « humain » fusionnent totalement ce déséquilibre pourrait encore s’accroître. Il posera des questions d’ordre politique en temps de paix : une démocratie peut-elle fonctionner sur le principe fictif d’un vote par homme si les inégalités capacitaires et intellectuelles entre humains sont patentes ? Une théocratie peut-elle se revendiquer de Dieu si une partie de son peuple est immergée dans la science et a des velléités démiurgiques ? Une dictature peut-elle se maintenir si au lieu d’avoir un peuple plongé dans l’ignorance, le despote fait face à des oligarques techno-humains ?
En temps de guerre, les questions métaphysiques seront nombreuses. Au départ, l’homme augmenté sera vu comme un homme. Mais après trois ou quatre générations, un outillage de plus en plus intégré, faudra-t-il considérer qu’il y a une espèce humaine ou deux espèces ? Et quel droit appliquer ?
La réflexion sur l’homme et la machine surgit rituellement à chaque rupture technologique. La bombe nucléaire a fait comprendre à l’homme qu’un simple incident pouvait mener à l’autodestruction. L’IA, outil pensant, pourrait être à l’origine du même processus, sauf que cette fois-ci, l’homme n’est pas certain de contrôler longtemps le bouton d’arrêt.