Les récentes avancées russes en Ukraine donnent du fil à retordre à la Maison Blanche qui hésite à envoyer ses chasseurs au secours de Kiev. La Maison Blanche est de plus en plus mal à l’aise avec des sanctions antirusses qui n’ont pas encore prouvé leur efficacité et avec un peuple américain qui comprend de moins en moins l’implication si forte de l’administration Biden en Ukraine. Afin de mieux comprendre le rôle majeur des Etats-Unis dans la guerre russo-ukrainienne, et notamment celle de Joe Biden, nous nous sommes plongés dans le dernier livre de Nikola Mirković Le Chaos ukrainien. N. Mirković est contributeur au Dialogue depuis sa création. Il est également le Président de l’association Ouest-Est et a mené une dizaine de missions humanitaires au Donbass depuis le début de la guerre en 2014 et il s’y trouve pour une nouvelle mission au moment où nous écrivons ces lignes. Il a été un des seuls experts français à tirer la sonnette d’alarme sur ce qui allait se passer en Ukraine ce qui nous a encore plus donné envie de lire son livre : Le Chaos ukrainien. Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir ?
Loin de justifier l’invasion russe de l’Ukraine, qui n’est ni justifiable ni acceptable, ni même excusable par les « provocations » supposées des Etats-Unis, des Britanniques et des pays de l’OTAN, tant dénoncées dans le narratif auto-justificateur russe, Mirkovic n’en est pas moins le témoin oculaire d’un autre revers de la médaille, celle de la situation des Russes d’Ukraine dont l’existence est purement et simplement niée depuis 2014 par l’ultranationalisme ukrainien de l’Ouest qui a fini par prendre le pouvoir idéologique et militaire en Ukraine en poussant le président Zelenski – au départ favorable à un dialogue avec la Russie – à prendre un virage belliciste et jusqu’auboutiste qui est en fin de compte payé au prix fort de centaines de milliers de morts. Des morts Ukrainiens, tout d’abord, mais aussi russes, tous envoyés au charbon pour une guerre qui les dépasse largement et qui fait en fin de compte le jeu des intérêts anglosaxons, l’empire rival de l’empire russe. Cette réalité de « géopolitique globale », comme disent les stratèges américains, est hélas ignorée par ladite communauté internationale et les médias occidentaux aux récits moralisateurs et manichéens, mais elle est en fait l’une des causes, mais non la seule, car les penchants irrédentistes et prédateurs russes existaient dans une partie de la classe dirigeante russe post-soviétique, du conflit russo-ukrainien. Mirkovic nous rappelle la dimension la plus occultée par les médias et politiques occidentaux, à savoir la négation des aspirations des Russes de l’Est de l’Ukraine à préserver leurs droits culturels et historiques par un nationalisme ukrainien devenu de plus en plus radical depuis les années 2005, et qui a été instrumentalisé par des puissances extérieures qui se disputent le contrôle de cette partie stratégique et noeudale de l’Eurasie, ex-chasse gardée russe disputée par l’empire américain. On peut discuter la thèse en tant que facteur explicatif de la guerre, car personne ne peut affirmer que Poutine n’ourdissait pas secrètement un plan irrédentiste prédateur depuis les années 2000, mais en géopolitique, refuser un scénario ou un facteur explicatif (ce qui est différent de justificatif) par principe n’est pas une démarche scientifique, car, comme nous l’a enseigné Max Weber, la « sociologie compréhensive » nous oblige à analyser tous les facteurs et les « rationnalités » de chaque protagoniste, sans jugement et sans a priori, dans le cadre d’une « neutralité axiologique ».
En rappelant la souffrance des Ukrainiens russes de l’Est du pays, l’auteur alimente son ouvrage, Le chaos ukrainien, de récits et documents inédits qui éclaireront le lecteur sur une situation tragique ignorée par les médias mainstream. Le chaos ukrainien apporte un regard complémentaire fort utile pour que nos lecteurs puissent se faire une idée plus équilibrée de ce qui se passe dans cette partie du monde suppliciée par un des conflits les plus sanglants depuis la seconde guerre mondiale. On peut ne pas être d’accord avec toutes les conclusions de l’auteur, mais force est de reconnaître qu’il connaît le sujet de l’intérieur, et que contrairement à maintes commentateurs télévisuels, il est sur le terrain depuis près de 10 ans et parle ou comprend plusieurs langues slaves locales.
Le livre de Nikola Mirkovic ne va pas manquer de faire du bruit dans un univers géopolitique français qui a tendance à se laisser endormir par le consensus au lieu de privilégier le débat et l’analyse objective de la réalité. Dans Le Chaos ukrainien, Mirkovic narre l’histoire de la jeune Ukraine, née au XXè siècle, et explique à travers les faits et les hommes pourquoi ce pays, fragile dès sa création, a toujours été une zone pivot géographique et politique. L’auteur, franco-serbe, explique comment la tension est montée en Ukraine bien avant l’invasion russe de 2022 et pourquoi c’est précisément en Ukraine que se sont rencontrés deux courants de pensée que tout semble opposer. Selon Mirkovic, la Guerre froide ne s’est jamais réellement terminée en dépit de l’implosion soviétique : les Etats-Unis n’ont hélas pas profité alors de cet instant de paix pour calmer leurs ardeurs hégémoniques. Au contraire, Washington a tout mis en œuvre pour accroître son influence géopolitique, économique et idéologique au moment où les Russes post-soviétiques étaient affaiblis économiquement et perdus politiquement. Nikola Mirkovic décrypte en détails dans Le Chaos ukrainien les relations russo-américaines qui ont en fait évolué d’une situation au départ quasiment fraternelle dans les années 1990 pour devenir de plus en plus hostiles tout au long du XXIè siècle. L’expert en politique internationale explique également pourquoi l’Ukraine, qui signifie étymologiquement « confins militaire », n’a jamais aussi bien portée son nom. Pour Nicolas Mirkovic, la guerre russo-ukrainienne est en réalité une guerre américano-russe. Et son livre le démontre de façon quasi mathématique à la façon du géopolitologue et stratège Pierre Marie Gallois, pour qui l’analyse géopolitique se devait d’être implacable, logique, froide et multifactorielle.
Le Chaos ukrainien décrypte l’histoire de cet affrontement latent dont l’issue militaire était malheureusement devenue de plus en plus probable et inévitable. A travers de nombreux faits historiques, anciens et récents, Nikola Mirkovic expose la genèse de cette guerre à la fois russo-ukrainienne et russo-occidentale ou russo-atlantique, ainsi que les véritables raisons de son explosion en février 2022.
L’auteur, qui avait déjà écrit deux livres remarqués, L’Amérique empire et le Martyre du Kosovo, détaille également les enjeux majeurs de ce conflit qui dépassent en fait largement le cadre des frontières ukrainiennes et qui nous concernent en fait tous en tant qu’Européens et citoyens de tous les pays attachés à la préservation de la paix.
Les médias mainstream, qui ont tendance à ne se focaliser que sur l’aspect purement militaire et humanitaire des combats sévissant en Ukraine, laissent hélas selon l’auteur trop souvent de côté le volet économique, qui est peut-être le plus impressionnant dans le cadre de l’offensive de Vladimir Poutine. Développement des BRICS, dédollarisation, soft-power alternatif, création de nouvelles alliances… Nous découvrons dans Le Chaos ukrainien toute la partie immergée de la campagne russe dont le but n’est pas tant le gain de nouveaux territoires que le renversement d’un ordre américain atlantiste qui ne veut pas de concurrent. Bref, une guerre russo-ukrainienne qui cache en fait un immense choc global à la fois géostratégique, géoéconomique et civilisationnel entre, d’une part, les démocraties libérales occidentales atlantistes et globalistes, et, de l’autre, les nations souverainistes et multipolaristes désireuses de redéfinir les règles de l’ordre international édifié par les Occidentaux et leur « leader » les Etats-Unis depuis des décennies.
Le Chaos ukrainien ne verse ni dans le sentimentalisme ni dans la langue de bois. Il reste factuel et va droit au but, tout en se lisant comme un roman policier qui dévoile progressivement les véritables intrigues de la guerre ukrainienne.
En conclusion, Nikola Mirkovic, qui a effectué de nombreuses missions humanitaires dans le Donbass depuis 2014, propose des solutions de paix où la France, d’après lui, pourrait jouer un rôle majeur si elle osait à nouveau saisir sa chance dans la cadre d’une géopolitique et d’une diplomatie plus multipolaire, indépendante et « non alignée » que De Gaulle avait instaurée et qui, depuis le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN et depuis les présidences atlantistes Sarkozy, Hollande et Macron, semble avoir été abandonnée, au grand dam de la paix paneuropéenne, car la France pèse lourd au sein de l’UE, et sa voix aurait pesé face au va-t-en-guerrisme si Paris avait osé calmé les ardeurs bellicistes de la très démagogique Présidente de la Commission européenne Von Der Leyen ou d’autres américano-alignés et atlantistes invétérés. Plus qu’un manuel de géopolitique, Le Chaos ukrainien est également un manifeste en faveur de la paix et de la vérité, car la guerre russo-ukrainienne n’est pas la guerre en Irak ou en Libye… Elle peut très mal finir, et le déploiement ces jours-ci de missiles Iskander-M et d’ogives nucléaires tactiques en Biélorussie dans le cadre de l’accord de coopération sécuritaire et de défense russo-biélorusse, face aux « activités de l’OTAN dans la Région », a de quoi inquiéter… Véritable ouvrage de salubrité publique, pour paraphraser le général Gallois, ce livre est à mettre rapidement entre toutes les mains.
