11137 incendies volontaires divers, 5669 incendies de véhicules, 1061 destructions ou dégradations de bâtiments publics, 255 dégradations, attaques de postes de police et de gendarmerie, 728 membres des forces de l’ordre blessés dont 13 par arme à feu, 36 pompiers blessés (un décédé), 3173 interpellations… Voilà au 3 juillet, le bilan des émeutes qui se sont propagées comme une traînée de poudre dans un certain nombre d’agglomérations françaises, après la mort le 27 juin par arme à feu d’un jeune homme franco-algérien de 17 ans. Elles peuvent sembler – vues de loin – comme un écho des soulèvements qui avaient suivi la mort de Mohamed Bouazizi en Tunisie, 2011, ou celle de Georges Floyd aux Etats-Unis en 2020.
Il n’en est rien.
D’abord, parce que ces émeutes spontanées, si elles disent beaucoup de la France de 2023, n’ont pas de message politique.
La mort accidentelle de Nahel n’a rien d’un crime raciste, contrairement à ce qu’a pu affirmer le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. L’ONU ferait mieux de se concentrer sur son vrai job et de proposer un plan de paix en Ukraine. L’hypothèse la plus probable est que sous le coup du stress, un policier en opération qui coursait le jeune Nahel depuis trente minutes dans les rues d’une cité, ait fait un usage de son arme et tué accidentellement le jeune homme. Les émeutes qui se sont succédées ensuite n’ont pas porté, comme pour Floyd ou Bouazizi de revendication, à part la justice dans un premier temps mais tout ceci a rapidement tourné à la vengeance puis au chaos. En cela, elles n’ont rien à voir avec le phénomène des gilets jaunes qui avait secoué la France en 2018.
Si les conditions de la mort de Nahel ont pu être réunies, c’est d’abord du fait du sentiment d’impunité qui s’est développée dans une partie de la population et dont la victime semblait être pénétrée. Ce matin du 27 juin, Nahel conduisait (probablement sans permis) la voiture d’un tiers, une grosse cylindrée d’une couleur vive, immatriculée à l’étranger. Roulant à vive allure sur une voie réservée aux bus, il avait été pris en chasse par deux policiers, avait refusé de stopper son véhicule, brûlé un feu rouge, puis manqué d’écraser un piéton et un cycliste. Lorsque les policiers l’ont finalement rejoint, juste avant le tir fatidique, il avait déjà commis six infractions en quelques minutes. La question philosophique derrière est : comment stopper un individu qui ne respecte aucune règle s’il ne veut pas entendre raison ? Ce policier a eu une seconde pour réagir, et on connaît la suite.
Une démocratie mature, qui croit en l’éveil citoyen, à la résolution des conflits, à la seconde chance, voire à la troisième, est désemparée face à des masses qui refusent d’entendre le droit, parce qu’elles l’estiment illégitime.
En effet, si ces milliers de jeunes qui se sont spontanément mis à incendier, détruire ou piller après la mort de Nahel ne respectent pas l’ordre public, ce n’est pas parce qu’ils ignorent ce que cet ordre implique.
Dans les cités gangrénées par le narcotrafic, où un jeune de 15 ans peut gagner en une journée plus qu’un ouvrier, et où les dealers roulent en voiture de luxe, il existe un ordre : la loi du plus fort, qui veut que pour un regard de travers, une loyauté à un clan adverse, ou encore se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, un jeune puisse se faire défigurer, blesser ou tuer par le gang dominant. Cette loi-là, Nahel y aurait certainement obtempéré : jamais il n’aurait forcé le passage de fortune gardé par les vigiles des cités, car il aurait su que la riposte aurait été sanglante. En revanche, il a ri de la police et estimé qu’il pouvait la défier.
Le corollaire de cet état de droit alternatif, c’est que la hiérarchie sociale est fondée non pas sur le mérite ou le travail, mais la richesse, dans un écosystème alimenté par les trafics. Ces jeunes ne sont pas, contrairement à ce qu’espère l’extrême-gauche de Jean-Luc Mélenchon (qui y voit un nouveau lumpen prolétariat), des anti-capitalistes. Bien au contraire : ils adorent les grosses berlines, les montres de luxe, et les apparences de la richesse clinquante. Les émeutes ont servi de prétexte pour aller piller les grandes surfaces que les policiers étaient bien en peine de défendre, afin d’assouvir ces besoins.
Les marques ciblées correspondent à un profil sociologique particulier : des hard-discounters (Action, Lidl, Aldi, …), des supermarchés (Carrefour, Auchan…), des magasins spécialisés dans l’uniforme préféré des banlieues : le jogging de football (Nike, Zara, Foot Korner…) et des bijouteries.
Contrairement à ce que pense Éric Dupont-Moretti ou Emmanuel Macron, il ne s’agit pas seulement d’un phénomène de jeunes échappés de leur famille. La contre-culture de banlieue a ses propres codes : la mère de Nahel a ainsi enfourché une moto-cross sous les vivats de la foule rassemblée pour pleurer Nahel. A l’autre bout de la chaîne, on a vu à Marseille des parents piller les magasins avec les enfants. Rien d’étonnant que ces parents souvent ghettoïsés, se sentent plus solidaires de leurs enfants que de la République. Ils ont peut-être eux-mêmes participé quand ils étaient plus jeunes aux émeutes de 2005 qui avaient embrasé les banlieues. Ces dernières avaient commencé à Clichy-sous-Bois la suite de la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre 2005, électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique alors qu’ils cherchent à échapper à un contrôle de police.
Zyed, Bouna, Nahel : les consonnances africaines et maghrébines des victimes sautent aux yeux. Les images des émeutes de 2005 comme de 2023 parlent d’elles-mêmes : pour l’essentiel, les jeunes émeutiers sont issus de la France black et beur. Quant aux prisons françaises, un quart des détenus font le ramadan, d’après le ministre de la Justice. Le sociologue Farhad Khosrokhavar en 2004 avait évalué à 40 à 60% la part issue de l’immigration.
Plus inquiétant encore, la quasi-totalité des personnalités qui ont pris fait et cause pour Nahel sont les représentants de ces communautés invisibles : Kylian Mbappé, Paul Pogba, Jules Kaoundé, Aurélien Tchouaméni, Bakary Meïté, Omar Sy, Hamza, Jul, Kaaris, Kalash, PLK, Ronisia, Gazo, Josman, TIF, Kerchak, Naza…
La tentation à Droite est grande de globaliser et de considérer que la France arabo-musulmane et africaine serait en révolte contre la France blanche et raciste. Éric Zemmour a ainsi parlé de prodromes de la guerre civile, puis de guerre ethnique. Le gouvernement algérien, qui s’est immiscé dans les affaires de la France au prétexte de la binationalité de la victime, a aussi semblé donner corps à cette thèse en se déclarant « aux côtés des membres de sa communauté nationale » et demandé à la France d’exercer sa protection « à l’égard de ses ressortissants ».
La réalité est beaucoup plus complexe : le nombre d’émeutiers, s’il se compte en dizaines de milliers, ne peut représenter les millions de français d’origine étrangère qui non seulement ne sont pas descendus dans la rue, mais ont parfois été victimes des pillages, comme sur la Canebière à Marseille où la Provence interviewait Nacer et Karim, tenanciers d’un tabac. Si la religion semble totalement absente des revendications, il y a clairement une contre-culture qui s’est constituée, faite d’un mélange d’arabité mal assumée, de fascination pour la violence ethnique aux Etats-Unis et les cultures alternatives qui ont gravité autour (rap, style vestimentaire) et de détestation pour tout ce qui incarne la culture officielle, même quand elle rend service : les mairies, bibliothèques, trams brûlés peuvent en témoigner.
Au centre et à gauche, mal à l’aise avec le concept ethnique, on préfère parler de pauvreté, de relégation, ou encore culture du jeu vidéo. Ces mouvements politiques sont imprégnés d’anti-racisme pavlovien qui les paralyse à l’idée de reconnaître qu’un noir ou un arabe puisse mal faire, de peur de ressusciter le régime de Vichy. Toutes les causes sociales avancées sont exactes, les pillages démontrant que le sentiment de frustration financière joue un rôle. Reste que là encore, la ruralité française, bien moins lotie que les banlieues en termes d’allocation d’argent public (la fameuse politique de la ville), n’a pas brûlé ses cafés-poste. Je ne parle pas des milliers de jeunes qui jouent aux jeux vidéos ou regardent des films violents et ne sont pas descendus dans la rue. Si ces masses-là, qui par le passé ont pu s’opposer violemment au pouvoir (gilets jaunes en 2018, manifestations contre le CPE en 2006), ne l’ont pas fait c’est qu’elles ne se sont pas senties concernées par la mort de Nahel. La Gauche fait une totale abstraction du lien identitaire fort, de cette contre-culture dont j’exposais les codes en amont.
La différence par rapport à 2005 est l’explosion de la violence, avec un nouveau cap franchi lors de la tentative d’incendie de la maison du maire d’Haÿ-les-Roses à la voiture bélier lors d’une nuit d’émeute. Les insurgés s’enhardissent, testent les limites de ce qu’on leur laisse faire. Cette violence n’est cependant pas propre aux émeutiers : le même phénomène avait gangréné le mouvement des gilets jaunes ou les mouvements écolo-radicaux au barrage de Sivens (mort de Rémy Fraisse en 2014) ou à Notre-Dame-des-Landes (cocktails molotov). Un exemple de cette violence diffuse : quelques jours avant Haÿ-les-Roses, le maire de Toulouse a failli se faire lyncher en pleine fête de la musique par des soutiens des Soulèvements de la Terre, une organisation écolo-radicale qui venait d’être dissoute. Le climat est abrasif.
Face à cette violence, qui touche toute la société mais dont les masses des banlieues sont le pain quotidien, le péché du gouvernement est de chercher l’apaisement, qui ne sera jamais vu que comme une faiblesse, un « permis d’agir » par des individus qui ne reconnaissent que la loi du plus fort. A 17 ans, Nahel était déjà connu des forces de police, pour des refus d’obtempérer. Décrit comme un adolescent au « comportement exécrable, systématiquement dans la provocation, coutumier des délits » par la police, il avait pourtant, aux dires de son avocat, un casier vierge. La société l’a laissé dériver jusqu’au drame. Cherchez l’erreur.
Depuis quarante ans, les gouvernements successifs ont déversé des milliards en politique de la ville qui n’ont rien changé. Les ghettos sont toujours là, et désormais leurs habitants brûlent leurs propres équipements. Il y a bien évidemment des mesures de long-terme, mais à court-terme, c’est la violence légitime, celle de l’État, qui doit primer, pour que la peur change de camp. Est-ce que le Président Macron en est capable ? Rien n’est moins sûr.